Paru dans « les Echos » du 23 avril 2002
Une violente crise de la représentation politique
Avouons d’emblée avoir été pris
de court par la profondeur de la crise démocratique qui ébranle
la France. Si la faiblesse du couple Chirac-Jospin était perceptible
dés le début de cette étrange campagne et si la montée
du vote protestataire a été soulignée ici même,
la force du rejet manifesté par le corps électoral n’a pas été
anticipée. Au-delà des faiblesses incontestables des enquêtes
d’opinion, cette surprise renvoie au fossé profond qui s’est creusé
entre la « France réelle » et sa représentation
médiatique et politique. Le coup de tonnerre du 21 avril est aussi
le symptôme d’un dangereux divorce entre ce que pensent les Français
et ce que disent ceux qui parlent en leur nom.
Le premier tour des présidentielles est le signe
d’une violente crise de la représentation politique en France. Pour
en mesurer l’ampleur, partons des chiffres. Sur 40 millions d’inscrits en
métropole, 11 millions se sont abstenus. Tous ceux qui ont failli à
leur devoir électoral ne sont pas des contestataires – vacances obligent
– mais cette nouvelle étape dans les grève des urnes est bien
le signe d’une anomie démocratique. D’autant plus que près
d’un million de votants (3,4% de ceux qui sont passés par l’isoloir)
ont choisi un bulletin blanc ou nul. Voici déjà 12 millions
de Français qui, d’une manière ou d’une autre, ont refusé
de choisir entre les seize candidats en lice.
L’examen du vote de ceux qui se sont prononcés n’est
pas plus rassurante pour l’état de santé de la démocratie
française. Au total, l’extrême droite a rassemblé 5,5
millions d’électeurs (19,4% des suffrages exprimés) et l’extrême
gauche 3 millions (10,5%). Si l’on ajoute le 1,2 million de voix qui se sont
portées sur Jean Saint-Josse – énonçant une critique
explicite du jeu politique actuel – on parvient à un total d’environ
10 millions de Français qui ont émis un vote « protestataire
». L’addition des « refus de vote » (12 millions) et des
« votes de refus » (10 millions) forme une majorité du
corps électoral : 22 millions de Français sur 40. Un chiffre
impressionnant au regard du total de voix recueillies par les deux «
favoris » attendus du scrutin : à eux deux, Jacques Chirac et
Lionel Jospin n’ont capté que 10 millions de Français. C’est
dire la déroute de la classe politique gouvernante.
La montée aux extrêmes de nos concitoyens
est particulièrement marquée dans deux catégories symboliques.
D’abord, chez les plus jeunes des électeurs. Dans la tranche d’âge
des 18-24 ans, selon le sondage réalisée à la sortie
des urnes par l’institut CSA pour France 3, Radio France et Le Parisien,
l’extrême droite totalise 22% et l’extrême gauche 16%. L’extrémisme
séduit 38% de ces jeunes électeurs – soit nettement plus que
la moyenne (30%). Ils ne sont que 22% à avoir voté «
Chirospin », contre 36% de l’ensemble des électeurs.
Le divorce d’avec la classe gouvernante est encore plus
marqué chez les ouvriers. D’après la même enquête,
28% d’entre eux ont apporté leur soutien à l’extrême droite
et 17% à l’extrême gauche. Près d’un ouvrier sur deux
(45%) a choisi « l’extrémisme », seulement 27% préférant
« Josrac ». Les catégories populaires ont marqué,
plus que jamais, leur défiance envers les gouvernants d’aujourd’hui
comme d’hier.
On se gardera de tout mettre dans le même sac. Ce
n’est pas la même chose de s’abstenir et de voter blanc, de soutenir
Jean-Marie Le Pen ou d’appuyer Olivier Besancenot. Mais il serait erroné
de se focaliser sur le succès considérable du leader du Front
national. Sa performance s’inscrit dans un contexte qui seul l’explique.
Il faut tenter de comprendre ensemble les différentes manières
dont s’est exprimée la contestation du système politique pour
saisir le sens du 21 avril.
Le phénomène Le Pen n’en demeure pas moins
à la fois le plus frappant et le plus éclairant. Ce n’est pas
un vote « fasciste ». Selon CSA, un tiers seulement des électeurs
de Le Pen se déclarent sympathisants du FN ou du MNR de Bruno Mégret.
Un autre gros tiers se prétend « sans préférence
partisane » tandis que le reste se disperse entre électeurs
proches de la droite et de gauche. Le vote Le Pen est d’abord un vote de
rejet. C’est dans son électorat que l’on trouve la plus grande proportion
de ceux qui assurent avoir voulu s’opposer « aux autres candidats »
et la plus faible qui mettent en avant son « projet ». Les autres
votes extrémistes se caractérisent, eux aussi, par cette dimension
violemment négative. La France ne compte pas désormais 30%
de « révolutionnaires » ou de « fascistes ».
