Vous trouverez ci-dessous les textes préparés pour
mes chroniques,
vous pouvez aussi accéder aux archives
sonores.
Si elles sont des catastrophes écologiques, les marées
noires sont aussi la conséquence obligée de véritables
stratégies économiques. Il y a trop de similitudes entre
tous ces accidents – navires vieillots, pavillons de complaisance, sociétés
écran etc. – pour que le hasard climatique n’intervienne pas comme
un risque consciemment pris par les « voyous de la mer », selon
l’expression de Jacques Chirac. C’est d’ailleurs le président de
la République lui-même, et non pas Alain Lipietz, qui dénonçait,
après le naufrage de l’Erika, les « dommages causés
par la course effrénée au profit ».
L’analyse économique du phénomène peut
être conduite à partir d’un principe d’une simplicité
biblique : le pollueur doit être le payeur. Hélas, l’examen
des dernières grandes catastrophes montre qu’on en est toujours
très loin.
Il existe pourtant un organisme international chargé
d’indemniser les victimes des marées noires : le Fipol (Fonds d’indemnisation
des pollutions par hydrocarbures). Ce machin inter-gouvernemental est financé
par les pétroliers de 82 Etats membres. Mais ce système permet
aux propriétaires des navires de limiter leur engagement de responsabilité
(à environ 80 millions d’euros pour les plus gros). Qui plus est,
l’indemnisation du Fipol est, elle-même, plafonnée à
180 millions d’euros. Enfin, les experts de cet organisme déterminent
librement les remboursements à opérer, y appliquent force
abattements et versent l’argent avec beaucoup de retard…
L’exemple de l’Erika illustre bien les carences du système
actuel. Ce naufrage qui a touché la Bretagne en décembre
1999 a coûté, selon les estimations, entre 500 millions et
3 milliards d’euros. Le Fipol n’a accepté qu’un montant d’indemnisation
de 177 millions alors que l’Etat, à lui-seul, a supporté
une charge de 144 millions d’euros. Quant à la société
TotalFina, propriétaire de la cargaison de l’Erika, elle n’a déboursé
que 180 millions, son PDG offrant dans un geste chevaleresque une journée
de son salaire !
A contrario, c’est aux Etats-Unis que l’on trouve un bel exemple
d’application pleine et entière du principe pollueur-payeur. Il
est vrai que ce pays n’est pas membre du Fipol ! En 1989, un navire appartenant
à Exxon a pollué l’Alaska. Cette société pétrolière
a immédiatement pris en charge le nettoyage du rivage pour la somme
impressionnante de 2,5 milliards de dollars ! Ce qui ne l’a pas empêchée
d’être condamnée par la justice américaine, après
moult péripéties, à verser 5 milliards de dollars
de dommages et intérêts. Certains Inuits en ont été
sensiblement enrichis ! On nous dit parfois que l’Europe est un modèle
social et environnemental par rapport au capitalisme sauvage américain.
Souhaitons-le, naturellement. Mais, pour ce qui est des marées noires,
le Vieux continent n’a vraiment pas de leçon à donner au
Nouveau.
Je voudrais revenir sur l’incroyable scandale de ces derniers
jours : il a fortement neigé et – tout le drame vient du «
et » - il a fait très froid en plein hiver, et ceci dans la
région parisienne ! Bien évidemment, il n’est pas question
de se moquer, une fraction de seconde, des milliers de voyageurs qui se
sont trouvés bloqués – qui dans sa voiture, qui dans un aéroport.
Et encore moins des centaines de pompiers qui ont fait ce qu’ils ont pu,
dans la nuit de samedi à dimanche dernier, pour secourir les naufragés
des autoroutes…
Mais les « dysfonctionnements », pour reprendre
un terme qu’affectionnent les technocrates, qui se sont produit ce week-end,
sont révélateurs de certaines fragilités de nos sociétés,
des fragilités techniques mais aussi sociales et psychologiques.
