CHRONIQUES D'ERIC DUPIN SUR FRANCE CULTURE
(à 8H30 du lundi au vendredi)

Vous trouverez ci-dessous les textes préparés pour mes chroniques,
vous pouvez aussi accéder aux archives sonores.


JANVIER 2003

Economie des marées noires (6)

 Si elles sont des catastrophes écologiques, les marées noires sont aussi la conséquence obligée de véritables stratégies économiques. Il y a trop de similitudes entre tous ces accidents – navires vieillots, pavillons de complaisance, sociétés écran etc. – pour que le hasard climatique n’intervienne pas comme un risque consciemment pris par les « voyous de la mer », selon l’expression de Jacques Chirac. C’est d’ailleurs le président de la République lui-même, et non pas Alain Lipietz, qui dénonçait, après le naufrage de l’Erika, les « dommages causés par la course effrénée au profit ».
 L’analyse économique du phénomène peut être conduite à partir d’un principe d’une simplicité biblique : le pollueur doit être le payeur. Hélas, l’examen des dernières grandes catastrophes montre qu’on en est toujours très loin.
 Il existe pourtant un organisme international chargé d’indemniser les victimes des marées noires : le Fipol (Fonds d’indemnisation des pollutions par hydrocarbures). Ce machin inter-gouvernemental est financé par les pétroliers de 82 Etats membres. Mais ce système permet aux propriétaires des navires de limiter leur engagement de responsabilité (à environ 80 millions d’euros pour les plus gros). Qui plus est, l’indemnisation du Fipol est, elle-même, plafonnée à 180 millions d’euros. Enfin, les experts de cet organisme déterminent librement les remboursements à opérer, y appliquent force abattements et versent l’argent avec beaucoup de retard…
 L’exemple de l’Erika illustre bien les carences du système actuel. Ce naufrage qui a touché la Bretagne en décembre 1999 a coûté, selon les estimations, entre 500 millions et 3 milliards d’euros. Le Fipol n’a accepté qu’un montant d’indemnisation de 177 millions alors que l’Etat, à lui-seul, a supporté une charge de 144 millions d’euros. Quant à la société TotalFina, propriétaire de la cargaison de l’Erika, elle n’a déboursé que 180 millions, son PDG offrant dans un geste chevaleresque une journée de son salaire !
 A contrario, c’est aux Etats-Unis que l’on trouve un bel exemple d’application pleine et entière du principe pollueur-payeur. Il est vrai que ce pays n’est pas membre du Fipol ! En 1989, un navire appartenant à Exxon a pollué l’Alaska. Cette société pétrolière a immédiatement pris en charge le nettoyage du rivage pour la somme impressionnante de 2,5 milliards de dollars ! Ce qui ne l’a pas empêchée d’être condamnée par la justice américaine, après moult péripéties, à verser 5 milliards de dollars de dommages et intérêts. Certains Inuits en ont été sensiblement enrichis ! On nous dit parfois que l’Europe est un modèle social et environnemental par rapport au capitalisme sauvage américain. Souhaitons-le, naturellement. Mais, pour ce qui est des marées noires, le Vieux continent n’a vraiment pas de leçon à donner au Nouveau.



Fragilités d’une société sophistiquée (7)

