Le militantisme en question:

FIDÈLES, SOLDATS, O.S. ET MILITANTS


Article d'Eric Dupin paru dans le mensuel "Le Crayon entre les Dents" de mars 1978


AVERTISSEMENT !
Nous déclinons toute responsabilités quant aux conséquences, psychologiques, morales, idéologiques, intellectuelles ou politiques que pourraient entraîner la lecture du texte reproduit ci-dessous.
Il s'agit, en effet, d'un délire scriptural exhumé d'une feuille de chou militante diffusée par des étudiants, certes socialistes, mais quelque peu enragés il y a vingt ans !
Autant dire que ce texte a pris pas mal de rides, plus même que son auteur...
A tout le moins, sa lecture procurera un sentiment de dépaysement temporel et d'exotisme sémantique. Ce qui ne veut pas forcément dire que la question du militantisme ne se pose plus aujourd'hui...
La crise de l'union de la gauche, par le découragement qu'elle a provoquée, a engendré une certaine démobilisation chez de nombreux militants. La question de la crise du militantisme est donc particulièrement actuelle. Cet article ne se veut pas une analyse complète et définitive du problème. Nous attendons les réactions des lecteurs, militants et non-militants, du "Crayon entre les dents".

    "Militant : premier sens, théologiquement : l'église militante par opposition à l'église triomphante". (dictionnaire Le Robert).
    Voilà le premier sens historique du terme de militant. Mais l'analogie existant entre le militant et le fidèle (membre d'une église qui n'a pas encore triomphé!) est toujours actuelle. Les militants vont à la messe, à ces meetings toujours semblables où les discours-sermons ne varient guère. Au lieu de chanter des psaumes, ils y scandent des slogans. Et la tribune remplace la chaire...

LA BIBLE ET LES PROPHÈTES
    De même, le militant vénère souvent les Ecritures Sacrées: les huit volumes du «Capital», «Que faire» de Lénine ou le dernier texte à la mode de Gramsci. Il est persuadé que la réponse à toutes les questions sérieuses se trouve dans les écrits des prophètes. Il suffit simplement de savoir lire la Bible (lecture matérialiste, naturellement). Les problèmes qui n'y sont pas traités sont des faux problèmes. Ou alors, un esprit averti doit considérer qu'ils y sont, en fait, traités mais «en creux», tout simplement.
    La Vérité Eternelle ayant été révélée aux masses par les prophètes, la Vérité Historique d'aujourd'hui se découvre dans ces livres Saints ou plutôt ces Encycliques que sont les programmes politiques. Tout y est. Le Programme a «réponse à tout».
    L'essentiel est d'avoir un bon programme (bien actualisé). L'illusion qu'il est possible d'enfermer le futur dans un texte résolvant tous les problèmes tient bon. Elle est tellement sécurisante !
    Les militants ont aussi leurs martyrs (Rosa, Salvador ou le «Che») et leurs saints (entre autres et au choix, les deux Léon - Blum ou Trotsky pour les ignorants). Sans compter les papes du moment qui suscitent leur admiration (ici nous ne nous risquerons pas à citer de noms).
    Enfin, et c'est là l'essentiel, ils ont la foi. Persuadés de détenir la Vérité dans son essence et sa totalité, hypnotisés par la «juste ligne», ils ont une âme de missionnaires. Ils courent la rue pour évangéliser les foules, pardon, les masses. Pour annoncer la Bonne Nouvelle: la crise n'est pas fatale! Libérons l'Homme grâce au Socialisme Autogestionnaire! Car ils croient au paradis (sur terre). Simplement, il faut du temps pour passer "du gouvernement des hommes à l'administration des choses" et pour atteindre cette société où l'on donnera "à chacun selon ses besoins". Alors, plus d'exploitation, plus de conflits: on pourra caresser la crinière des lions...