Ce qui vient d’abord à l’esprit, c’est – une fois de
plus – l’impressionnante vulnérabilité de nos systèmes
de communication modernes aux caprices de la nature. L’usager du métro
parisien sait déjà que le moindre coup de froid sur la capitale
engendre ce qui est pudiquement appelé des « incidents techniques
». Les prisonniers de l’autoroute A10 auront légitimement
été surpris qu’une couche de neige de cinq centimètres
provoque de tels dégâts. On sait que c’est une plaque de verglas
aux alentours du trop célèbre péage de Saint-Arnoult
qui a été à l’origine du principal bouchon. Or il
faut savoir qu’à cet endroit la société des autoroutes
a eu l’excellente idée de revêtir la chaussée de ce
que l’on appelle un « enrobé traînant ». En temps
de pluie, ce merveilleux procédé améliore considérablement
la sécurité des automobilistes. Mais quand il se met à
geler, l’effet est catastrophique ! Encore un des effets pervers inévitables
de tout progrès technique. Sur les aéroports de Roissy et
d’Orly, aussi, le cocktail détonnant de la neige et du froid a eu
raison de la technique moderne.
Chacun conviendra que tous nos équipements ne peuvent
être conçus pour fonctionner dans des conditions extrêmes.
C’est pourquoi le principal procès qui a été dressé
concerne l’information déficiente des malheureux usagers de l’air
et de la route. Et là, c’est vrai que la « société
de l’information », dont on nous rebat les oreilles, n’était
pas au rendez-vous. La gestion humaine des situations de crise – dans les
aéroports comme ailleurs – reste à inventer ! Autoroute FM
a énervé des automobilistes totalement bloqués en
évoquant béatement la perspective d’un simple « ralentissement
» ! Enfin, comme d’habitude lorsqu’ils sont le plus utiles, les téléphones
portables ont été inutilisables…
Terminons par la dimension psychologique du problème.
Tout se passe comme si notre société, pourtant baignée
de valeurs écologiques, supportait de moins en moins les caprices
de la nature. Comme si nous avions, du haut de nos technologies nouvelles
et sophistiquées, un droit absolu à ne plus subir l’imprévisible
qui menaçait nos ancêtres. Météo France a évidemment
sous-estimé la virulence des cieux en ce 4 janvier 2003. Mais les
prévisionnistes n’écriront jamais l’avenir. Fort heureusement,
d’ailleurs.
On le sait, la France accuse un sacré retard, par rapport
à ses voisins européens, en matière de réforme
de son régime de retraite. D’ailleurs, la Commission européenne
vient, à nouveau, de nous rappeler que cette épreuve de vérité
– imposée par les données démographiques – ne doit
plus être reculée. En son temps, Michel Rocard avait eu la
candeur de confesser qu’un gouvernement soucieux de sa survie devait se
garder d’ouvrir ce dossier explosif. Plus tard, les mésaventures
du plan Juppé de 1995 ont servi de prétexte pour multiplier
les rapports avant de les ranger soigneusement dans un tiroir. C’est à
peu près ce qu’a fait le gouvernement Jospin.
On aurait donc mauvaise grâce à ne pas saluer
la volonté d’action affichée par Jacques Chirac et relayée
par le gouvernement Raffarin. Dans ses vœux à ce que l’on appelle
bizarrement les « forces vives » du pays, le président
de la République s’est montré particulièrement habile.
Il s’est situé dans la stratosphère des principes – ce qui
sied à un chef de l’Etat, mais qui lui a également permi
d’être à la fois applaudi par le Medef et par la CFDT. Au
prix, évidemment, de quelques ambiguïtés – par exemple
sur le devenir de la retraite à 60 ans. Reconnaissons toutefois
que Chirac a été clair dans le choix de préserver
le mécanisme de retraite par répartition et de ne développer
l’épargne-retraite que comme un revenu d’appoint. On est loin de
l’ultra-libéralisme craint par certains à gauche…
En même temps, il faut saluer l’attitude des grandes
organisations syndicales. Alors que ce dossier les divise traditionnellement
– la CFDT étant favorable à la réforme tandis que
Force Ouvrière s’arc-boute sur les acquis sociaux – elles ont réussi
à tomber d’accord sur une plate-forme commune. Là encore,
le texte signé notamment par la CGT, la CFDT et FO se situe au plan
des principes : attachement à la retraite à 60 ans, possibilité
de partir à taux plein au bout de 40 années de cotisations
pour ceux qui ont commencé à travailler tôt etc.