C’est un large pan du corps social qui a crié sa colère. Et
qui l’a fait avec préméditation : son électorat est
de ceux qui se sont le moins souvent déterminés au dernier
moment.
Si les catégories populaires sont aux premières
loges de cette jacquerie électorale, la structure de l’électorat
Le Pen montre que la contestation qu’il exprime est spectaculairement diversifiée.
Le patron du FN est très influent chez les plus jeunes, mais il réalise
de bons scores dans toutes les tranches d’âge sauf chez les plus vieux,
restés fidèles à Jacques Chirac. Sociologiquement, le
vote Le Pen est « interclassiste » comme jamais. Si, d’après
CSA, il obtient 24% des suffrages ouvriers et 30% parmi les chômeurs,
Le Pen recueille aussi 19% chez les cadres moyens et 17% des patrons de l’industrie
et du commerce. La plainte qu’il exprime – toujours centrée sur les
questions de la sécurité et de l’immigration – n’est pas seulement
le fait de catégories défavorisées.
Géographiquement, le vote Le Pen embrasse également
un large éventail. Le leader frontiste réalise des performances
à la fois dans des fiefs historiques de la gauche et dans des zones
de force de la droite. Il arrive en tête dans ces départements
emblématiques du mouvement ouvrier que sont le Nord (19,4%) et le
Pas-de-Calais (18,4%). Il cartonne aussi dans des terres conservatrices comme
les Alpes-Maritimes (26%) ou le Haut-Rhin (23,5%). Le Pen décroche
également la première place dans des départements industrialisés
confrontés à des difficultés économiques comme
les Ardennes (22,9%) ou la Moselle (23,7%). Dans ces zones, l’extrême
gauche réalise simultanément d’excellents scores. Mais il progresse
encore parfois fortement dans des départements ruraux comme la Lozère
(13,6% contre 9,6% en 1995) ou la Haute-Saône (22,3% contre 16,7%).
En se nationalisant, le vote Le Pen s’inscrit dans diverses logiques locales
de mécontentement.
Le très maigre résultat de Jospin, qui contraste
brutalement avec sa popularité supposée au cours de ses cinq
années de gouvernement, est sans doute la rançon du pouvoir
exercé. Depuis 1981, la gauche a gouverné 15 ans sur 21. Toutes
les composantes de la « majorité plurielle » associée
aux affaires ont encaissé des résultats décevants. Le
plus catastrophique est celui du PCF qui disparaît pratiquement de
la scène électorale. Robert Hue a souffert de l’écartèlement
entre son discours contestataire et ses engagements ministériels.
C’est avant tout la « gauche de pouvoir » qui a été
sanctionnée. Son pendant de droite ne se porte guère mieux.
Le score de Chirac n’est pas seulement faible quantitativement. Il est aussi
qualitativement peu glorieux. Le président sortant a subi de sérieux
revers dans l’électorat jeune et salarié. Sa victoire probable
contre Le Pen au second tour n’aura rien d’enchantée. La grave crise
démocratique ouverte ce dimanche a peu de chances d’être résorbée
d’ici aux très prochaines élections législatives.
La France à droite
Une certaine humilité dans l’analyse et la prospective s’impose
aux commentateurs et aux sondeurs. Dans leurs dernières enquêtes
publiées avant le premier tour, les six instituts attribuaient tous
une avance de Lionel Jospin sur Jean-Marie Le Pen allant de 4 à 6
points. Leurs méthodes de recueil et de traitement des données,
pourtant sophistiquées, ont gravement montré leurs failles.
Toute une fraction de la population refuse de répondre aux enquêteurs
ou dissimule ses préférences réelles. Les sondeurs sont
impuissants face à ce phénomène qui est l’une des traductions
de la méfiance entre le pays et ses élites.
On ose à peine écrire que le second tour est déjà
joué en faveur de Jacques Chirac. Il est sage d’accorder peu d’importance
aux chiffres diffusés dans la soirée de dimanche par les instituts
et n’attribuant à Le Pen qu’un score de 20 à 23%. Le président
sortant bénéficie certes d’une position très avantageuse.
Après la décision de toute la gauche – et de Jean Saint-Josse
– d’appeler à voter en sa faveur, Chirac dispose d’un potentiel théorique
de 70% des électeurs du premier tour. Seulement épaulé
par Bruno Mégret, le leader du FN part au tour décisif avec
un socle inférieur à 20% des votants du premier tour.
Une victoire massive de Chirac le 5 mai n’est cependant pas acquise.
