Les européennes ne répèteront pas les régionales
Dans moins de deux mois, la France vivra sa deuxième épreuve
électorale de l’année. Ceux qui craignent l’ennui naissant
de la répétition doivent être rassurés. Le scrutin
européen du 13 juin se présente d’une toute autre manière
que la compétition régionale des 21 et 28 mars. Pour quatre
séries de raisons, l’élection en vue diffèrera fortement
de celle qui est désormais derrière nous.
Le premier facteur est tout bêtement chronologique. L’électeur
contemporain est devenu plus calculateur. Il se détermine aussi
en fonction du paysage politique dessiné par le scrutin précédent.
Les performances du PS aux élections régionales de 2004 doivent
beaucoup au remord éprouvé par nombre d’électeurs
de gauche après l’élimination de Lionel Jospin du second
tour de l’élection présidentielle de 2002. Ce sentiment de
culpabilité n’a plus désormais de raison d’être. La
gauche ayant retrouvé son rang et le PS sa dignité de principal
opposant, le besoin de faire bloc autour des socialistes a perdu de son
intensité. On peut même imaginer que la dimension tacticienne
joue en sens inverse pour le PS. Et que sa puissance retrouvée incite
des électeurs, au fond peu convaincus par ses thèses, à
corriger le tir en appuyant d’autres forces opposées au pouvoir
en place.
En second lieu, le mode de scrutin jouera en faveur d’une dispersion
accentuée des suffrages. L’élection européenne se
déroule à la représentation proportionnelle intégrale
alors que le dernier scrutin régional était lesté
d’une forte dose majoritaire. Certes, la réforme de 2003 a introduit
une modification qui n’est pas mineure. La compétition se joue dorénavant
dans le cadre de huit grandes circonscriptions régionales. Il en
résulte que le seuil nécessaire à l’obtention d’élus
n’est plus de 5% mais s’approche désormais de 10% des suffrages
exprimés dans la majorité des cas.
Il reste que tous les électeurs ne votent pas calculette en
main pour mesurer les effets de seuil. Le scrutin européen est traditionnellement
celui dans lequel l’éventail électoral s’ouvre le plus. L’absence
d’enjeu politique directement appréhensible favorise l’émergence
d’un vote d’opinion éclaté.
La fragmentation de l’offre électorale y contribuera.
C’est là un troisième facteur de différenciation entre
les régionales et les européennes. La gauche sera incomparablement
moins unie en juin qu’en mars. Les Verts présenteront partout leurs
propres listes avec l’ambition nullement dissimulée d’instaurer
un rapport de force rééquilibré avec le PS. Le scrutin
européen est souvent favorable aux écologistes qui ont l’avantage
d’être très sensibles à cet enjeu. De son côté,
le PCF est revigoré après ses résultats régionaux.
Il tente de s’inspirer de la démarche de Marie-George Buffet en
Ile-de-France pour bâtir des « listes de large union »
autour de lui.
La droite sera, elle lui, plus divisée le 13 juin. Non
seulement l’UMP fera face à la concurrence de l’UDF, mais elle devra
aussi résister aux entreprises « souverainistes ». Le
courant d’hostilité déclarée à la construction
européenne a su démontrer son influence lors des deux derniers
scrutins en raflant de 12 à 13% des voix. On se souvient que la
liste de Charles Pasqua avait même devancé celle de Nicolas
Sarkozy lors des européennes de 1999. Cette fois-ci, semble-t-il,
c’est Philippe de Villiers qui est le mieux placé pour occuper ce
créneau.
Les enjeux propres au scrutin forment un dernier vecteur d’originalité.
Aux régionales, le PS a pu miser avec profit sur une simple réaction
d’opposition au gouvernement. S’il se prête également aux
manifestations de mécontentement, le scrutin européen reste
influencé par une thématique spécifique. Or le PS
est le grand parti le plus mal à l’aise face aux questions européennes.
Les socialistes sont très profondément divisés face
au projet de constitution élaboré sous la houlette de Valéry
Giscard d’Estaing. Certains d’entre eux y voient la figure du libéralisme
honni tandis que d’autres privilégient les avancées institutionnelles.
La question de l’entrée de la Turquie dans l’Union, qui risque d’occuper
une place de choix dans les débats, fait également l’objet
d’hésitations socialistes. Certes, sur ce sujet, l’UMP est elle
aussi gênée, le tournant pris par Alain Juppé contredisant
les engagements passés de Jacques Chirac.
