"Militant : premier sens, théologiquement
: l'église militante par opposition à l'église triomphante".
(dictionnaire Le Robert).
Voilà le premier sens historique du terme
de militant. Mais l'analogie existant entre le militant et le fidèle
(membre d'une église qui n'a pas encore triomphé!) est toujours
actuelle. Les militants vont à la messe, à ces meetings toujours
semblables où les discours-sermons ne varient guère. Au lieu
de chanter des psaumes, ils y scandent des slogans. Et la tribune remplace
la chaire...
LA BIBLE ET LES PROPHÈTES
De même, le militant vénère
souvent les Ecritures Sacrées: les huit volumes du «Capital»,
«Que faire» de Lénine ou le dernier texte à la
mode de Gramsci. Il est persuadé que la réponse à
toutes les questions sérieuses se trouve dans les écrits
des prophètes. Il suffit simplement de savoir lire la Bible (lecture
matérialiste, naturellement). Les problèmes qui n'y sont
pas traités sont des faux problèmes. Ou alors, un esprit
averti doit considérer qu'ils y sont, en fait, traités mais
«en creux», tout simplement.
La Vérité Eternelle ayant été
révélée aux masses par les prophètes, la Vérité
Historique d'aujourd'hui se découvre dans ces livres Saints ou plutôt
ces Encycliques que sont les programmes politiques. Tout y est. Le Programme
a «réponse à tout».
L'essentiel est d'avoir un bon programme
(bien actualisé). L'illusion qu'il est possible d'enfermer le futur
dans un texte résolvant tous les problèmes tient bon. Elle
est tellement sécurisante !
Les militants ont aussi leurs martyrs (Rosa, Salvador
ou le «Che») et leurs saints (entre autres et au choix, les
deux Léon - Blum ou Trotsky pour les ignorants). Sans compter les
papes du moment qui suscitent leur admiration (ici nous ne nous risquerons
pas à citer de noms).
Enfin, et c'est là l'essentiel, ils ont la
foi. Persuadés de détenir la Vérité dans son
essence et sa totalité, hypnotisés par la «juste ligne»,
ils ont une âme de missionnaires. Ils courent la rue pour évangéliser
les foules, pardon, les masses. Pour annoncer la Bonne Nouvelle: la crise
n'est pas fatale! Libérons l'Homme grâce au Socialisme Autogestionnaire!
Car ils croient au paradis (sur terre). Simplement, il faut du temps pour
passer "du gouvernement des hommes à l'administration des choses"
et pour atteindre cette société où l'on donnera "à
chacun selon ses besoins". Alors, plus d'exploitation, plus de conflits:
on pourra caresser la crinière des lions...
LES LIEUTENANTS-SECRÉTAIRES
"Militants. Deuxième sens (XIX' siècle)
: qui lutte, qui attaque, qui paie de sa personne. Qui prône le combat".
D'ailleurs, le verbe militer vient du latin militari qui veut dire soldat.
Le militant n'appartient donc pas seulement à une Eglise. Mais encore
à une armée.
Or une armée a besoin de discipline. C'est
pourquoi le militant-soldat doit obéir à ses lieutenants-secrétaires.
C'est une question d'efficacité. Surtout, l'armée est fondée
sur une stricte organisation hiérarchique. Dans la plus autogestionnaire
des grandes armées politiques, on distingue les galons suivants
: premier secrétaire, secrétaire national, membre du bureau
exécutif, membre du comité directeur, premier secrétaire
fédéral, secrétaire fédéral, membre
du bureau fédéral, membre de la commission exécutive
fédérale, secrétaire de section, membre du bureau
de section, responsable de quartier et enfin militant de base. Les soldats
de deuxième classe distribuent les tracts qu'on leur donne. Les
généraux élaborent la haute stratégie: par
exemple, combien de ministres communistes le gouvernement de Bonn pourra-t-il
supporter ?
Et puis, «à la guerre comme à
la guerre». Une fin juste permet souvent de justifier des moyens
plutôt magouilleurs et louches. Et il y a l'entr'aide, la camaraderie
de combat.