Du côté du pouvoir, comme du côté
des syndicats, on reste notamment dans le flou sur deux questions décisives
dés lors qu’il faudra prendre des décisions concrètes.
La première est celle du processus de convergence entre le secteur
public et le secteur privé – beaucoup moins favorisé sur
le plan des retraites. L’idée dominante est que ce rapprochement
ne pourra être que très progressif, mais cela ne nous dit
pas selon quelles modalités précises. L’autre grand débat
est celui de l’arbitrage entre l’allongement de la durée des cotisations
et la hausse de leurs taux. Edouard Balladur vient très clairement
de réfuter la seconde option, au point de critiquer sévèrement
l’accord négocié à EDF. L’ancien premier ministre
suggère même de porter progressivement à 42 années
la durée de cotisation ouvrant le droit à une retraite à
taux plein. Qu’en pensent donc messieurs Chirac, Raffarin et Fillon ?
Tout indique que le très large consensus qui caractérisait
l’attitude de la classe politique française à l’égard
de l’Irak est en train de se dissoudre lentement mais sûrement. Au
fur et à mesure que la perspective d’une nouvelle guerre du Golfe
se rapproche, les choix de Jacques Chirac vont vraisemblablement être
de plus en plus discutés, pour ne pas dire contestés.
Dans un premier temps, les positions du président de
la République – faisant pression pour que les Etats-Unis passent
par le canal de l’ONU – avaient pourtant été approuvées
par presque tout le spectre politique. Les communistes saluaient la manière
dont l’Elysée se démarquait de Washington tandis que Jean-Marie
Le Pen allait jusqu’à reconnaître avoir été
étonné par l’attitude de Chirac. Hostiles à une intervention
militaire en Irak, les socialistes approuvaient également la position
officielle de la France.
Il n’en va plus exactement de même aujourd’hui. Les
propos très balancés, pour ne pas dire contradictoires, tenus
par Chirac le 7 janvier ont été dénoncés, à
gauche, comme le signe que le chef de l’Etat préparait le pays à
la guerre. C’est notamment l’analyse des socialistes qui parlent d’inflexion
de la position française. Au sein du PS souffle d’ailleurs un très
fort vent d’opposition aux projets bellicistes des Américains. De
très nombreux ténors – de Jack Lang à Laurent Fabius
en passant par Jean-Marc Ayrault – ont clairement manifesté leur
refus de cette guerre. Aucune voix discordante ne s’est fait entendre jusqu’à
présent dans les rangs socialistes.
Si la guerre devait se déclarer et que la France s’y
associe, d’une manière ou d’une autre, le PS risque toutefois de
se retrouver dans une position inconfortable. Il serait soumis à
la surenchère et à l’activisme du PCF, des Verts et de l’extrême
gauche réunis. Une pression d’autant plus forte que le pacifisme
est une vieille tradition socialiste et que le PS prépare son prochain
congrès. En 1991, François Mitterrand avait dû peser
de tout son poids pour faire prévaloir la « logique de guerre
».
A droite aussi, une guerre en Irak aviverait des tensions
internes. D’ores et déjà, des nuances sont perceptibles entre
ceux qui envisagent explicitement un soutien français à l’offensive
américaine – comme Edouard Balladur, Hervé de Charrette ou
Pierre Lellouche – et ceux qui sont hostiles par principe à une
« guerre préventive » contre l’Irak. On se souvient
que ce sont trois députés UMP – Eric Diard, Didier Julia
et Thierry Mariani – qui avaient fait un voyage controversé à
Bagdad en septembre dernier.
Les positions des uns et des autres seront donc très
différentes de ce qu’elles étaient lors de la guerre du Golfe
de 1991. L’opinion française est d’ailleurs beaucoup plus hostile
à une intervention militaire aujourd’hui qu’à l’époque
– en prenant en compte les données de sondages antérieures
au déclenchement du conflit. Il est vrai que le but affiché
de la première guerre du Golfe – libérer le Koweït –
était clair et crédible. Ce qui n’est pas précisément
le cas actuellement.
La triste aventure du groupe coréen Daewoo en France
illustre ce que la mondialisation peut produire de pire. La fermeture de
la dernière des trois usines implantées en Lorraine par cette
multinationale s’opère dans des conditions lamentables. Les syndicalistes
CGT et FO de l’entreprise en question ont scandalisé beaucoup de
monde en menaçant de polluer la rivière locale si l’Etat
n’intervenait pas pour contraindre cette entreprise à présenter
un « plan social » aux quelques 500 salariés en péril.