Le contexte national laisse présager que la droite restera
à la peine le 13 juin, l’efficacité électorale de
l’opération Raffarin III étant plus que douteuse. Mais les
caractéristiques de la bataille européenne empêcheront
sans doute le PS de demeurer en majesté. Ses résultats pourraient
invalider certaines lectures simplistes du verdict des 21 et 28 mars en
relativisant la spectaculaire résurrection socialiste. Au grand
dam de ceux qui, plus que jamais, ne veulent voir dans le 21 avril 2002
qu’un pur accident conjoncturel.
L'Europe, symbole d'un avenir inquiétant
De tous les pays de l’Union européenne, la France est celui
où le processus d’élargissement suscite le plus de craintes.
C’est ce qui ressort très clairement de la dernière enquête
de l’Eurobaromètre (1). Le principe même de l’adhésion
de « nouveaux pays » n’y est soutenu que par 34% des Français,
55% y étant défavorables. Les opinions publiques apparaissent
majoritairement hostiles à l’élargissement dans quatre autres
pays de l’Union (Allemagne, Royaume-Uni, Autriche, Belgique) mais avec
une marge qui ne dépasse jamais quatre points. Il y a bel et bien
une exception française face aux nouvelles frontières de
l’Europe. Au cours des dernières années, selon la même
source, la méfiance des Français à l’égard
de l’élargissement de l’Union s’est singulièrement renforcée.
De même, la France est de loin le pays où la proportion de
ceux qui pensent que « l’Union ne devrait s’élargir à
aucun pays supplémentaire » est la plus élevée
(41% contre 25% en moyenne).
Ces données confirment les craintes exprimées par
Pascal Lamy. « Les Français se sentent désemparés
à l’approche d’un élargissement dont ils ne comprennent pas
le sens », écrivait le commissaire européen l’année
dernière (2). Car ce n’est pas l’arrivée de la Lettonie ou
même de la Pologne qui les inquiète. Leur avis est généralement
positif lorsque la question posée porte explicitement sur les dix
nouveaux pays membres de l’Est européen. Une enquête récente
(3) montre que 62% des personnes interrogées (contre 36%) se déclarent
« pour » cet élargissement-là.
Ce qui est en cause, c’est le processus même d’un élargissement
qui transforme l’Union d’un petit club de voisins en un regroupement de
cousins de plus en plus éloignés. Ici, le spectre de l’entrée
en Europe de la Turquie, pays majoritairement musulman de quelques 70 millions
d’habitants, hante les esprits. Toutes les enquêtes concluent à
l’hostilité d’une majorité de Français à cet
élargissement eurasiatique : 52 % selon l’Ifop (4) et 56% d’après
Ipsos (5). Les hésitations d’une fraction notable de la classe politique
sur ce sujet, longuement abordé hier par Jacques Chirac, ne peuvent
qu’aviver les interrogations de l’opinion. Au fond, l’incertitude planant
sur la frontière orientale de l’Union renvoie à la crainte
d’une dilution de son identité. Au-delà de la question turque,
c’est bien le flou du devenir de l’aventure européenne qui nourrit
les craintes et les préventions.
Reste à comprendre pourquoi ces peurs sont particulièrement
répandues en France. L’explication réside sans doute dans
la fameuse petite phrase de François Mitterrand : « La France
est notre patrie, l’Europe est notre avenir ». La construction européenne
devient alors le symbole du futur. Plus celui-ci est redouté et
plus les réactions europhobes se manifestent. C’est ce que confirme
la sociologie des attitudes face à l’Europe. Les plus méfiants
à son égard sont régulièrement les personnes
les plus âgées, les moins éduquées, aux revenus
les plus modestes. A l’inverse, l’europhilie est l’attitude de ceux qui
sont confiants dans leur propre avenir. Très logiquement, sa vivacité
dépend aussi de la conjoncture économique. Lorsque les anticipations
deviennent négatives, le sentiment pro-européen se rétracte
mécaniquement. C’est ce qui s’est passé dans la dernière
période, une majorité absolue de personnes interrogées
s’attendant à ce que leur situation se détériore l’année
prochaine selon l’Eurobaromètre. Or la France semble à nouveau
broyer du noir : d’après le baromètre Sofres (6), pas moins
de 78% des sondés estiment que « les choses ont tendance à
aller plus mal » dans le pays.
En dépit du plaidoyer élyséen, les élections
européennes du 13 juin se dérouleront dans un climat porteur
pour ceux qui, comme Philippe de Villiers, excellent dans l’art d’exploiter
les peurs françaises. Au-delà, le débat sur la future
constitution s’annonce périlleux pour le camp européiste.