Dernière caractéristique du militant-soldat:
comme tout militaire, il lutte contre plus qu'il ne combat pour. Cela est
particulièrement vrai dans son cas, pour une raison très
simple: ce contre quoi il se bat, le capitalisme, existe bel et bien alors
que le but de son action, le socialisme, reste à l'état de
projet. L'ennui, c'est qu'à force de lutter contre, on n'en oublie
quelquefois ce pour quoi l'on combat. D'autant plus que la lutte politique
a ses règles: on est bien obligé, dans une certaine mesure,
de se situer sur le «terrain de l'adversaire».
On a vu que le militant ressemblait étrangement
au fidèle et au soldat. Il serait superficiel de s'en tenir à
ces similitudes même si elles sont réelles. Car le militant
dont nous parlons est situé historiquement et socialement : c'est
le troisième sens du mot militant indiqué par Le Robert:
"Un militant, une militante : militant ouvrier, syndicaliste etc..."
Le militantisme est la forme privilégiée
de la lutte du mouvement ouvrier. C'est grâce au développement
d'organisations de masse que la classe ouvrière a acquis sa puissance.
La seule force sur laquelle elle pouvait s'appuyer était celle du
nombre. La naissance d'organisations de masse fondées sur le militantisme
a permis aux travailleurs de peser, d'échapper à leur impuissance
en tant qu'individus exploités, aliénés et dominés.
Dans la lutte des classes, en s'unissant, les forces ne s'aditionnent pas;
elles se multiplient.
De plus, du fait de sa condition sociale, le prolétariat
doit disposer de syndicats et de partis de masse pour prendre conscience
de ses intérêts et organiser efficacement son action. Ces
organisations reposent sur l'activité d'un grand nombre de militants.
Ils ne sont que «la base» mais une pyramide repose toujours
sur sa base.
Au coeur de la lutte et de la prise de conscience
des travailleurs, le militant idéal doit être un véritable
intellectuel révolutionnaire. Il doit lier dialectiquement sa pratique
- son action concrète - et ses connaissances théoriques -
la compréhension globale de la société dans laquelle
il vit. S'il arrive à maîtriser dans son militantisme une
telle praxis (unité dialectique de la théorie et de la pratique,
comme chacun le sait), il sera loin d'être un simple soldat-fidèle.
Un tel militant n'attend pas la circulaire du comité central pour
agir. Fort de son expérience quotidienne, il est en mesure d'apporter
une réelle contribution à l'élaboration de l'orientation
politique de son parti etc.On sait que les militants de ce type sont rares.
La plupart du temps, les militants que l'on rencontre se situent quelque
part entre le fidèle-soldat que l'on a décrit et ce militant
exemplaire.
L'ORGANISATION SCIENTIFIQUE DU TRAVAIL
Pourquoi cette imperfection, qui se manifeste par
des phénomènes de bureaucratisation des organisations de
masse ? Tout simplement parce qu'un parti ou un syndicat n'est pas une
entité séparée de la société capitaliste.
Agissant dans et sur elle, il en subit assez largement les contraintes.
Le militant ouvrier qui travaille 43 heures par semaine et a dû arrêter
très tôt ses études ne pourra pas facilement se muer
en «intellectuel révolutionnaire». Le poids de son exploitation
(fatigue, manque de temps libre) et de son aliénation (handicaps
culturels) tendra à limiter son activité militante à
ce qu'il sait et peut faire immédiatement. Les contraintes imposées
par la condition sociale des travailleurs au militantisme de base sont
à l'origine de la division du travail qui s'est développée
dans les partis de gauche. Un nouveau visage du parti apparaît: après
l'église et l'armée voici l'entreprise rationnellement gérée
grâce à l'organisation scientifique du travail (OST - voir
"les
temps modernes").
On connaît la puissance des experts de tout
poil. Et les tâches militantes ressemblent souvent au travail d'un
véritable 0.S. de la politique: monotonie, manque de responsabilité,
répétitivité des tâches etc....
SACRIFIER SA VIE DE VER DE TERRE?