Au nom même du syndicalisme, cette méthode est effectivement
condamnable. Mais on est bien obligé de constater qu’elle a payé.
Le jour même de cet ultimatum, mercredi dernier, un accord est intervenu
entre syndicats et direction avec la bénédiction du préfet.
Mais le principal scandale, dans cette affaire, est ailleurs.
Il concerne le cynisme avec lequel Daewoo s’est joué, non seulement
de ses salariés, mais aussi des pouvoirs publics. Après la
crise de la sidérurgie, qui a coûté des centaines de
milliers d’emplois à la Lorraine dans les années quatre-vingt,
cette région a cherché à se diversifier. Des conditions
exceptionnelles ont été offertes aux investisseurs étrangers.
Daewoo a ainsi bénéficié de 46 millions d’euros d’aide
publique – dont 21 de l’Etat et 19 de l’Union européenne – pour
implanter ses trois usines. Ses dirigeants ont même poussé
le culot jusqu’à demander de nouvelles aides publiques pour financer
le plan social consécutif à certaines suppressions d’emplois
!
On dira que cet exemple est caricatural. Les malheurs des
salariés de ce qui fut le deuxième groupe coréen ont
certes un rapport avec la crise asiatique de la dernière décennie.
Et aussi avec la gestion calamiteuse de son patron, Kim Woo-chong, en cavale
depuis septembre 1999. Certains se demandent d’ailleurs s’il ne s’est pas
réfugié en France. Cet heureux propriétaire d’une
somptueuse villa à Nice possède, en effet, la nationalité
française…
Le cas Daewoo n’est pourtant pas isolé. D’autres grands
noms de l’économie asiatique, comme Panasonic ou JVC, ont mis la
clef sous la porte après être passés par la Lorraine.
Avec des scénarios étrangement similaires. En 1989, par exemple,
JVC arrive dans la région, financée à plus du tiers
par des fonds publics. Son usine de matériel hifi est fermée
huit ans plus tard. Elle est alors délocalisée en Ecosse,
avec de nouvelles subventions à la clé, puis en Chine. Les
deux usines Daewoo précédemment fermées ont, semble-t-il,
été réinstallées en Pologne et en Chine – une
fois plus.
Il est difficile de ne pas voir dans ces agissements la preuve
que certaines multinationales manipulent les pouvoirs publics. Il ne s’agit
pas simplement de « chasseurs de primes ». Dans beaucoup de
cas, ces implantations visaient aussi et surtout à échapper
aux droits de douane. Fort heureusement, toutes les reconversions économiques
en Lorraine n’ont pas aussi mal tourné. Mais les Etats seraient
bien inspirés de ne pas se soumettre aussi facilement à des
stratégies d’entreprise aussi peu respectueuses des gens que des
territoires.
Depuis l’effacement de Lionel Jospin, la gauche souffre d’une
crise de leadership assez paradoxale. Elle dispose pourtant d’une élite
de qualité. On ne compte pas les anciens ministres socialistes dotés
d’une solide expérience gouvernementale. De ce point de vue, la
gauche a un réservoir de leaders bien plus important que la droite.
Et pourtant, aucun chef n’a vraiment pris la place qu’occupait
Jospin. François Hollande n’est que très formellement le
numéro un du Parti socialiste. Le premier secrétaire ne manque
certes pas de qualités. Il a de l’humour et il fait preuve d’une
souplesse presque mitterrandienne. Mais, jusqu’à présent
en tous cas, il n’incarne aucune orientation politique claire. Il n’impressionne
pas non plus les Français. En fait, son atout principal réside
précisément dans l’impopularité relative des autres
leaders potentiels de la gauche.
C’est d’abord le cas de Laurent Fabius. L’ancien Premier ministre
est certainement la personnalité de gauche la plus capable de dominer
son camp. Son ambition a résisté aux cruelles épreuves,
parfois injustes comme dans l’affaire du sang contaminé, qu’il a
subies. L’homme a de l’expérience, du savoir-faire. Il sait admirablement
s’entourer et cultiver ses soutiens. Mais sa popularité dans le
pays reste étonnamment basse. S’il n’est plus aussi massivement
rejeté que dans les années 90, Fabius n’est plus l’homme
d’avenir tel qu’il était perçu dans les années 80.