LES LIEUTENANTS-SECRÉTAIRES
    "Militants. Deuxième sens (XIX' siècle) : qui lutte, qui attaque, qui paie de sa personne. Qui prône le combat". D'ailleurs, le verbe militer vient du latin militari qui veut dire soldat. Le militant n'appartient donc pas seulement à une Eglise. Mais encore à une armée.
    Or une armée a besoin de discipline. C'est pourquoi le militant-soldat doit obéir à ses lieutenants-secrétaires. C'est une question d'efficacité. Surtout, l'armée est fondée sur une stricte organisation hiérarchique. Dans la plus autogestionnaire des grandes armées politiques, on distingue les galons suivants : premier secrétaire, secrétaire national, membre du bureau exécutif, membre du comité directeur, premier secrétaire fédéral, secrétaire fédéral, membre du bureau fédéral, membre de la commission exécutive fédérale, secrétaire de section, membre du bureau de section, responsable de quartier et enfin militant de base. Les soldats de deuxième classe distribuent les tracts qu'on leur donne. Les généraux élaborent la haute stratégie: par exemple, combien de ministres communistes le gouvernement de Bonn pourra-t-il supporter ?
    Et puis, «à la guerre comme à la guerre». Une fin juste permet souvent de justifier des moyens plutôt magouilleurs et louches. Et il y a l'entr'aide, la camaraderie de combat.
    Dernière caractéristique du militant-soldat: comme tout militaire, il lutte contre plus qu'il ne combat pour. Cela est particulièrement vrai dans son cas, pour une raison très simple: ce contre quoi il se bat, le capitalisme, existe bel et bien alors que le but de son action, le socialisme, reste à l'état de projet. L'ennui, c'est qu'à force de lutter contre, on n'en oublie quelquefois ce pour quoi l'on combat. D'autant plus que la lutte politique a ses règles: on est bien obligé, dans une certaine mesure, de se situer sur le «terrain de l'adversaire».
    On a vu que le militant ressemblait étrangement au fidèle et au soldat. Il serait superficiel de s'en tenir à ces similitudes même si elles sont réelles. Car le militant dont nous parlons est situé historiquement et socialement : c'est le troisième sens du mot militant indiqué par Le Robert: "Un militant, une militante : militant ouvrier, syndicaliste etc..."
    Le militantisme est la forme privilégiée de la lutte du mouvement ouvrier. C'est grâce au développement d'organisations de masse que la classe ouvrière a acquis sa puissance. La seule force sur laquelle elle pouvait s'appuyer était celle du nombre. La naissance d'organisations de masse fondées sur le militantisme a permis aux travailleurs de peser, d'échapper à leur impuissance en tant qu'individus exploités, aliénés et dominés. Dans la lutte des classes, en s'unissant, les forces ne s'aditionnent pas; elles se multiplient.
    De plus, du fait de sa condition sociale, le prolétariat doit disposer de syndicats et de partis de masse pour prendre conscience de ses intérêts et organiser efficacement son action. Ces organisations reposent sur l'activité d'un grand nombre de militants. Ils ne sont que «la base» mais une pyramide repose toujours sur sa base.
    Au coeur de la lutte et de la prise de conscience des travailleurs, le militant idéal doit être un véritable intellectuel révolutionnaire. Il doit lier dialectiquement sa pratique - son action concrète - et ses connaissances théoriques - la compréhension globale de la société dans laquelle il vit. S'il arrive à maîtriser dans son militantisme une telle praxis (unité dialectique de la théorie et de la pratique, comme chacun le sait), il sera loin d'être un simple soldat-fidèle. Un tel militant n'attend pas la circulaire du comité central pour agir. Fort de son expérience quotidienne, il est en mesure d'apporter une réelle contribution à l'élaboration de l'orientation politique de son parti etc.On sait que les militants de ce type sont rares. La plupart du temps, les militants que l'on rencontre se situent quelque part entre le fidèle-soldat que l'on a décrit et ce militant exemplaire.