Fidèle, soldat, 0.S... Les militants n'ont
pas l'air d'avoir toujours une vie très gaie. Et pourtant, ils existent.
Première explication, la mauvaise: le militant sacrifie sa petite
personne pour le plus grand bien de l'Humanité. Que compte sa misérable
vie de ver de terre face à l'Histoire, au Socialisme et à
la Libération de l'Homme? Beaucoup de militants sacrifient ainsi
leur vie - leurs loisirs, leur vie personnelle et même leur travail
- à l'action politique. Il n'enntre pas du tout dans nos intentions
de ricaner devant les sacrifices bien réels de beaucoup de vrais
militants. Mais le militantisme pur apostolat est une illusion. Si le militant
supporte d'importants efforts, c'est bien parce qu'il estime que le combat
politique vaut qu'il y participe. Il tire donc de son militantisme une
réelle satisfaction.
La conception du «militant qui se sacrifie»
n'est pas seulement fausse. Elle est aussi dangereuse. L'activisme sert
souvent de justification inconsciente à l'acquisition de positions
de pouvoir. Ledit pouvoir est d'ailleurs la forme de rémunération
du militantisme la plus fréquente, bien avant les «honneurs»
ou les avantages matériels.
Une autre thèse, très répandue,
veut que les motivations du militantisme soient à rechercher du
côté du refoulement sexuel ou des déséquilibres
psychologiques en tous genres. Nous ne nions pas le caractère explicatif
de ce genre de facteurs pour ce qui est de certains militants. Mais cette
thèse s'applique à des cas marginaux. Il faut plutôt
insister sur les causes psycho-affectives du militantisme. Par exemple
la recherche de la fin d'une solitude, le désir de s'intégrer
à un groupe humain motivent assez souvent un engagement militant.
Le côté famille du parti (entraide, solidarité, camaraderie
etc.) attire les isolés, les mal-intégrés à
leur famille ou à leur milieu social.
Mais le militantisme n'est pas seulement le résultat
d'un «manque». Il peut naître de la volonté d'enrichir
sa vie, de dépasser sa condition et ses problèmes de tous
les jours. Dans ce cas, le militant cherchera a exercer un certain rôle.
Par le militantisme, il veut valoriser son existence, s'élever au-dessus
de sa condition sociale ou intellectuelle initiale.
Ce rôle promotionnel du militantisme est particulièrement
important chez les militants ouvriers du PCF. Militants, ils sont plus,
et en savent plus, que de simples ouvriers. De même, certains instituteurs
cherchent à dépasser les quatre coins de leur salle de classe
en devenant secrétaires de section socialiste.
Malgré ses tares, le militantisme permet
à beaucoup de mener une «vie moins con», moins routinière
et de se sentir autre chose que des moutons. Il est cependant clair que
ce désir d'une vie plus riche se traduit fréquemment en une
aspiration à l'exercice d'un certain pouvoir. Les motivations de
cet acte social qu'est le militantisme ne peuvent qu'être influencées
par les valeurs de comportement dominantes dans la société.
POPOL NE FOUT RIEN
Le militantisme tel qu'il est pratiqué aujourd'hui
est-il au moins efficace ? On peut d'abord s'interroger sur les «techniques»
militantes mises habituellement en oeuvre. Pour beaucoup, le militant est
essentiellement un porteur de balai et un diffuseur de tracts. Et il est
vrai que l'activité militante est étonnement polarisée
sur ces deux techniques. Il y a une véritable psychose du collage.