La situation de Dominique Strauss-Kahn est un peu comparable.
Voilà un dirigeant socialiste brillant et habile. En plus, ce personnage
imaginatif a souvent des idées plus originales que Fabius. Hélas
pour lui, DSK est un brin dilettante. Jeudi dernier, sur France 2, il donnait
à la fois l’impression de vouloir peser sur la vie politique et
de rester un peu distant… Toujours est-il que Strauss-Kahn, lui aussi affaibli
un temps par des mises en causes judiciaires, souffre toujours d’un manque
de popularité.
La personnalité de gauche la plus appréciée
des Français, selon le baromètre Sofres-Figaro Magazine,
n’est autre que Bernard Kouchner. Quelqu’un de bien trop marginal par rapport
aux partis pour pouvoir prétendre au leadership de la gauche. Jack
Lang jouit, lui aussi, d’une auréole de popularité dans le
pays mais il souffre d’un handicap analogue : ce vétéran
des ascensions de la roche de Solutré n’a pas très bonne
image auprès des militants socialistes. Ceux-ci lui avaient largement
préféré Jospin en 1995…
Reste le phénomène des derniers mois : le cas
de Bertrand Delanoë. Le maire de Paris a fait une véritable
percée dans l’opinion. Une majorité de Français croient
désormais en son avenir. Dans l’électorat de gauche, il décroche
la seconde place – tout juste derrière Kouchner. L’ascension de
Delanoë est aussi spectaculaire que la dégringolade de Martine
Aubry. La « dame des 35 heures » est au plus mal, tandis que
« Bobo 1er » est au plus haut. Delanoë est assez en adéquation
avec l’aspiration des Français à une politique de proximité,
pragmatique, dégagée des œillères idéologiques.
C’est un peu le Raffarin de la gauche. Mais Raffarin n’est pas le vrai
chef de la droite !
Le parti des patrons, c’est bien sûr le Medef, qui va
vivre un grand jour aujourd’hui même. L’organisation patronale qui
réunit son assemblée générale à Tours
reçoit, en effet, Jean-Pierre Raffarin. Cela n’a l’air de rien,
mais c’est la toute première fois qu’un chef de gouvernement assiste
à cette grand messe. Même du temps du CNPF, cela n’était
pas arrivé…
Ernest-Antoine Seillière – qu’il vaut mieux appeler
EAS puisque, paraît-il, il n’aime ni son nom ni son prénom
– savourera certainement cet hommage rendu à la place éminente
qu’a conquis le Medef dans le débat public. Sous son règne,
entamé en 1997 dans la furie du combat contre les 35 heures, la
vieille bureaucratie du CNPF a retrouvé une nouvelle jeunesse. En
transformant l’organisation patronale en « mouvement », EAS
a montré que le parti des patrons assume désormais sans complexes
son rôle politique.
La politique a d’ailleurs, un moment, tenté EAS. Cet
héritier à forte personnalité a tout de même
fait, on l’a un peu oublié, cinq ans de cabinets ministériels.
Il a même participé à celui de Jacques Chaban-Delmas,
un des rares Premiers ministres authentiquement réformistes de la
Vème République ! Car sous ses airs de dilettante, ce baron
cache une réelle intelligence des situations et des rapports de
force. Il devrait d’ailleurs être triomphalement réélu
à la tête du Medef, puisqu’il est le seul candidat à
la présidence. Et il a su modifier son équipe dirigeante
pour faire face au départ de son numéro deux, Denis Kessler.
Cela étant, EAS se trouve aujourd’hui aux prises
avec deux sérieux défis. Le premier est celui de la relance
du dialogue social. Car la fameuse « refondation sociale »
du Medef a plutôt fait long feu. Certains signaux montrent certes
que syndicats et patronat arrivent parfois à s’entendre. Le dernier
en date est l’accord, d’ailleurs controversé, passé en décembre
pour sauver l’assurance-chômage. Mais les voies d’un renouveau du
dialogue passent sans doute par la définition de nouvelles règles,
plus démocratiques, de représentativité syndicale.