L’opinion, comme il est naturel, réclame un référendum.
Son issue serait très ouverte. Il ne faut pas se laisser impressionner
par les sondages qui laissent augurer d’une ratification populaire : 57%
des Français voteraient « oui » selon CSA (7). Mais
on se souvient que les enquêtes d’opinion ont longtemps indiqué
une large approbation d’un traité de Maastricht alors que le «
oui » ne l’a finalement emporté que d’une courte tête.
(1) Commission européenne, « Eurobaromètre »
n°60-1, automne 2003.
(2) Pascal Lamy, « Les Français et l’Europe », dans
SOFRES, « L’état de l’opinion 2003 », Seuil, 2003.
(3) Sondage CSA-La Croix réalisé du 20 au 22 avril 2004.
(4) Enquête Ifop-Parlement européen-Le Figaro, mai 2003.
(5) Enquête Ipsos-Figaro Magazine, juin 2003.
(6) Sondage TNS-Sofres-Figaro Magazine réalisé les 21
et 22 avril 2004.
(7) Sondage CSA-France Europe Express, France Info réalisé
les 21 et 22 avril 2004.
Vers un vote sanction moins spectaculaire
A première vue, rien ne bouge. Un mois avant le scrutin
européen du 13 juin, les enquêtes d’intentions de vote révèlent
un paysage politique plutôt figé. Les grands équilibres
électoraux ne semblent pas avoir été modifiés
depuis les régionales de mars dernier. Les listes de la gauche parlementaire
obtiendraient 40% des voix (1), retrouvant le niveau atteint par ces forces
le 21 mars. Avec 36,5%, celles de la droite classique ne perdraient qu’un
point et demi, profitant d’un repli de même ampleur de l’extrême
droite. Au total, l’ensemble des voix de gauche resterait autour de 45%
des suffrages.
L’électeur a peu de raison de changer radicalement d’état
d’esprit. Le Premier ministre est resté et les ajustements gouvernementaux
tiennent plus du contre-feu que d’une orientation nouvelle. Pour autant,
le désormais célèbre vote-sanction s’annonce moins
spectaculaire qu’il y a deux mois. Les Français paraissent peu mobilisés.
Selon TNS-Sofres (2), seulement 39% des personnes interrogées se
déclarent « intéressées » par l’élection
européenne alors que ce chiffre s’élevait à 43% pour
les régionales à une période comparable. Et les enjeux
théoriques du scrutin devraient mieux retenir leur attention. D’après
Ipsos (3), 39% des sondés disent vouloir voter « avant tout
en fonction de la situation politique française » alors qu’ils
étaient 47% dans ce cas pendant la campagne régionale.
Les caractéristiques même de la bataille européenne
atténueront les effets du prévisible vote-sanction alimenté
par le mécontentement ambiant. Le mode de scrutin proportionnel
favorisera l’émiettement des suffrages. Un phénomène
qui nuira aux grandes formations, PS compris. Par ailleurs, l’absence d’un
second tour privera l’opposition de la dynamique d’amplification qui l’avait
si bien servie le 28 mars.
Au démarrage de la campagne, le PS semble toutefois confortablement
installé en tête de la course. Crédité de 26
à 30% des intentions de vote, il serait en passe de réaliser
son meilleur score de toute l’histoire des élections européennes.
Dans ce scrutin traditionnellement difficile pour eux, les socialistes
n’ont jamais dépassé les 23,6% des suffrages exprimés
recueillis en 1989. Cette fois-ci, ils ne sont pas menacés par une
personnalité charismatique comme ce fut le cas en 1999 (Daniel Cohn-Bendit)
et surtout en 1994 (Bernard Tapie). Leur principale concurrence vient des
listes écologistes, ce qui explique peut-être la prise de
position du PS en faveur du mariage homosexuel. Or les Verts, jaugés
entre 7 et 10% des voix, peinent à retrouver leur score d’il y a
cinq ans. Et ce n’est pas le PCF – de 4 à 5% des intentions de vote
– qui devrait faire beaucoup d’ombre au PS.
Sur la ligne de départ, l’UMP est loin derrière
le principal parti d’opposition. Estimé entre 17 et 20% des suffrages
potentiels, le parti (post-)présidentiel s’attend à un combat
difficile. La campagne pourrait toutefois lui permettre de réduire
l’écart que le sépare des socialistes. L’UMP a l’avantage
d’être plus au clair que le PS sur les deux principales questions
européennes de la période : la constitution et l’entrée
de la Turquie dans l’Union. En clarifiant sa ligne, fut-ce au prix de contradictions
avec Jacques Chirac, cette formation coupe également l’herbe sous
les pieds de l’UDF. Celle-ci ne se distingue plus de l’UMP que par une
foi européiste plus ardente. Crédité de 9 à
10%, le parti de François Bayrou reste dans les eaux de son influence
de 1999.