Les abstentionnistes seront nombreux ce jour-là, et ce ne seront pas
les mêmes que le 21 avril. Combien d’électeurs de gauche feront-ils
passer leur anti-fascisme avant leur hostilité à Chirac
? Quelle sera l’attitude des 10% de supporters de l’extrême gauche,
dont les dirigeants n’appellent pas à faire barrage à Le Pen
dans les urnes, et dont certains se sentent peut-être des accointances
avec l’adversaire de « l’établissement » ?
La stratégie de « front républicain » anti-Le
Pen est, à la fois, fondée moralement et non dénuée
de risques politiques. Il est sain de savoir surmonter le clivage gauche-droite
quand les principes démocratiques sont en jeu. Mais il serait aussi
dangereux de transformer le Front national en seule opposition au système
politique en place. Le Pen se trouverait conforté dans l’image qu’il
s’efforce d’imposer d’unique leader en rupture avec la classe gouvernante.
Et ce ne sont pas les manifestations de rue qui convaincront ceux qui voient
dans le démagogue d’extrême droite un rempart contre les minorités
violentes. Ces protestations risquent plutôt d’accentuer une «
victimisation » dont Le Pen pourrait faire son profit.
Le refus de Chirac de débattre avec son adversaire inattendu
du second tour est simultanément compréhensible et contestable.
Le Pen n’avait certes rien à perdre et tout à gagner à
croiser brutalement le fer avec un président sortant affaibli et traînant
derrière lui de sonores casseroles. Mais ce refus de débattre
avec le candidat d’un parti légal installe, lui aussi, Le Pen en position
de paria. Une majorité de Français, si l’on se fie toujours
les sondages, auraient préféré que ce duel télévisé
eut lieu. Chirac n’aurait pourtant pas manqué d’arguments contre le
leader du FN qui se prétend «socialement à gauche, économiquement
à droite et plus que jamais nationalement de France ». Ce positionnement
est, à première vue, habile. Mais le candidat républicain
resté en piste aurait pu faire remarquer à Le Pen que ce genre
de définition rappelle étrangement l’idéologie du national-socialisme.
Cela ne signifie nullement que la France est menacée par un
vrai danger fasciste. Observons simplement, à une échelle radicalement
différente, que notre pays a fermement voté à droite
le 21 avril. Si les deux choix ont une même dimension protestataire
et anti-démocratique, ce n’est pas la même chose de voter à
l’extrême droite et à l’extrême gauche. Le total des voix
de droite et d’extrême droite atteint 53% des suffrages exprimés,
auxquels il faudrait ajouter une notable part de 4% recueillis par le candidat
des « chasseurs ». Si la droite parlementaire n’a pas fait merveille
dimanche dernier, elle devance toutefois son homologue de gauche (vote Chevènement
compris). Les prochaines législatives, avec leur lot de triangulaires
voire de quadrangulaires, s’annoncent d’autant plus incertaines que beaucoup
dépendra des capacités d’union des différents camps
en compétition. Mais les chiffres du premier tour des présidentielles
rendent peu probable la victoire d’une gauche de pouvoir puissamment rejetée
et orpheline de vrai leader.
L'élection présidentielle n'aura pas lieu
Les Français et la classe politique jouent de drôles
de tours à la démocratie en ce printemps 2002. Le premier comme
le second tour de l’élection présidentielle ont été
détournés de leur fonction. Les citoyens ont d’abord été
privés d’une véritable première manche le 21 avril. Le
poids des sondages mais aussi la focalisation des médias sur le duel
attendu Chirac-Jospin ont empêché l’émergence d’un débat
ouvert. Au lieu de choisir les finalistes de la compétition, les électeurs
se sont défoulés en suivant leur inclinaison intime, sans se
soucier de l’issue finale.
Ce faux premier tour, qui a vu surgir Jean-Marie Le Pen, a accouché
d’un second tour biaisé. Les Français se divertissaient, le
21 avril, à sélectionner une des seize couleurs de la palette
électorale. Ils n’ont plus le choix, le 5 mai, qu’entre un candidat
de droite et d’extrême droite. Le débat d’idées en est
à nouveau la principale victime. L’absence de face à face entre
Chirac et Le Pen est révélateur d’une impossibilité de
dialogue démocratique entre un candidat sortant à l’identité
floue et un outsider expert en démagogie. Le second tour est détourné
de son objet initial pour devenir une sorte de « référendum
» pour ou contre le Front national.
L’étrange entre-deux tours s’inscrit dans ces dérèglements.
Le problème n’est pas qu’une jeunesse émue manifeste son rejet
de l’extrême droite – accédant ainsi à un premier stade
de conscience civique. Le succès des imposantes manifestations du
1er mai est également à mettre au crédit d’un réveil
citoyen. En France, les manifestations ont toujours scandé des phases
importantes de la vie politique. Que l’on songe aux grands rassemblements
de mai 1968, de juin 1984 en faveur de l’école privée ou encore
de décembre 1995 autour du secteur public. Mais, sauf à miner
les fondements de la démocratie représentative, on ne peut
mettre sur un même plan l’expression de la rue et celle des urnes.