Là-dessus, en théorie, le gouvernement, le patronat et la
majorité des syndicats sont d’accord. Mais le récent refus,
par les salariés d’EDF-GDF de l’accord négocié sur
leur régime de retraite, montre que le principe majoritaire peut
être un handicap pour la réforme.
Or la réforme, pour le Medef, ne peut être que
d’inspiration libérale. C’est le second défi auquel est confronté
EAS : saura-t-il exercer une pression efficace, en ce sens, sur le gouvernement
? Dans un premier temps, le patronat n’a pas caché sa déception
face à un Raffarin jugé lent et précautionneux. Le
refus de supprimer purement et simplement certaines dispositions législatives
prises par la gauche a été mal vécu par un patronat
en mal de rupture avec le jospinisme.
Et puis, les chefs d’entreprises ont été impressionnés
par l’habileté dont a fait preuve le même Raffarin pour désamorcer
les conflits sociaux. EAS a donc décidé d’arrêter ses
jérémiades et de miser sur son influence dans les hautes
sphères de l’Etat. Il prend désormais systématiquement
appui sur les propos de Jacques Chirac pour pousser les feux de la réforme.
Celle de l’Etat, bien sûr. Ou encore celle des retraites. Mais le
président de la République n’a rien d’un ultra-libéral.
Il sera donc intéressant d’observer à quel point le gouvernement
saura résister à l’amicale pression des patrons.
Parmi les raisons les moins mystérieuses de l’élimination
de Lionel Jospin dés le premier tour de l’élection présidentielle,
il y a bien évidemment le mauvais traitement, par la gauche, de
la question de l’insécurité. Huit mois plus tard, hélas,
cette gauche manifeste toujours, sur ce problème majeur, les mêmes
incohérences et les mêmes impuissances. Le contraste est frappant
entre la clarté du discours tenu par Nicolas Sarkozy – quoi qu’on
en pense sur le fond – et la gêne contournée des propos tenus,
à l’Assemblée nationale, par les députés socialistes.
Comme par hasard, d’ailleurs, ni François Hollande, ni Laurent Fabius,
ni Dominique Strauss-Kahn n’avaient jugé utile d’être présents
dans l’hémicycle ce mardi lors du début de l’examen du projet
de loi sur la sécurité interieure…
Sur ce sujet, la gauche est tout d’abord minée par
de très fortes divisions internes. Au sein du seul PS coexistent
à peu près toutes les positions possibles sur l’insécurité.
Il y a un abîme, par exemple, entre ce que pense Adeline Hazan, secrétaire
nationale chargée des questions de société et qui
représentait les socialistes à la manifestation du 11 janvier
contre le projet Sarkozy, et ce que pense Manuel Valls, député-maire
d’Evry, qui n’a pas caché avoir apprécié le discours
du ministre de l’Intérieur devant l’Assemblée… Le groupe
des députés socialistes n’ose d’ailleurs pas vraiment débattre
de ces questions tant ses membres se savent en profond désaccord.
A un autre niveau, rien n’indique que les débats préparatoires
au congrès de Dijon clarifieront enfin la doctrine du PS.
Dans cette confusion s’épanouit fort logiquement l’opportunisme
le plus plat. Il y a les grands principes brandis au plan national et les
discours tout à fait différents tenus par les maires de gauche
sur le terrain. Le PS s’est rallié à l’appel unitaire contre
le projet de loi Sarkozy initié par la Ligue des droits de l’homme,
le Syndicat de la magistrature et le Syndicat des avocats de France alors
même que la grande majorité de ses dirigeants ne partagent
pas les analyses abruptes de ce texte. Simplement, Hollande leur a expliqué
que les socialistes ne pouvaient pas prendre le risque politique de ne
pas se mêler à ce mouvement de protestation… Ce qui n’a pas
empêché le PS de défendre, devant l’Assemblée
nationale, des positions sensiblement plus équilibrées.
Plus équilibrées, mais pas plus claires pour
autant. A écouter les discours prononcés par le socialiste
Bruno Le Roux ou par le communiste André Gerin, on ne peut qu’être
frappé par une sorte de point doctrinal aveugle de la gauche face
à l’insécurité. Les réalités de la délinquance
et les nécessités de la répression ne sont plus niées
comme naguère, mais le fond du discours n’a pas tellement changé.