Celui-ci n'est évidemment pas inutile, notamment en période
électorale. Mais l'efficacité est-elle toujours à
la hauteur des efforts endurés ? Le plus criticable, cependant,
c'est la routine qui préside généralement à
l'élaboration du matériel de propagande: tracts bourrés
de stéréotypes mille fois répétés, affiches
d'une banalité affligeante etc. Sans compter les meetings qui n'apprenent
rien à personne et les multiples réunions qui organisent
d'autres réunions décidées dans une troisième
série de réunions La «réunionite»
est le pire virus de l'action militante. Elle est un des signes de cette
maladie plus générale des organisations qui les conduit à
tourner sur elles même. En rond et en vase clos. Ce sont alors des
réunions publiques qui ne rassemblent que des convaincus, des tracts
seulement lus par ceux qui sont d'accord, des réunions centrées
sur le fonctionnement interne de l'organisation du style, qui va s'occuper
de la propa(gande) vu que Popol ne fout rien ? Ou bien les discussions
byzantines ayant pour objet de définir la tactique la plus fine
à adopter dans le rude combat au corps à corps avec la tendance
rivale.
L'efficacité de l'activité militante
commande donc d'abord qu'elle soit largement tournée vers la masse
des non-militants. A ce propos, on peut remarquer que la gauche française
n'utilise pratiquement pas certains moyens d'expression audio-visuels,
cinéma, chansons, mimes, théâtre de rue etc. Quelle
différence avec les partis de l'Unité Populaire chilienne
qui avaient tous leurs troupes de chanteurs, de peintres de rue! Ces types
de communication permettent de s'appuyer sur et de développer la
culture populaire. Ils rendent également possible la compréhension
des messages politiques par un grand nombre de gens allergiques au discours
politique traditionnel.
LES LEADERS LOCAUX D'OPINION
Il serait faux d'opposer des techniques militantes
traditionnelles à abandonner et des techniques nouvelles à
développer. Tout est dans la manière pour les unes comme
pour les autres. Si les tracts sont jetés dès la lecture
des deux premières lignes, c'est souvent parce que le lecteur devine
aisément la suite. Ceux qui disent vraiment des choses nouvelles
et qui bénéficient d'une accroche un peu originale ont des
chances de subir un sort plus favorable.
De même certaines réunions publiques
non spectaculaires mais bien animées et portant sur un thème
précis permettent une réelle participation des présents.
Elles sont ainsi beaucoup plus efficaces que nombre de meetings de vedettes
politiques.
Enfin, les partis politiques négligent généralement
l'importance des discussions personnelles dans la formation de l'opinion
publique. Celle-ci est structurée dans une mesure importante par
l'activité verbale d'une multitude de «leaders locaux d'opinion»,
la «grande gueule» d'un atelier, le maire d'un village etc.
Ceux-ci diffusent autour d'eux un certain nombre d'idées et d'attitudes
qui entraînent une sélectivité idéologique de
la part de leur entourage concernant sa façon de recevoir le message
des média. Directement ou indirectement, ils ont par conséquent
une grande influence sur les positions idéologiques de leur entourage.
Les militants doivent être capables de jouer
le rôle de leaders locaux d'opinion (dans leur quartier, dans leur
immeuble, dans leur bureau etc.). Pour cela, il leur faut entretenir avec
le milieu où ils veulent remplir cette fonction un rapport autre
que seulement politique. Ce rapport doit également être un
rapport professionnel ou de voisinage ou encore d'amitié... C'est
là l'important problème de l'insertion sociale des militants.
Un bon militant ne peut être seulement un militant.
LA VERITE APPORTEE DE L'EXTERIEUR
Les questions du rôle du militant et de l'efficacité
du militantisme amènent inévitablement à se poser
le problème politique de fond: quelle doit être la fonction
d'un parti politique luttant pour le socialisme ?
On a vu comment les tares des partis de masse étaient
liés à leur immersion dans la société actuelle
et aux contraintes posées par le capitalisme sur les conditions
d'existence du prolétariat. Mais ces tares proviennent aussi d'une
certaine conception du rôle du parti.
La vision léniniste de la Vérité
Scientifique apportée de l'extérieur par le Parti (par les
intellectuels) à des masses foncièrement ignares est extrêmement
dangereuse. Elle est aussi bien peu marxiste: elle fait reposer les rapports
existant entre la réalité et la pensée sur une relation
d'opposition et d'extériorité. Au lieu de les concevoir comme
parties prenantes d'une unité dialectique. Cette conception est
dangereuse car elle légitime l'exercice de la direction du parti
par les "intellectuels" qui deviennent vite des bureaucrates.