L'ORGANISATION SCIENTIFIQUE DU TRAVAIL
    Pourquoi cette imperfection, qui se manifeste par des phénomènes de bureaucratisation des organisations de masse ? Tout simplement parce qu'un parti ou un syndicat n'est pas une entité séparée de la société capitaliste. Agissant dans et sur elle, il en subit assez largement les contraintes. Le militant ouvrier qui travaille 43 heures par semaine et a dû arrêter très tôt ses études ne pourra pas facilement se muer en «intellectuel révolutionnaire». Le poids de son exploitation (fatigue, manque de temps libre) et de son aliénation (handicaps culturels) tendra à limiter son activité militante à ce qu'il sait et peut faire immédiatement. Les contraintes imposées par la condition sociale des travailleurs au militantisme de base sont à l'origine de la division du travail qui s'est développée dans les partis de gauche. Un nouveau visage du parti apparaît: après l'église et l'armée voici l'entreprise rationnellement gérée grâce à l'organisation scientifique du travail (OST - voir "les temps modernes").
    On connaît la puissance des experts de tout poil. Et les tâches militantes ressemblent souvent au travail d'un véritable 0.S. de la politique: monotonie, manque de responsabilité, répétitivité des tâches etc....


Photo Dominique Cabrera

SACRIFIER SA VIE DE VER DE TERRE?
    Fidèle, soldat, 0.S... Les militants n'ont pas l'air d'avoir toujours une vie très gaie. Et pourtant, ils existent. Première explication, la mauvaise: le militant sacrifie sa petite personne pour le plus grand bien de l'Humanité. Que compte sa misérable vie de ver de terre face à l'Histoire, au Socialisme et à la Libération de l'Homme? Beaucoup de militants sacrifient ainsi leur vie - leurs loisirs, leur vie personnelle et même leur travail - à l'action politique. Il n'enntre pas du tout dans nos intentions de ricaner devant les sacrifices bien réels de beaucoup de vrais militants. Mais le militantisme pur apostolat est une illusion. Si le militant supporte d'importants efforts, c'est bien parce qu'il estime que le combat politique vaut qu'il y participe. Il tire donc de son militantisme une réelle satisfaction.
    La conception du «militant qui se sacrifie» n'est pas seulement fausse. Elle est aussi dangereuse. L'activisme sert souvent de justification inconsciente à l'acquisition de positions de pouvoir. Ledit pouvoir est d'ailleurs la forme de rémunération du militantisme la plus fréquente, bien avant les «honneurs» ou les avantages matériels.
    Une autre thèse, très répandue, veut que les motivations du militantisme soient à rechercher du côté du refoulement sexuel ou des déséquilibres psychologiques en tous genres. Nous ne nions pas le caractère explicatif de ce genre de facteurs pour ce qui est de certains militants. Mais cette thèse s'applique à des cas marginaux. Il faut plutôt insister sur les causes psycho-affectives du militantisme. Par exemple la recherche de la fin d'une solitude, le désir de s'intégrer à un groupe humain motivent assez souvent un engagement militant. Le côté famille du parti (entraide, solidarité, camaraderie etc.) attire les isolés, les mal-intégrés à leur famille ou à leur milieu social.

    Mais le militantisme n'est pas seulement le résultat d'un «manque». Il peut naître de la volonté d'enrichir sa vie, de dépasser sa condition et ses problèmes de tous les jours. Dans ce cas, le militant cherchera a exercer un certain rôle. Par le militantisme, il veut valoriser son existence, s'élever au-dessus de sa condition sociale ou intellectuelle initiale.
    Ce rôle promotionnel du militantisme est particulièrement important chez les militants ouvriers du PCF. Militants, ils sont plus, et en savent plus, que de simples ouvriers. De même, certains instituteurs cherchent à dépasser les quatre coins de leur salle de classe en devenant secrétaires de section socialiste.
    Malgré ses tares, le militantisme permet à beaucoup de mener une «vie moins con», moins routinière et de se sentir autre chose que des moutons. Il est cependant clair que ce désir d'une vie plus riche se traduit fréquemment en une aspiration à l'exercice d'un certain pouvoir. Les motivations de cet acte social qu'est le militantisme ne peuvent qu'être influencées par les valeurs de comportement dominantes dans la société.