L’affaiblissement du souverainisme est un autre fait marquant.
La décision de Jean-Pierre Chevènement de ne pas participer
à la compétition européenne en est un premier signe.
Quant au souverainisme de droite, il est désormais scindé
en deux. Or les listes de Philippe de Villiers (5 à 6% des intentions
de vote) et celles de Charles Pasqua (2 à 3%) sont apparemment loin
d’occuper l’espace de leur entreprise commune d’il y a cinq ans (13% des
voix). La campagne leur sera sans doute profitable. Mais l’opinion semble
désormais juger la construction européenne comme un fait
accompli qu’il est vain de combattre. Les forces hostiles à «
Bruxelles » (extrême gauche, PCF, CPNT, MPF, RPF, extrême
droite) ne recueillent qu’un tiers des intentions de vote contre 41% lors
du scrutin de 1999.
Les extrémismes paraissent contenus. Avec 11 à
13% des voix intentionnelles, le FN serait en recul par rapport aux régionales
même s’il progresserait au regard du dernier scrutin européen
où il avait payé au prix fort la scission de Bruno Mégret.
L’extrême gauche (4 à 6%) retrouverait, quant à elle,
son score d’il y a cinq ans. Reste que ce tableau d’ensemble est sans doute
trop sage pour être totalement convaincant. Le scrutin européen
réserve toujours une surprise non détectée par les
sondages.
(1) Intentions de vote moyennes calculées à partir des
dernières enquêtes réalisées par BVA, CSA, Ifop,
Ipsos et TNS-Sofres dans une période allant du 27 avril au 7 mai.
(2) Enquête réalisée pour LCI, RTL et Le Monde
du 28 au 30 avril.
(3) Enquête réalisée pour Le Point le 7 mai.
Un scrutin régional, national et européen
Alors qu’elle se rapproche à grand pas, l’élection
européenne du 13 juin demeure insaisissable. Le caractère
déroutant de ce scrutin tient à la fois à des considérations
de forme et de fond. Au rang des premières, on retiendra l’effet
délétère du nouveau mode de scrutin. Depuis l’instauration
de l’élection du Parlement européen au suffrage universel,
les Français ont voté à cinq reprises consécutives
selon une règle du jeu simple et claire : la représentation
proportionnelle sur listes nationales. Cette année, ils éliront
leurs députés européens dans le cadre de huit gigantesques
circonscriptions regroupant une à cinq régions.
La règle reste celle de la proportionnelle, mais cette
modification d’échelle change beaucoup de choses. Son effet principal
est de briser la dynamique d’une campagne nationale. La bataille européenne
n’est plus le théâtre d’un affrontement entre têtes
de listes bien identifiées par les médias. C’était
précisément l’un des buts recherchés par les initiateurs
de cette réforme. Sachant à quel point le tournoi européen
peut être cruel, Alain Juppé n’avait guère envie d’être
contraint d’y rompre des lances. La loi électorale votée
en avril 2003 avait pour objectif de contribuer à dénationaliser
et dépolitiser le scrutin. Mission en partie accomplie. L’élection
européenne n’est plus autant qu’hier nationale sans être pour
autant devenue vraiment européenne. Force est de constater que la
dénationalisation de la bataille n’a guère stimulé
l’attention que lui portent les grands médias.
La seconde conséquence du nouveau mode de scrutin est
de marginaliser les petits partis. L’élection européenne
était autrefois une aubaine pour eux. Grâce à un ticket
d’entrée de 5% des suffrages exprimées, la porte de la représentation
parlementaire leur était ouverte. C’en est fini. La création
de circonscriptions régionales engendre un redoutable effet de seuil
: il faudra désormais entre 7 et 14% des voix, selon les endroits,
pour décrocher un élu. L’UMP et le PS seront les grands bénéficiaires
d’une manœuvre qui a indigné toutes les autres forces. La nouvelle
règle n’est guère de nature à favoriser la participation
de ceux des électeurs qui se situent à l’écart des
deux grandes formations gouvernementales.
Au regard de ces inconvénients, cette réforme électorale
ne peut même pas être créditée de l’avantage
que lui attribuent ses promoteurs. Ceux-ci nous ont expliqué qu’elle
permettrait de rapprocher le parlementaire européen de ses électeurs.