En considérant la. production idéologique
comme un processus extérieur à l'activité des masses,
cette vue des choses contribue à donner une dimension religieuse
à l'idéologie. L'opposition entre ceux qui savent et ceux
qui ne savent pas à vite fait de reproduire la division dirigeants-dirigés
aujourd'hui dans le parti, demain dans la société.
La conception léniniste voit également
dans le parti l'expression même de la classe ouvrière. Dans
la société bourgeoise, le parti est donc une forteresse assiégée.
Toute attaque contre le parti est une attaque contre la classe ouvrière.
Les ennemis de classe harcèlent constamment le parti. Celui-ci,
véritable incarnation historique de la classe ouvrière, doit
se défendre se battre par tous les moyens. Machiavel n'est pas loin:
le Parti-Prince. Sous prétexte d'efficacité, on assiste à
la reproduction de la hiérarchie dans le parti, à la concentration
du pouvoir. L'activité des militants se réduit alors à
la diffusion «en-bas» d'un discours élaboré "en
haut". Le but devient la prise du pouvoir par le parti, par ceux qui parlent
au nom de la classe ouvrière. Et non plus la prise de pouvoir
dans la société par le prolétariat lui-même.
Contrairement à certaines apparences, cette
conception élitiste du rôle du parti ne concerne pas uniquement,
même s'il en est le meilleur exemple, le PCF dans notre pays. Qui
plus que nombre de groupuscules d'extrême-gauche prétend apporter
la Vérité Révolutionnaire aux masses amporphes et
chloroformées par les bureaucrates stalino-réformistes ?
Quant au PS, il reprend assez au léninisme sa conception élitiste
du parti. Avec, c'est important, une vision beaucoup plus modeste du rôle
du parti. Il lui suffit que le discours diffusé dans les masses
les amènent à bien voter. Et il a plus besoin d'un bon gouvernement
que d'un bon comité central, les technocrates remplaçant
les idéologues...
COMPTER SUR LA SPONTANEITE REVOLUTIONNAIRE ?
Suffit-il de s'en tenir à une dénonciation
scandalisée des partis dirigeant et dominant les masses et de chanter
sur tous les tons la phrase de Marx : «La libération des travailleurs
sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes» ? Et d'en conclure
à la nocivité profonde de partis qui ne servent qu'à
briser la spontanéité révolutionnaire de masses ?
Nous ne le pensons pas.
Le refus de toute organisation et de toute structuration
de la lutte politique des travailleurs repose sur une vision idéaliste
ou économiste de la révolution socialiste. L'idéalisme:
le socialisme gagnera de toute façon car les travailleurs ne supporteront
pas longtemps d'être exploités. L'économisme: le développement
des forces productives libératrices nous conduira inéluctablement
au socialisme (à travers les contradictions croissantes du système
capitaliste, bien sûr).
Cette croyance dans le caractère automatique
(l'évolution économique) ou naturel (la révolte spontanée
du prolétariat) de la marche au socialisme est fausse. Elle oublie
deux réalités fondamentales. Premièrement, il n'existe
pas de fatalité économique. Le capitalisme a plus d'un tour
dans son sac. Il a su et il sait toujours déplacer ses contradictions
pour survivre. Deuxièmement, les travailleurs ne sont pas seulement
exploités, ils sont aussi dominés et aliénés.
La bourgeoisie maintient son pouvoir en réussissant à rendre
son idéologie hégémonique dans la société.
Elle réussit de fait, et c'est une nécessité pour
elle, à intégrer au minimum les classes dominées (grâce
à sa maitrise de l'appareil d'Etat, notamment).
DEPASSER LES LUTTES PARTICULIERES
Il n'y a pas d'avancée vers le socialisme
sans développement, sans montée de la lutte des classes.
Celle-ci est d'abord présente dans la réalité sous
la forme de multiples luttes locales, particulières (dans une entreprise,
dans un quartier...). Ces luttes naissent du vécu quotidien de telle
ou telle catégorie d'exploités ou de dominés. Elles
ne sont pas spontanées mais liées à des prises de
conscience, à des efforts militants.