POPOL NE FOUT RIEN
    Le militantisme tel qu'il est pratiqué aujourd'hui est-il au moins efficace ? On peut d'abord s'interroger sur les «techniques» militantes mises habituellement en oeuvre. Pour beaucoup, le militant est essentiellement un porteur de balai et un diffuseur de tracts. Et il est vrai que l'activité militante est étonnement polarisée sur ces deux techniques. Il y a une véritable psychose du collage. Celui-ci n'est évidemment pas inutile, notamment en période électorale. Mais l'efficacité est-elle toujours à la hauteur des efforts endurés ? Le plus criticable, cependant, c'est la routine qui préside généralement à l'élaboration du matériel de propagande: tracts bourrés de stéréotypes mille fois répétés, affiches d'une banalité affligeante etc. Sans compter les meetings qui n'apprenent rien à personne et les multiples réunions qui organisent d'autres réunions décidées dans une troisième série de réunions  La «réunionite» est le pire virus de l'action militante. Elle est un des signes de cette maladie plus générale des organisations qui les conduit à tourner sur elles même. En rond et en vase clos. Ce sont alors des réunions publiques qui ne rassemblent que des convaincus, des tracts seulement lus par ceux qui sont d'accord, des réunions centrées sur le fonctionnement interne de l'organisation du style, qui va s'occuper de la propa(gande) vu que Popol ne fout rien ? Ou bien les discussions byzantines ayant pour objet de définir la tactique la plus fine à adopter dans le rude combat au corps à corps avec la tendance rivale.
    L'efficacité de l'activité militante commande donc d'abord qu'elle soit largement tournée vers la masse des non-militants. A ce propos, on peut remarquer que la gauche française n'utilise pratiquement pas certains moyens d'expression audio-visuels, cinéma, chansons, mimes, théâtre de rue etc. Quelle différence avec les partis de l'Unité Populaire chilienne qui avaient tous leurs troupes de chanteurs, de peintres de rue! Ces types de communication permettent de s'appuyer sur et de développer la culture populaire. Ils rendent également possible la compréhension des messages politiques par un grand nombre de gens allergiques au discours politique traditionnel.

LES LEADERS LOCAUX D'OPINION
    Il serait faux d'opposer des techniques militantes traditionnelles à abandonner et des techniques nouvelles à développer. Tout est dans la manière pour les unes comme pour les autres. Si les tracts sont jetés dès la lecture des deux premières lignes, c'est souvent parce que le lecteur devine aisément la suite. Ceux qui disent vraiment des choses nouvelles et qui bénéficient d'une accroche un peu originale ont des chances de subir un sort plus favorable.
    De même certaines réunions publiques non spectaculaires mais bien animées et portant sur un thème précis permettent une réelle participation des présents. Elles sont ainsi beaucoup plus efficaces que nombre de meetings de vedettes politiques.
    Enfin, les partis politiques négligent généralement l'importance des discussions personnelles dans la formation de l'opinion publique. Celle-ci est structurée dans une mesure importante par l'activité verbale d'une multitude de «leaders locaux d'opinion», la «grande gueule» d'un atelier, le maire d'un village etc. Ceux-ci diffusent autour d'eux un certain nombre d'idées et d'attitudes qui entraînent une sélectivité idéologique de la part de leur entourage concernant sa façon de recevoir le message des média. Directement ou indirectement, ils ont par conséquent une grande influence sur les positions idéologiques de leur entourage.
    Les militants doivent être capables de jouer le rôle de leaders locaux d'opinion (dans leur quartier, dans leur immeuble, dans leur bureau etc.). Pour cela, il leur faut entretenir avec le milieu où ils veulent remplir cette fonction un rapport autre que seulement politique. Ce rapport doit également être un rapport professionnel ou de voisinage ou encore d'amitié... C'est là l'important problème de l'insertion sociale des militants. Un bon militant ne peut être seulement un militant.