Les deux modes d’expression obéissent à des logiques fondamentalement
différentes.
Quel sera l’impact de ces mobilisations sur le verdict électoral
? Observons d’abord le contraste frappant entre la France qui se montre et
celle qui se cache. D’après la préfecture de police, les manifestations
parisiennes du 1er mai ont opposé 10.000 manifestants lepénistes
à 400.000 antilepénistes. Si la France votait dimanche comme
Paris a manifesté mercredi, Jacques Chirac devrait remporter 98% des
suffrages ! Or l’effet de la série de manifestations, qui a culminé
avec la mobilisation de 1,3 millions de Français le jour de la fête
du travail, est difficile à apprécier.
D’un côté, il est patent que ce sursaut civique conduira
aux isoloirs ceux qui avaient tendance à les bouder. Le taux d’abstention
devrait baisser par rapport à son niveau élevé du premier
tour (27,9% des inscrits). Mais il n’est pas impossible qu’une partie de
ce surcroît de participation profite aussi à Le Pen, par réaction
d’électeurs qui se sentent plus que jamais rejetés et incompris.
L’instrumentalisation du vote Chirac par la gauche peut même avoir
quelques effets pervers…
Grande est l’incertitude sur le vote du 5 mai. On ne pourra pas, cette
fois-ci, accuser les sondeurs, sagement mis à la diète, d’avoir
faussé la donne. Saluons quand même les instituts qui, tout
en reconnaissant leurs problèmes de mesure, ont continué à
publier pour le second tour. Ipsos a diffusé en début de semaine
une enquête attribuant à Le Pen un point moyen de 22% des intentions
de vote tandis que CSA l’évaluait, quelques jours plus tôt,
à 19%. Ces chiffres sont à prendre avec d’autant plus de précaution
qu’à l’inconnue de la participation s’ajoute celle de l’ampleur du
vote blanc ou nul. Si celui-ci a été largement stigmatisé
– parfois de manière injuste puisqu’il fera aussi baisser le score
de Le Pen par rapport aux votants – il tentera une fraction des électeurs
de gauche et d’extrême gauche. Certains sondeurs s’attendent à
trouver quelques trois millions de ces bulletins de double refus dimanche
soir.
Il faudra alors savoir compter, et cela de plusieurs manières.
Le score de Chirac et de Le Pen en suffrages exprimés ne devra pas
occulter leurs pourcentages par rapport aux votants et aux inscrits. Paradoxalement,
selon ces différents modes de calculs, Chirac a de bonnes chances d’être
le président mathématiquement le mieux élu de la Vème
République. Même en comptant 30% d’abstention et de votes blancs
ou nuls ainsi que 30% de suffrages exprimés pour Le Pen, Chirac totaliserait
49% des inscrits – soit mieux qu’aucun de ses prédécesseurs.
Ce qui ne l’empêcherait pas d’être le président politiquement
le plus mal élu depuis 1965.
La cohabitation impossible
Comment se profilent les élections législatives des
9 et 16 juin ? Le comportement des Français lors du scrutin présidentiel
incite à la perplexité. Les deux tours du tournoi élyséen
ont apparemment envoyé deux messages contradictoires. Le 21 avril,
l’électorat se laisse aller à une langueur civique relevée
de piments protestataires sur fond de dispersion des bulletins de vote. Beaucoup
disent leur « honte » d’une France qualifiant Jean-Marie Le Pen
en finale. Le 5 mai, le « front républicain » inflige
un échec cuisant à l’extrême droite et les commentateurs
clament leur fierté d’une France retrouvée… Les leçons
à tirer de ces deux dimanches ne sont pourtant pas aussi opposées
si l’on veut bien considérer l’hypothèse d’un pays en proie
à un profond mécontentement mais pas le moins du monde tenté
par une aventure fasciste. Les Français n’en ont pas moins manifesté
une impulsivité et une réactivité telles que leur attitude
pour les prochaines législatives n’est pas acquise.
Considérons d’abord les inconnues stratégiques. L’issue
de la bataille dépendra de la qualité de l’union des trois
camps en compétition. A cette aune, la droite semble bien partie.
Le parti de soutien au président, l’UMP, est en voie d’aspirer, autour
de ceux du RPR, la majorité des élus de DL et de l’UDF. Si
François Bayrou et Alain Madelin restent déterminés à
faire entendre leur différence, et malgré d’inévitables
dissidences locales, une étape importante devrait être franchie
dans la constitution d’un grand parti rassemblant la droite et le centre.