La gauche reste prisonnière du dangereux déterminisme qui
fait, par exemple, dire à Le Roux que la violence résulte
des inégalités sociales, de la crise économique et
de la société de consommation. La gauche a toujours le plus
grand mal à articuler l’analyse des déterminants collectifs
de la délinquance et la prise en considération de la responsabilité
individuelle de chacun. Or c’est précisément ce déterminisme-là
qui aboutit à l’amalgame, effectivement scandaleux, entre pauvreté
et délinquance !
S’il y a quelque chose d’assez insupportable, ce sont les panégyriques
qui accompagnent la disparition des gens célèbres. Je m’en
voudrais donc de sacrifier à ce rituel – souvent hypocrite – à
la suite du décès de Françoise Giroud, que je n’ai
d’ailleurs pas eu la chance de connaître personnellement. Mais sa
mort peut être l’occasion de quelques réflexions sur ce qu’est
devenu le journalisme français…
« Profession journaliste », c’était le
titre d’un de ses derniers livres. Françoise Giroud était
d’abord une journaliste passionnée. Ce métier était
pour elle une véritable mission, pas une simple occupation comme
pour beaucoup aujourd’hui. Cette foi n’a rien de contradictoire, bien au
contraire, avec le fait qu’elle n’a pas appris le journalisme dans les
écoles. Françoise Giroud a quitté le système
scolaire à 14 ans et demi. Elle a multiplié ce que l’on appelle
aujourd’hui avec mépris les « petits boulots ». On est
loin de ces jeunes gens qui croient avoir tout appris au Centre de formation
des journalistes ou à l’Institut d’études politiques de Paris
– je n’ai, par parenthèses rien contre Sciences po puisque j’en
suis diplômé et que j’y ai même enseigné ! Mais
le journalisme souffre aujourd’hui d’un conformisme pesant qui serait heureusement
bousculé par l’embauche d’un plus grand nombre d’autodidactes.
Giroud était encore une journaliste de combat, engagée
comme on disait. Une question de tempérament, d’abord. On le sait,
elle fut active dans la Résistance, ce qui n’a pas précisément
été le cas de tous les intellectuels. Par la suite, son combat
pour les droits des femmes – sans doute le progrès social majeur
du XXème siècle dans nos pays – fut à la fois très
ferme et totalement dénué de sectarisme.
La fondatrice de « l’Express » en 1953 , avec
ce personnage étrange de Jean-Jacques Servan-Schreiber, visait précisément
à défendre des valeurs par le moyen de l’information. On
était très loin de ces hebdomadaires d’aujourd’hui qui abritent
certes des articles de qualité – le « Nouvel Observateur »
a d’ailleurs publié jusqu’au bout ses chroniques – mais cèdent
trop souvent à certaines facilités du marketing. Leurs unes
alternent ainsi le salaire des cadres avec le prix de l’immobilier à
Paris. On a visiblement changé de registre de valeurs…
« L’Express » dirigé par Françoise
Giroud a dénoncé la répression et la torture en Algérie.
En réformiste convaincue, sa trajectoire politique fut moins incohérente
qu’il n’y paraît : soutien à Pierre Mendès-France d’abord,
ministre de Valéry Giscard d’Estaing de 1974 à 1977 ensuite,
avant… d’appeler à voter pour François Mitterrand en 1981.
C’est que Giroud privilégiait la fidélité aux idées
à l’obéissance aux partis.
Sa vie peut aussi donner à penser sur le courage sans
lequel la liberté de chacun devient formelle. Giroud a été
virée du « Journal du Dimanche » pour avoir critiqué
l’un des titres du groupe de presse Filipacchi. Son but a toujours été
de « se gouverner plutôt que d’être l’objet des autres
». Elle ne cachait pas ses critiques à l’égard d’une
certaine vulgarité de l’époque actuelle, de sa superficialité
et de sa fausse culture du zapping. Etait-elle de gauche ? Toujours est-il
qu’elle s’indignait, et sincèrement, de la montée des inégalités
sociales. Et qu’elle remarquait fort justement que, par les temps qui courent,
« seuls les dominants respirent ».