LA VERITE APPORTEE DE L'EXTERIEUR
    Les questions du rôle du militant et de l'efficacité du militantisme amènent inévitablement à se poser le problème politique de fond: quelle doit être la fonction d'un parti politique luttant pour le socialisme ?
    On a vu comment les tares des partis de masse étaient liés à leur immersion dans la société actuelle et aux contraintes posées par le capitalisme sur les conditions d'existence du prolétariat. Mais ces tares proviennent aussi d'une certaine conception du rôle du parti.
    La vision léniniste de la Vérité Scientifique apportée de l'extérieur par le Parti (par les intellectuels) à des masses foncièrement ignares est extrêmement dangereuse. Elle est aussi bien peu marxiste: elle fait reposer les rapports existant entre la réalité et la pensée sur une relation d'opposition et d'extériorité. Au lieu de les concevoir comme parties prenantes d'une unité dialectique. Cette conception est dangereuse car elle légitime l'exercice de la direction du parti par les "intellectuels" qui deviennent vite des bureaucrates.
    En considérant la. production idéologique comme un processus extérieur à l'activité des masses, cette vue des choses contribue à donner une dimension religieuse à l'idéologie. L'opposition entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas à vite fait de reproduire la division dirigeants-dirigés aujourd'hui dans le parti, demain dans la société.
    La conception léniniste voit également dans le parti l'expression même de la classe ouvrière. Dans la société bourgeoise, le parti est donc une forteresse assiégée. Toute attaque contre le parti est une attaque contre la classe ouvrière. Les ennemis de classe harcèlent constamment le parti. Celui-ci, véritable incarnation historique de la classe ouvrière, doit se défendre se battre par tous les moyens. Machiavel n'est pas loin: le Parti-Prince. Sous prétexte d'efficacité, on assiste à la reproduction de la hiérarchie dans le parti, à la concentration du pouvoir. L'activité des militants se réduit alors à la diffusion «en-bas» d'un discours élaboré "en haut". Le but devient la prise du pouvoir par le parti, par ceux qui parlent au nom de la classe ouvrière. Et non plus la prise de pouvoir dans la société par le prolétariat lui-même.
    Contrairement à certaines apparences, cette conception élitiste du rôle du parti ne concerne pas uniquement, même s'il en est le meilleur exemple, le PCF dans notre pays. Qui plus que nombre de groupuscules d'extrême-gauche prétend apporter la Vérité Révolutionnaire aux masses amporphes et chloroformées par les bureaucrates stalino-réformistes ? Quant au PS, il reprend assez au léninisme sa conception élitiste du parti. Avec, c'est important, une vision beaucoup plus modeste du rôle du parti. Il lui suffit que le discours diffusé dans les masses les amènent à bien voter. Et il a plus besoin d'un bon gouvernement que d'un bon comité central, les technocrates remplaçant les idéologues...


Photo Dominique Cabrera

COMPTER SUR LA SPONTANEITE REVOLUTIONNAIRE ?
    Suffit-il de s'en tenir à une dénonciation scandalisée des partis dirigeant et dominant les masses et de chanter sur tous les tons la phrase de Marx : «La libération des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes» ? Et d'en conclure à la nocivité profonde de partis qui ne servent qu'à briser la spontanéité révolutionnaire de masses ? Nous ne le pensons pas.
    Le refus de toute organisation et de toute structuration de la lutte politique des travailleurs repose sur une vision idéaliste ou économiste de la révolution socialiste. L'idéalisme: le socialisme gagnera de toute façon car les travailleurs ne supporteront pas longtemps d'être exploités. L'économisme: le développement des forces productives libératrices nous conduira inéluctablement au socialisme (à travers les contradictions croissantes du système capitaliste, bien sûr).
    Cette croyance dans le caractère automatique (l'évolution économique) ou naturel (la révolte spontanée du prolétariat) de la marche au socialisme est fausse. Elle oublie deux réalités fondamentales. Premièrement, il n'existe pas de fatalité économique. Le capitalisme a plus d'un tour dans son sac. Il a su et il sait toujours déplacer ses contradictions pour survivre. Deuxièmement, les travailleurs ne sont pas seulement exploités, ils sont aussi dominés et aliénés. La bourgeoisie maintient son pouvoir en réussissant à rendre son idéologie hégémonique dans la société. Elle réussit de fait, et c'est une nécessité pour elle, à intégrer au minimum les classes dominées (grâce à sa maitrise de l'appareil d'Etat, notamment).