A gauche, la volonté d’union est tout aussi pressante, mais
les conditions de sa réalisation apparaissent moins simples. Les partis
de la majorité sortante envisagent certes des candidatures uniques
dans les circonscriptions où la gauche pourrait être éliminée
dés le premier tour. Secoués par la déroute du 21 avril,
ils se déclarent à nouveau près – le MDC de Jean-Pierre
Chevènement compris – à nouer des alliances. Mais, au-delà
des marchandages qui en compliquent la naissance, cette nouvelle mouture
de la « gauche unie » risque d’être handicapée par
un manque de cohérence programmatique. Dans la tourmente, le PS a
gauchi son projet, mais ses alliés bigarrés gardent leurs propres
logiques.
La question de l’union se pose aussi à l’extrême droite.
Le Front national espère être présent dans plus de 200
circonscriptions au second tour des législatives (contre seulement
76 en 1997 avec 15% des voix au premier tour). Une telle performance supposerait
que le taux de participation soit élevé – ce est loin d’être
assuré – pour permettre aux candidats d’extrême droite de franchir
la barre fatidique des 12,5% d’inscrits au premier tour. Elle sera hors de
portée si le FN ne parvient pas, comme c’est prévisible, à
s’entendre avec le MNR. Le parti de Bruno Mégret dispose d’un réseau
de cadres parfois mieux implantés que ceux des lepénistes.
En toutes hypothèses, l’enracinement de l’extrême droite pèsera
quand même sur la configuration de la future Assemblée nationale,
au détriment de la droite parlementaire.
Ces paramètres stratégiques ne doivent pas occulter les
données proprement politiques. Le désir de changement, exprimé
le 21 avril, handicape sérieusement une gauche sortante. Les enquêtes
d’opinion révèlent la volonté d’alternance. Si les intentions
de vote – pour l’instant très virtuelles – sont assez équilibrées
selon CSA, le sondage Ipsos, réalisé lui aussi le 5 mai, montre
un souhait majoritaire de victoire de la droite aux législatives.
Les résultats obtenus par Louis-Harris concernant le type de majorité
parlementaire qui aurait la faveur des Français sont convergents.
L’envie que le Palais-Bourbon reste à gauche serait très minoritaire.
Le sursaut républicain du 5 mai, auquel la gauche a fortement contribué,
ne signifie pas que l’électorat souhaite lui accorder la « revanche
» que ses militants frustrés réclament.
La nomination de Jean-Pierre Raffarin, au profil rond et modéré,
à l’hôtel Matignon n’aidera pas la gauche à crier au loup
réactionnaire. Qui plus est, la cohabitation semble moins populaire
que jamais. Selon Ipsos, 62% des sondés souhaiteraient même une
réforme de la constitution pour éviter ce cas de figure. Quoi
qu’il en soit, le retour à une situation de « cohabitation »,
telle qu’elle a été vécue à trois reprises par
la France, est aujourd’hui impossible. Elle suppose un antagonisme entre
majorités présidentielle et législative. Or, même
si la gauche l’emporte en juin, Jacques Chirac ne pourra pas lui opposer
le mandat reçu des Français en mai. Son écrasante majorité
n’est pas de droite. Seulement républicaine.
La septième alternance
Les insomniaques se retournent parfois sans
arrêt dans leur lit. Ils cherchent le sommeil alternativement sur le
côté droit et sur le côté gauche. La France électorale
semble victime d’un mal analogue. Elle ne cesse de changer son fusil d’épaule.
Depuis 1981, tous les grands rendez-vous électoraux (présidentielles
et législatives hors sillage élyséen) ont abouti à
une alternance. Après la victoire de la droite en 1986, celle de la
gauche en 1988 puis de nouveau la droite en 1993 avant que la gauche ne prenne
sa revanche en 1997. Le cas de la présidentielle de 1995 est singulier.
On peut toutefois la considérer comme une alternance à l’intérieur
de la droite, Jacques Chirac ayant mené une campagne « sociale
» contre le « conservatisme » d’Edouard Balladur. Si l’opposition
sortante l’emporte en juin, la France vivra sa septième alternance
en une vingtaine d’années. Même la Grande-Bretagne des années
soixante et soixante-dix, où conservateurs et travaillistes s’échangeaient
le pouvoir, n’avait pas connu un rythme d’instabilité aussi effréné.
Un symptôme de plus de la crise de la « gouvernance » française.
La victoire présidentielle de Jacques Chirac,
en réalité acquise dés le premier tour, constitue un
avantage de poids pour la droite. Celle-ci n’a besoin de gagner que 32 sièges
pour devenir majoritaire à l’Assemblée nationale. Contrairement
à la gauche que Lionel Jospin a abandonnée à son triste
sort, la droite dispose d’un vrai chef en la personne de Jacques Chirac.