L’immensité des circonscriptions européennes ruine l’argumentation.
L’électeur de Roanne (Loire) et celui de Sartène (Corse-du-Sud)
se sentiront-ils plus proches de Michel Rocard, candidat en bonne position
dans la circonscription Sud-Est où ils votent ensemble ? On souhaite
encore bien de l’agilité politique à l’élu européen
de « Massif central-Centre » qui devra défendre avec
une égale vigueur les intérêts des Beaucerons et ceux
des petits paysans du Cantal. Tout cela a d’autant moins de sens que, comme
l’a fait remarquer l’excellent député européen Jean-Louis
Bourlanges (UDF), la notoriété est nationale ou locale, jamais
« méga-régionale ». Au reste, l’électeur
aurait pu se sentir plus maître de ses choix s’il avait eu la possibilité,
comme en Belgique ou en Italie, de pratiquer un « vote préférentiel
» en faveur de certains candidats. Mais, en France, les appareils
politiques veillent au grain.
L’opacité de l’enjeu du scrutin du 13 juin n’arrange pas
les choses. La situation actuelle est nettement plus confuse que celle
qui prévalait en mars dernier. Les élections régionales
étaient alors clairement devenues prétexte à une condamnation
de la politique gouvernementale. Aujourd’hui, les acteurs ne savent plus
trop sur quel pied danser. Au fil de ses déclarations, le PS invite
ainsi au renouvellement du « vote-sanction » ou bien à
l’approbation de son projet impressionniste d’« Europe sociale ».
L’hésitation des socialistes tient à ce qu’ils sont conscients
de l’impossibilité de rééditer leur exploit de mars
mais aussi de la relative faiblesse de leur argumentation européenne.
En face, l’UMP pratique également une forme de double discours.
Le parti majoritaire développe sa propre thématique européenne,
mais Jean-Pierre Raffarin entend bien, cette fois-ci, ne pas sous-estimer
la dimension politique du scrutin.
A la fois régional, national et européen, le scrutin
du 13 juin est profondément hybride. De quoi laisser de marbre une
notable fraction de l’électorat. On sait le vote européen
généralement peu mobilisateur. En 1999, 53% des Français
s’étaient réfugiés dans l’abstention. Un réveil
civique est loin d’être assuré. D’autant que le désintérêt
des citoyens pour cette élection est presque un phénomène
européen ! Rares sont les pays de l’Union où le renouvellement
du Parlement de Strasbourg déchaîne les passions. La construction
européenne reste finalement d’ordre plus historique que politique.
Une majorité de centre droit au Parlement de Strasbourg
C'est un scrutin historique qui se déroulera
du 10 au 13 juin. Les Européens participeront à la plus grande
élection transnationale de tous les temps, une consultation démocratique
de dimension pratiquement continentale. Et pourtant, ils boudent.
Il n'y a pas qu'en France que la campagne européenne
se heurte au désintérêt des électeurs. Une épaisse
ignorance entoure ce scrutin. A un mois de l'échéance, seulement
37 % des électeurs de l'Union savaient que le Parlement européen
serait renouvelé en ce mois de juin (1). Pas plus de 40 % d'entre
eux connaissaient le nombre exact d'Etats membres de l'Union élargie.
Cette méconnaissance touche même les citoyens des nouveaux
pays membres. Seulement 43 % d'entre eux savent qu'ils viennent de rejoindre
un club de vingt-cinq pays.
Des taux d'abstention élevés d'un
bout à l'autre de l'Union sont à prévoir. Avant le
démarrage de la campagne, 45 % des électeurs se déclaraient
« certains d'aller voter ». Les chiffres vont de 20 % en République
tchèque jusqu'à 76 % en Belgique. Notons encore que le pourcentage
de votants présumés est inférieur à 50 % dans
sept des dix nouveaux pays membres. Le scrutin de 2004 se traduira probablement
par la poursuite de la baisse de la participation électorale que
l'on constate régulièrement à toutes les consultations
européennes (de 63 % en 1979 à 50 % en 1999).
Cette atonie démocratique a une raison simple.
En dépit de l'approfondissement de la construction européenne,
le renouvellement du Parlement de Strasbourg ne parvient pas à devenir
un enjeu en tant que tel. Dans la plupart des pays, l'élection européenne
n'en est pas vraiment une. Elle est considérée comme un scrutin
mineur. Détournée de son objet théorique, elle permet
souvent aux électeurs de lancer un avertissement sans frais à
leurs gouvernants du moment.