DEPASSER LES LUTTES PARTICULIERES
    Il n'y a pas d'avancée vers le socialisme sans développement, sans montée de la lutte des classes. Celle-ci est d'abord présente dans la réalité sous la forme de multiples luttes locales, particulières (dans une entreprise, dans un quartier...). Ces luttes naissent du vécu quotidien de telle ou telle catégorie d'exploités ou de dominés. Elles ne sont pas spontanées mais liées à des prises de conscience, à des efforts militants.
    Cependant, des luttes à la base, aussi exemplaires soient-elles, sont insuffisantes pour déclencher un processus de changement de l'ensemble de la société. Car elles sont relatives à des vécus particuliers, tendues vers des objectifs partiels et prisonnières du contexte social général. Elles doivent être liées entre elles, se coordonner afin de pouvoir s'exprimer politiquement. Les luttes de masse ont besoin d'un prolongement politique sous la forme d'une lutte globale, idéologique, capable de poser le problème du pouvoir central.
    Faute de cette liaison dialectique entre lutte globale et luttes à la base, entre action politique et mouvements de masse, on est condamné soit à l'élitisme soit au réformisme. Le parti politique a pour tâche d'animer la lutte idéologique, d'aider à la prise de conscience des travailleurs et de créer les conditions d'un changement social et politique d'ensemble.
    Partant du vécu des gens et des luttes existantes, le militant doit être le catalyseur de leur prise de conscience politique. Celle-ci est inséparable de la pratique sociale des masses mais elle ne s'y réduit pas. Le rôle du militant est donc à la fois modeste (ce n'est pas lui qui crée l'Histoire et qui apporte la Vérité) et capital: il contribue à déchirer le voile idéologique qui fait accepter aux travailleurs leur condition et à organiser leur lutte.

    Un autre militantisme ne se réduirait pas à la transmission du haut en bas d'un discours politique. Politisant le vécu et les luttes des travailleurs, Il permettrait aussi à ces derniers de s'exprimer et d'agir par eux-mêmes. De plus en plus et à un niveau politique.
    Tous les travailleurs, tous les dominés ne deviendront pas des sujets (par rapport à objets) politiques aussi rapidement et aussi facilement. Dés aujourd'hui, le niveau de conscience de classe est inégal dans le prolétariat. La dynamique de la lutte des classes entraine l'apparition d'une fraction plus consciente, plus active. L'existence d'une avant-garde dans la lutte pour le socialisme est un fait. Les partis politiques ont et doivent avoir un rôle important dans l'élargissement de cette avant-garde. Mais ils ne peuvent prétendre incarner l'avant-garde active du prolétariat. Les syndicats, certaines associations, les luttes sociales elles-mêmes développent une certaine prise de conscience et secrètent des militants de valeur. On ne peut isoler une prise de conscience purement politique (domaine des partis) d'une prise de conscience sociale (domaine de tous les autres). Les deux sont étroitement imbriquées. Le reconnaître n'est pas incompatible avec l'affirmation du rôle spécifique et irremplaçable des partis politiques.
    L'existence d'un mouvement de masse relativement autonome par rapport à l'action des partis et même des syndicats est aussi une garantie pour le maintien de la libre expression des contradictions de la société. Pendant la marche au socialisme, les contradictions sociales (d'intérêts, de valeurs...) existeront aussi longtemps que la division sociale du travail. C'est dire que leur disparition n'est pas pour demain. La libre expression de ces contradictions maintiendra une dynamique de contestation sociale et politique du pouvoir. Cela évitera qu'une nouvelle élite (technocratie, bureaucratie...) stabilise son pouvoir sur l'ensemble de la société. Pour tout cela aussi, on aura besoin de militants!
    Le militant doit être autre chose qu'un simple militant. Car il court alors le risque de devenir le fidèle-soldat-OS du Parti-Guide. Il doit aussi, c'est d'ailleurs le même problème, être autre chose qu'un simple ouvrier, employé ou étudiant. Il doit être comme un poisson dans l'eau dans son milieu social d'intervention. Mais il ne peut se contenter d'être un poisson comme les autres: il doit aussi faire prendre conscience du lien existant entre, d'une part le vécu concret et les luttes particulières de son lieu de militance, et d'autre part l'enjeu global constitué par la domination d'une classe sur l'ensemble de la société.

Eric CIRE
(alias Eric DUPIN)
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