En dépit de la courageuse stratégie de survie de François
Bayrou, elle est aussi plus unie que la majorité sortante. La droite
UMP-UDF présentera, le 9 juin, une candidature unique dans quelques
400 circonscriptions alors que feu la « gauche plurielle » n’est
totalement rassemblée que dans 34 circonscriptions.
Toutes les enquêtes d’opinion convergent
sur le désir d’alternance des Français et leur rejet d’une nouvelle
cohabitation. Les coups de sonde d’Ipsos montrent un souhait de plus en plus
net de voir la droite l’emporter le mois prochain. Selon une enquête
BVA-Paris Match, seulement 36% des personnes interrogées préfèreraient
« un nouveau gouvernement d’une tendance politique différente
de celle du président de la République ». Dans le sondage
Ifop-L’Express, ce sont 61% des sondés qui se déclarent hostiles
à une nouvelle cohabitation. L’argument des socialistes appelant les
Français à ne pas mettre tous leurs œufs dans le même
panier ne semble guère porter. La volonté d’un changement est
plus forte. La dernière enquête Ipsos-Figaro-Europe 1 indique
que la droite est désormais plus crédible que la gauche sur
la plupart des sujets, à l’exception de la réduction des inégalités
sociales. Le fameux thème de l’insécurité creuse un
écart considérable entre les deux blocs : 56% estiment que
la droite est la plus « capable » de la combattre contre seulement
19% pour la gauche.
Ces tendances apparaissent plus significatives
que les chiffres d’intentions de vote sur lesquels les instituts divergent
sensiblement. La gauche parlementaire est créditée de 35% pour
CSA, de 37% chez Ipsos et de 38,5% à la Sofres. La droite gouvernementale
est estimée respectivement à 35%, 40% et 39,5%. Le score de
l’extrême droite au premier tour varie également, selon les
trois instituts qui se risquent toujours à publier des intentions de
vote, entre 13 et 16%. Pour le second tour, en cas de duel droite-gauche,
Ipsos accorde 55% à la première tandis que la Sofres se limite
à 51,5%.
La perspective de triangulaires avec le Front
national offre des espoirs à la gauche qui ne doivent pas être
surestimés. Dans les circonscriptions où l’extrême droite
a recueilli plus de 12,5% des inscrits le 21 avril, un second tour tertiaire
donnerait globalement 45% au candidat de droite, 38% à celui de gauche
et 17% au représentant de l’extrême droite. Sauf dans les rares
cas où le FN semblera en position de l’emporter, de nombreux électeurs
frontistes préfèreront appuyer, au tour décisif, une
droite en définitive plus proche de leurs idées.
La brutalité du mode de scrutin majoritaire
peut lui permettre de rafler une large majorité au Palais-Bourbon.
En dépit d’intentions de vote assez équilibrées, la Sofres
attribue, en point moyen, 334 sièges à la droite contre 221
à la gauche. Mais cette alternance probable s’annonce sans élan.
Le nombre record de candidatures (14,6 en moyenne par circonscription !) risque
de favoriser, au premier tour, l’abstention et la dispersion des suffrages.
Et la France n’est pas devenue massivement chiraquienne le 5 mai. Le chef
de l’Etat réélu conserve la même proportion d’opinion
positives (52%) qu’en avril selon BVA. Les jugements positifs et négatifs
s’équilibrent à 48% d’après Ipsos. Quant à Jean-Pierre
Raffarin, il ne bénéficie encore que d’une bienveillance attentiste.
La France n’aspire pas à une révolution libérale ou
conservatrice.
Tous les jeux ne sont pas faits
La droite est bien partie pour remporter les élections législatives.
Ce pronostic découle autant de l’analyse du scrutin présidentiel
– où la gauche a été défaite dés le premier
tour – que des indications fournies par les enquêtes d’opinion – plus
fiables que les sondages d’avant le 21 avril dans la mesure où les
instituts peuvent se « caler » sur des choix électoraux
récents. Le niveau d’indécision des Français est d’ailleurs
nettement moindre que lors de la campagne présidentielle. L’issue
finale semble donc faire peu de doute. Dans l’hypothèse d’un second
tour droite-gauche, la première l’emporterait nationalement avec 54%
des suffrages selon la Sofres et 53% d’après Ipsos. Mais tous les
jeux ne sont pas faits. L’ampleur du succès de l’opposition sortante
reste une inconnue majeure qui dépend elle-même de trois facteurs
d’incertitude.