A partir de cette constatation, deux politologues
se sont risqués, il y a plus d'un an, à prévoir la
composition du futur Parlement. Simon Hix, professeur à la London
School of Economics and Political Science, et Michael Marsh, du Trinity
College de Dublin, annoncent ainsi un renforcement de la majorité
de centre droit (2). Leur modèle est basé sur les résultats
antérieurs aux élections nationales et européennes
ainsi que sur la position des différents partis par rapport au pouvoir
en place. Il ne fait appel aux sondages que dans les cas exceptionnels
où ces références sont inutilisables. Et leurs auteurs
se flattent de pouvoir grâce à lui reconstituer avec une précision
de 92 % toutes les élections précédentes. Si ce résultat
ne préjuge pas des performances à venir, l'état actuel
des intentions de vote dans les pays de l'Union aboutit à des projections
assez proches de celles du rapport Hix-Marsh.
A l'en croire, le grand groupe de centre droit du
PPE (Parti populaire européen) renforcerait sa domination, remportant
de 255 à 327 des 732 sièges de la nouvelle assemblée.
Son homologue de gauche du PSE (Parti socialiste européen) serait
loin derrière, avec 197 à 244 sièges. En point moyen,
le PPE est estimé à 285 députés contre 217
au PSE. Avec le groupe libéral crédité de 73 sièges
et le groupe UEN (Union pour l'Europe des Nations), la droite aurait la
majorité absolue au Parlement.
On s'acheminerait même vers un léger
glissement à droite de l'assemblée de Strasbourg. Ce résultat
peut paraître surprenant si l'on songe que le vote-sanction devrait
favoriser la gauche dans une Union où la majorité des gouvernements
penchent à droite. Mais les nouveaux équilibres seront d'abord
influencés par le rejet dont souffrent des gouvernements classés
à gauche dans trois grands pays. En Allemagne, les sociaux-démocrates
devraient payer l'ardeur réformiste de Gerhard Schröder. En
Grande-Bretagne, les travaillistes subiront sans doute les effets de l'engagement
militaire en Irak décidé par Tony Blair. Enfin, en Pologne,
la grogne antigouvernementale devrait coûter de nombreux sièges
aux sociaux-démocrates. Dans de rares pays, comme en Espagne et
en Grèce, un « état de grâce » protège
le camp récemment arrivé au pouvoir. Au profit de la gauche
dans le premier cas et de la droite dans le second.
L'existence de majorités à géométrie
variable au sein du Parlement européen conduit toutefois à
relativiser le rapport de forces droite/gauche. Sur les questions économiques,
conservateurs, démocrates chrétiens et libéraux votent
généralement ensemble. Sur certains problèmes sociaux,
socialistes et démocrates-chrétiens se retrouvent. Et les
enjeux environnementaux aboutissent souvent à des convergences entre
socialistes et libéraux. Le visage du futur Parlement européen
n'est pas réductible à des projections mathématiques.
(1) Eurobaromètre Flash 161, TNS-Sofres/EOS Gallup Europe, 5-16
mai 2004 : www.eosgallupeurope.be
(2) Simon Hix, Michael Marsh, « Predicting the Future - The Next
European Parliament », Burson Marsteller, 2004 : www.bmbrussels.be,
rubrique « what's new »
Les choix des tout derniers jours
Les campagnes les plus courtes ne sont pas forcément les
meilleures. En France, le scrutin européen du 13 juin aura été
privé de vivifiants débats. Les principaux leaders politiques
ont souvent attendu la dernière ligne droite pour se manifester.
Après avoir passé deux semaines à donner des cours
à l’université de Chicago, Laurent Fabius a tenu meeting
le 7 juin en Normandie. Jean-Pierre Raffarin n’aura participé qu’à
une seule réunion publique, hier soir à Paris. De même,
Nicolas Sarkozy s’est-il limité à une apparition de campagne,
le 9 juin à Clermont-Ferrand.
Les médias n’ont guère été plus audacieux.
Certains poids lourds de l’audiovisuel ont traité cette campagne
avec une remarquable discrétion au prétexte d’un désintérêt
des Français précisément entretenu par leurs propres
choix. Le cru 2004 des élections européennes a enfin souffert
d’un effet de calendrier. Moins de trois mois après les scrutins
régionaux et cantonaux, une certaine lassitude civique se fait sentir.
On n’ose imaginer ce qu’il en sera en 2007 lorsque présidentielles,
législatives et municipales s’enchaîneront dans un ordre encore
incertain.