Cependant, des luttes à la base, aussi exemplaires
soient-elles, sont insuffisantes pour déclencher un processus de
changement de l'ensemble de la société. Car elles sont relatives
à des vécus particuliers, tendues vers des objectifs partiels
et prisonnières du contexte social général. Elles
doivent être liées entre elles, se coordonner afin de pouvoir
s'exprimer politiquement. Les luttes de masse ont besoin d'un prolongement
politique sous la forme d'une lutte globale, idéologique, capable
de poser le problème du pouvoir central.
Faute de cette liaison dialectique entre lutte globale
et luttes à la base, entre action politique et mouvements de masse,
on est condamné soit à l'élitisme soit au réformisme.
Le parti politique a pour tâche d'animer la lutte idéologique,
d'aider à la prise de conscience des travailleurs et de créer
les conditions d'un changement social et politique d'ensemble.
Partant du vécu des gens et des luttes existantes,
le militant doit être le catalyseur de leur prise de conscience politique.
Celle-ci est inséparable de la pratique sociale des masses mais
elle ne s'y réduit pas. Le rôle du militant est donc à
la fois modeste (ce n'est pas lui qui crée l'Histoire et qui apporte
la Vérité) et capital: il contribue à déchirer
le voile idéologique qui fait accepter aux travailleurs leur condition
et à organiser leur lutte.
Un autre militantisme ne se réduirait pas
à la transmission du haut en bas d'un discours politique. Politisant
le vécu et les luttes des travailleurs, Il permettrait aussi à
ces derniers de s'exprimer et d'agir par eux-mêmes. De plus en plus
et à un niveau politique.
Tous les travailleurs, tous les dominés ne
deviendront pas des sujets (par rapport à objets) politiques aussi
rapidement et aussi facilement. Dés aujourd'hui, le niveau de conscience
de classe est inégal dans le prolétariat. La dynamique de
la lutte des classes entraine l'apparition d'une fraction plus consciente,
plus active. L'existence d'une avant-garde dans la lutte pour le socialisme
est un fait. Les partis politiques ont et doivent avoir un rôle important
dans l'élargissement de cette avant-garde. Mais ils ne peuvent prétendre
incarner l'avant-garde active du prolétariat. Les syndicats, certaines
associations, les luttes sociales elles-mêmes développent
une certaine prise de conscience et secrètent des militants de valeur.
On ne peut isoler une prise de conscience purement politique (domaine des
partis) d'une prise de conscience sociale (domaine de tous les autres).
Les deux sont étroitement imbriquées. Le reconnaître
n'est pas incompatible avec l'affirmation du rôle spécifique
et irremplaçable des partis politiques.
L'existence d'un mouvement de masse relativement
autonome par rapport à l'action des partis et même des syndicats
est aussi une garantie pour le maintien de la libre expression des contradictions
de la société. Pendant la marche au socialisme, les contradictions
sociales (d'intérêts, de valeurs...) existeront aussi longtemps
que la division sociale du travail. C'est dire que leur disparition n'est
pas pour demain. La libre expression de ces contradictions maintiendra
une dynamique de contestation sociale et politique du pouvoir. Cela évitera
qu'une nouvelle élite (technocratie, bureaucratie...) stabilise
son pouvoir sur l'ensemble de la société. Pour tout cela
aussi, on aura besoin de militants!
Le militant doit être autre chose qu'un simple
militant. Car il court alors le risque de devenir le fidèle-soldat-OS
du Parti-Guide. Il doit aussi, c'est d'ailleurs le même problème,
être autre chose qu'un simple ouvrier, employé ou étudiant.
Il doit être comme un poisson dans l'eau dans son milieu social d'intervention.
Mais il ne peut se contenter d'être un poisson comme les autres:
il doit aussi faire prendre conscience du lien existant entre, d'une part
le vécu concret et les luttes particulières de son lieu de
militance, et d'autre part l'enjeu global constitué par la domination
d'une classe sur l'ensemble de la société.