Le premier tient au niveau de la mobilisation électorale dimanche
prochain. L’intérêt pour la campagne législative mesuré
par Ipsos laisse présager que celui-ci pourrait se situer entre l’apathie
électorale du 21 avril (28,4% d’abstention) et le sursaut du 5 mai
(20,3%). Les personnes interrogées déclarent un plus fort intérêt
que ce n’était le cas juste avant le premier tour des législatives
de 1997 (32,1% d’abstention). Il n’est pourtant pas assuré que cet
indice descendra nettement en dessous de la barre des 30%.
Les éléments poussant à l’abstentionnisme sont
nombreux. Les législatives qui se situent dans le sillage des présidentielles
sont traditionnellement peu mobilisatrices : 34,3% d’abstention en 1988 et
29,7% en 1981. Le camp qui a perdu la bataille élyséenne est
guetté par la démobilisation, même si la configuration
inédite du second tour de 2002 devrait limiter ce phénomène.
En rendant l’offre électorale confuse, la floraison excessive de candidatures
incitera certains électeurs à se réfugier dans un non-choix
le 9 juin.
Mais c’est surtout le caractère profondément décevant
de cette campagne législative qui risque de dissuader nombre de citoyens
– tout particulièrement parmi les jeunes – de se rendre aux urnes.
Rarement le débat n’aura été aussi absent d’une compétition
électorale. Misant sur la popularité de Jean-Pierre Raffarin
et le bon accueil réservé par l’opinion à un gouvernement
riche en têtes nouvelles, la droite a choisi d’esquiver toute confrontation
avec ses adversaires. Incapable de lui opposer un projet et un leadership
crédibles, la gauche n’a pas été en mesure de lui imposer
un vrai débat. Les Français ont dû se contenter d’un
échange de slogans négatifs. A la droite brandissant le spectre
d’une « crise politique » en cas de cohabitation répondit
la gauche agitant la menace d’une « crise sociale » consécutive
au triomphe des partisans du libéralisme.
La participation électorale peut néanmoins profiter d’une réalité
simple : c’est tout de même les 9 et 16 juin que les Français
choisiront la couleur politique de leurs gouvernants. Le 21 avril, ils ont
donné libre cours à leurs humeurs. Le 5 mai, ils ont fait barrage
à l’extrême droite. Cette fois-ci, ils devront arbitrer entre
les deux grandes coalitions. Frustrée d’avoir perdu prématurément
son candidat à l’Elysée, la gauche devrait logiquement se remobiliser.
Mais l’hypothèse d’un « sursaut » est obérée
par le désir d’alternance qui se fait sentir jusque dans les rangs
de l’électorat de la majorité sortante.
Le niveau du Front national constitue la deuxième grande incertitude.
Les trois dernières enquêtes l’évaluent à 13% des
intentions de vote, mais l’expérience incite à la prudence.
Pour autant, l’extrême droite ne semble pas portée par une dynamique
de progression comme ce fut le cas lors des dernières présidentielles
et des législatives de 1997. La stabilité apparente de son
audience limite les risques d’une surprise. Une fraction de l’électorat
lepéniste, désireuse de voir la droite gouverner, s’apprête
à abandonner le FN : selon Ipsos, seulement 62% des électeurs
de Le Pen du 21 avril voteraient pour le Front le 9 juin tandis que 29% choisiraient
la droite.
Le score du FN aura une influence décisive sur la configuration du
second tour. On a beaucoup évoqué la perspective probable de
nombreuses triangulaires. Mais un haut niveau d’abstention conjugué
avec une dispersion des votes aboutirait aussi à des duels parfois
atypiques. Dans l’hypothèse où le taux de participation serait
de 73%, la barre des 12,5% des inscrits – qui autorise la présence
au second tour – ne serait franchie que par les candidats obtenant environ
17% des votants soit quelques 18% des suffrages exprimés. Les éliminés
d’office seront légion dimanche soir. Et l’on comptera vraisemblablement
un paquet de duels opposant l’extrême droite à un candidat de
droite ou de gauche. Comme un lancinant rappel du 21 avril.
L'effondrement de la gauche
Une idée fausse semble s’être
répandue au soir du 9 juin, celle d’une « défaite honorable
» du Parti socialiste. Avec 24,11% des suffrages exprimés et
6 millions de voix, le PS réalise certes une bien meilleure performance,
au premier tour des législatives, que Lionel Jospin qui avait dû
se contenter, le 21 avril, de 16,18% des exprimés et de 4,6 millions
de voix. Mais les socialistes auraient grand tort d’y voir le signe d’une
rédemption électorale. Leur score de dimanche dernier n’est
pas réellement significatif de l’influence de ce parti. La pression
du « vote utile », consécutive au traumatisme du 21 avril,
a artificiellement gonflé les résultats des candidats investis
par le PS. Selon une enquête Louis-Harris-AOL-Libération, les
trois-quarts (74%) de ceux qui ont voté au premier tour des législatives
ont délibérément choisi un candidat apte à figurer
au second tour.