Tout cela laisse augurer une abstention de taille. D’après la
dernière enquête Gallup-Europe, le taux de participation estimé
est passé, de mi-mai à début juin, de 53% à
50% en France alors qu’il augmentait légèrement dans l’ensemble
de l’Union (49% à 52%). La mesure des intentions de vote est inévitablement
fragilisée par cette absence de mobilisation électorale.
Les chiffres publiés par les instituts doivent être interprétés
avec d’autant plus de prudence que la courte durée de la campagne
effective multiplie les choix tardifs. C’est dans les tous derniers jours
que nombre d’électeurs prendront conscience de l’enjeu et se détermineront.
Les intentions de vote mesurées depuis le mois d’avril n’ont
d’ailleurs véritablement bougé que ces dernières semaines.
L’évolution la plus frappante concerne les listes de l’UMP. Le parti
qui contrôle l’exécutif et détient une majorité
absolue dans les deux assemblées du Parlement semble promis à
une nouvelle contre-performance. Sa cote est descendue au-dessous des 20%
pour se rapprocher de la barre des 15%. L’extrême prudence d’Alain
Juppé, dont l’ambition affichée n’était que de faire
mieux qu’en 1999 (12,9% pour la liste Madelin-Sarkozy), n’était
pas superflue. Dimanche soir, l’UMP risque d’avoir à utiliser l’échelle
humoristique de François Baroin : « A 13%, c'est un succès,
à 14%, une victoire, à 15%, un triomphe, à 16%, c'est
l'extase ».
A droite, les vents sont plus favorables aux listes clairement situées
dans la thématique européenne. François Bayrou pourrait
être récompensé d’avoir déployé le drapeau
de ses convictions europhiles en franchissant la barre des 10% des suffrages
exprimés. A l’opposé, Philippe de Villiers est cette fois-ci
le principal bénéficiaire du vote critique à l’égard
de la construction européenne. Les listes du MPF devraient se situer
au-dessus de 5%, ce qui ne sera pas le cas de celles du RPF de Charles
Pasqua.
L’affaissement des intentions de vote en faveur du Front national est
spectaculaire dans les dernières enquêtes d’opinion. Le parti
d’extrême droite est désormais évalué en dessous
de 10% par certains instituts. Il pourrait être devancé par
l’UDF. Le FN souffre essentiellement de l’apathie du corps électoral.
Ce n’est pas un hasard s’il réalise ses meilleurs scores à
l’élection présidentielle, le scrutin le plus mobilisateur.
La fraction la plus populaire et la moins politisée de son électorat
boudera sans doute les urnes le 13 juin. Qui plus est, le parti de Jean-Marie
Le Pen subit ici de la concurrence des listes Villiers et Pasqua.
A gauche, le PS domine de très haut le paysage électoral
même si son niveau est sans doute surestimé dans les intentions
de vote. Le principal parti d’opposition profite de l’absence de dynamique
dont souffrent ses partenaires. Les Verts ne paraissent pas avoir gagné
de terrain alors que la compétition européenne leur est souvent
favorable. Le PCF stagne autour de la barre des 5%, et se trouve menacé
d’une douche froide après ses résultats encourageants des
dernières régionales. Quant à l’extrême gauche
trotskiste, elle se situe dans sa zone d’influence habituelle. Par rapport
aux chiffres des sondages, beaucoup de listes verront enfin leur score
grignoté par l’émiettement dû à la multiplication
des candidatures. En métropole, les électeurs auront le choix
entre 18 et 28 listes selon les régions.
Quatre leçons pour deux scrutins
Au-delà de leurs singularités, les scrutins régional
et européen convergent suffisamment pour que l’on tire quelques
leçons de la séquence électorale qui vient de s’achever.
Le paysage politique de 2004 contraste étonnamment avec celui de
2002. Après le fameux 21 avril, la gauche était sonnée,
le PS assommé tandis que la droite se réunifiait et que le
Front national apparaissait de plus en plus menaçant. Ce tableau
est désormais obsolète.
La gauche a tout d’abord repris l’avantage en deux ans de gouvernement
Raffarin. L’avance de l’opposition parlementaire sur la majorité
fut à peu près du même ordre au premier tour des régionales
de mars et lors des européennes de juin : respectivement 5,3% contre
4,9%. En ce printemps 2004, la gauche est électoralement majoritaire.