L’existence de candidatures communes entre le
PS et les Verts, et même d’unions dés le premier tour de l’ensemble
de la gauche, interdit d’ailleurs de mesurer précisément le
poids de chacune de ses composantes. C’est pourquoi il est préférable
de raisonner sur le total des voix qui se sont portées sur la gauche.
A cette aune, le résultat du 9 juin est pratiquement aussi catastrophique
pour elle que celui du 21 avril. Extrêmes compris, la gauche n’a rassemblé
que 38,9% des suffrages au premier tour des législatives contre 37,6%
aux présidentielles. Jamais sous la Vème République –
à l’exception du désastreux scrutin de 1993 – ce camp n’avait
enregistré un score aussi faible. La contre-performance du 9 avril
se situe entre la déroute des législatives de 1968 et la débâcle
de 1993. S’il ne saurait être question de mettre en cause l’honneur
des socialistes, on conviendra que le verdict des urnes a encore été,
pour eux, plus cuisant qu’honorable.
Le vote du 9 avril a, d’autre part, détruit
deux interprétations abusives de la dernière élection
présidentielle. La première décrivait une France menacée
par les extrémismes et tout particulièrement par une irrésistible
poussée du Front national. Le recul de quatre points du FN par rapport
à 1997 et le dégonflement spectaculaire du vote d’extrême
gauche montrent qu’il s’agissait moins, le 21 avril, d’une dangereuse montée
des forces anti-démocratiques que de l’expression de protestations
diverses. C’est dans les électorats d’Arlette Laguiller et de Jean-Marie
Le Pen que le taux d’abstention a été le plus élevé
dimanche dernier. Au lieu de « mal voter », l’électorat
populaire mécontent a, cette fois-ci, largement fait la grève
des urnes. Selon l’enquête Ipsos-France 2, 45% des ouvriers ont boudé
les isoloirs. La thèse du sursaut républicain ne résiste
pas plus à l’épreuve des législatives. Les 35,6% d’abstention
démontrent que les Français ne sont nullement réconciliés
avec le jeu politique, même si des législatives post-présidentielles
sont traditionnellement peu attractives. La jeunesse a beau s’être mobilisée
dans l’entre-deux tours présidentiel contre l’extrême droite,
elle est retombée dans sa torpeur civique le 9 juin : 58% d’abstentionnistes
chez les 18-24 ans et même 54% dans la tranche d’âge 25-34 ans,
d’après Ipsos.
C’est une France toujours démocratiquement
mal en point qui a nettement préféré la droite dimanche
dernier. La stratégie d’union forcée de l’UMP s’est révélée
payante, alors même que l’UDF a vaillamment résisté au
rouleau compresseur chiraquien. Les progrès de la droite dans certaines
couches salariées par rapport à 1997 sont à relever.
Chez ceux du secteur privé, l’UMP devance très nettement (35%)
le PS (27%). Dans la catégorie des « revenus modestes »,
le parti du président (31%) domine également celui des socialistes
(26%). L’assise populaire de la droite reste toutefois fragile et elle conserve
surtout un gros handicap dans les jeunes générations.
Le second tour s’annonce sous un jour assez classique.
La conjonction de la baisse d’audience du FN et d’une abstention record a
réduit les « triangulaires » à la portion congrue.
Dans l’immense majorité des circonscriptions (469 sur 519), les électeurs
arbitreront entre la droite et la gauche le 16 juin. Leur religion semble
faite et le premier tour laisse augurer une large victoire de la «
majorité présidentielle ». L’ampleur de son succès
dépendra d’un hypothétique « sursaut » des abstentionnistes.
Celui-ci pourrait permettre à la gauche de limiter, ici et là,
les dégâts. Mais il est rarissime qu’un second tour contredise
le premier. C’est seulement à la marge et localement que le tour décisif
peut corriger la dynamique initiale.
Les contradictions d'une victoire
Dans une démocratie, l’élection remplit deux fonctions distinctes. La première consiste à sélectionner les dirigeants du pays. A cet égard, les quatre scrutins du printemps 2002 ont parfaitement rempli leur objet. Le 5 mai, le président de la République Jacques Chirac a été réélu à une écrasante majorité. Le 16 juin, les Français ont accordé à ses partisans les pleins pouvoirs à l’Assemblée nationale. Avec 354 députés, l’UMP dispose à elle seule de la majorité absolue des sièges. L’exacte coïncidence entre la couleur politique des pouvoirs exécutif et législatif montre que les électeurs ont franchement choisi la nouvelle équipe dirigeante. Aucun sursaut n’est venu sauver la gauche qui n’a recueilli, dimanche dernier, que 45,33% des suffrages exprimés contre 52,76% à la droite et 1,89% à l’extrême droite.