Elle a d’ailleurs franchi la barre des 50% des suffrages exprimées
au second tour des régionales. Le plus inquiétant, pour la
droite, est sans doute la profonde fâcherie qui s’est installée
entre elle et les couches populaires. Le sondage réalisé
le 13 juin à la sortie des bureaux de vote par CSA (1) indique que
seulement 4% des ouvriers ont voté UMP et 9% UDF contre 31% pour
le PS. Chez les employés, la situation n’est guère plus équilibrée
: 16% pour l’UMP, 5% pour l’UDF et 34% pour le PS.
Second enseignement, le Parti socialiste est plus que jamais
le môle de toute la gauche. Aux régionales, le parti de François
Hollande avait réussi à rassembler autour de lui une large
partie de l’ancienne « gauche plurielle ». Aux européennes,
il a spectaculairement démontré sa prédominance. Le
PS a recueilli environ les deux-tiers des voix de gauche. En dépit
de la règle proportionnelle, il a réussi à rester
le vecteur essentiel de l’hostilité à la politique du pouvoir.
Tout se passe comme si Hollande s’inspirait de l’ancienne stratégie
mitterrandienne du « parti attrape-tout ». En soutenant toutes
les contestations sociales, le PS prive d’autant plus d’espace le PCF que
celui-ci a largement abandonné son originalité marxiste-léniniste.
En se portant aux avant-postes du modernisme sociétal, les socialistes
étouffent aussi les écologistes. A partir du moment où
ses principaux présidentiables se prononcent en faveur du mariage
homosexuel, par exemple, il ne reste plus aux Verts que la voie de la surenchère
activiste pour exister.
A l’opposé, côté droite, ce sont les forces
centrifuges qui l’emportent. L’entreprise consistant à réunir
dans une même formation les différents tempéraments
de la droite française a clairement échoué. L’UMP
a reçu moins de la moitié des voix qui se sont portées,
le 13 juin, sur les listes issues de la majorité parlementaire.
Les régionales et les européennes ont conforté la
démarche autonomiste de l’UDF qui représente aux alentours
de 10% des électeurs. L’insuccès du parti unique de la droite
n’est pas étranger au caporalisme d’Alain Juppé. Le président
de l’UMP a compris trop tardivement que la cohabitation des sensibilités
conservatrice, libérale, gaulliste ou encore centriste en son sein
passait par la reconnaissance des courants. Le parti présidentiel
sera désormais confronté aux défis cumulés
des rivalités internes et des concurrences externes.
La quatrième leçon du printemps 2004 concerne l’extrême
droite. Avec le recul, le 21 avril 2002 commence à apparaître
comme une sorte d’apothéose sans lendemain pour Jean-Marie Le Pen.
La dynamique frontiste semble enrayée alors même que certains
fléaux sociaux qui la nourrissaient demeurent. Le FN ne progresse
plus. Aux régionales, il a retrouvé à peu près
son score de 1998. Aux européennes, le Front a progressé
par rapport à sa contre-performance de 1999, pour cause de dissidence
mégrétiste, mais n’a pas retrouvé ses niveaux de 1994
et 1989. Or un parti protestataire qui n’avance pas tend à reculer.
Lors des deux scrutins de 2004, le FN régresse significativement
dans ses zones de forces comme PACA ou l’Alsace.
L’influence de l’extrême droite demeure un kyste dans la
démocratie française. Mais la formation qui a émergé
sur l’échiquier politique il y a vingt ans, lors des européennes
de 1984, donne des signes de fatigue. Le Pen mène ses derniers combats
et prépare bien mal sa succession. Un certain flottement idéologique
se fait jour qui se manifeste par les tiraillements de plus en plus ouverts
entre des rénovateurs regroupés autour de Marine Le Pen et
des traditionalistes proches de Bruno Gollnish.
Si 2004 redessine 2002, il serait aventureux de croire que 2004
préfigure 2007. La fluidité des rapports de force politiques
n’a pas fini de faire sentir ses effets. Le balancier de l’alternance semble
pourtant de nouveau en mouvement. Selon une règle bien établie
depuis un quart de siècle, les élections servent à
gagner le pouvoir mais le pouvoir sert à perdre les élections.
Le scrutin du 13 juin a montré que le rejet des gouvernants était
un phénomène transnational. La manie de sortir systématiquement
les sortants obéit à une forme de rationalité : en
multipliant les expéditions punitives, les électeurs fragilisent
le pouvoir en place. Une manière de le dissuader de trop les mécontenter.
Eric Dupin
(1) Enquête réalisée le 13 juin 2004 par CSA / SFR pour France 3 / Radio France effectué à la sortie des bureaux de vote auprès d’un échantillon national représentatif de 4 021 personnes venant de voter aux élections européennes.