 Je voudrais revenir sur l’incroyable scandale de ces derniers jours : il a fortement neigé et – tout le drame vient du « et » - il a fait très froid en plein hiver, et ceci dans la région parisienne ! Bien évidemment, il n’est pas question de se moquer, une fraction de seconde, des milliers de voyageurs qui se sont trouvés bloqués – qui dans sa voiture, qui dans un aéroport. Et encore moins des centaines de pompiers qui ont fait ce qu’ils ont pu, dans la nuit de samedi à dimanche dernier, pour secourir les naufragés des autoroutes…
 Mais les « dysfonctionnements », pour reprendre un terme qu’affectionnent les technocrates, qui se sont produit ce week-end, sont révélateurs de certaines fragilités de nos sociétés, des fragilités techniques mais aussi sociales et psychologiques.
 Ce qui vient d’abord à l’esprit, c’est – une fois de plus – l’impressionnante vulnérabilité de nos systèmes de communication modernes aux caprices de la nature. L’usager du métro parisien sait déjà que le moindre coup de froid sur la capitale engendre ce qui est pudiquement appelé des « incidents techniques ». Les prisonniers de l’autoroute A10 auront légitimement été surpris qu’une couche de neige de cinq centimètres provoque de tels dégâts. On sait que c’est une plaque de verglas aux alentours du trop célèbre péage de Saint-Arnoult qui a été à l’origine du principal bouchon. Or il faut savoir qu’à cet endroit la société des autoroutes a eu l’excellente idée de revêtir la chaussée de ce que l’on appelle un « enrobé traînant ». En temps de pluie, ce merveilleux procédé améliore considérablement la sécurité des automobilistes. Mais quand il se met à geler, l’effet est catastrophique ! Encore un des effets pervers inévitables de tout progrès technique. Sur les aéroports de Roissy et d’Orly, aussi, le cocktail détonnant de la neige et du froid a eu raison de la technique moderne.
 Chacun conviendra que tous nos équipements ne peuvent être conçus pour fonctionner dans des conditions extrêmes. C’est pourquoi le principal procès qui a été dressé concerne l’information déficiente des malheureux usagers de l’air et de la route. Et là, c’est vrai que la « société de l’information », dont on nous rebat les oreilles, n’était pas au rendez-vous. La gestion humaine des situations de crise – dans les aéroports comme ailleurs – reste à inventer ! Autoroute FM a énervé des automobilistes totalement bloqués en évoquant béatement la perspective d’un simple « ralentissement » ! Enfin, comme d’habitude lorsqu’ils sont le plus utiles, les téléphones portables ont été inutilisables…
 Terminons par la dimension psychologique du problème. Tout se passe comme si notre société, pourtant baignée de valeurs écologiques, supportait de moins en moins les caprices de la nature. Comme si nous avions, du haut de nos technologies nouvelles et sophistiquées, un droit absolu à ne plus subir l’imprévisible qui menaçait nos ancêtres. Météo France a évidemment sous-estimé la virulence des cieux en ce 4 janvier 2003. Mais les prévisionnistes n’écriront jamais l’avenir. Fort heureusement, d’ailleurs.



La réforme des retraites au-delà des principes (8)

 On le sait, la France accuse un sacré retard, par rapport à ses voisins européens, en matière de réforme de son régime de retraite. D’ailleurs, la Commission européenne vient, à nouveau, de nous rappeler que cette épreuve de vérité – imposée par les données démographiques – ne doit plus être reculée. En son temps, Michel Rocard avait eu la candeur de confesser qu’un gouvernement soucieux de sa survie devait se garder d’ouvrir ce dossier explosif. Plus tard, les mésaventures du plan Juppé de 1995 ont servi de prétexte pour multiplier les rapports avant de les ranger soigneusement dans un tiroir. C’est à peu près ce qu’a fait le gouvernement Jospin.
 On aurait donc mauvaise grâce à ne pas saluer la volonté d’action affichée par Jacques Chirac et relayée par le gouvernement Raffarin. Dans ses vœux à ce que l’on appelle bizarrement les « forces vives » du pays, le président de la République s’est montré particulièrement habile. Il s’est situé dans la stratosphère des principes – ce qui sied à un chef de l’Etat, mais qui lui a également permi d’être à la fois applaudi par le Medef et par la CFDT. Au prix, évidemment, de quelques ambiguïtés – par exemple sur le devenir de la retraite à 60 ans. Reconnaissons toutefois que Chirac a été clair dans le choix de préserver le mécanisme de retraite par répartition et de ne développer l’épargne-retraite que comme un revenu d’appoint. On est loin de l’ultra-libéralisme craint par certains à gauche…
 En même temps, il faut saluer l’attitude des grandes organisations syndicales. Alors que ce dossier les divise traditionnellement – la CFDT étant favorable à la réforme tandis que Force Ouvrière s’arc-boute sur les acquis sociaux – elles ont réussi à tomber d’accord sur une plate-forme commune. Là encore, le texte signé notamment par la CGT, la CFDT et FO se situe au plan des principes : attachement à la retraite à 60 ans, possibilité de partir à taux plein au bout de 40 années de cotisations pour ceux qui ont commencé à travailler tôt etc.
 Du côté du pouvoir, comme du côté des syndicats, on reste notamment dans le flou sur deux questions décisives dés lors qu’il faudra prendre des décisions concrètes. La première est celle du processus de convergence entre le secteur public et le secteur privé – beaucoup moins favorisé sur le plan des retraites. L’idée dominante est que ce rapprochement ne pourra être que très progressif, mais cela ne nous dit pas selon quelles modalités précises. L’autre grand débat est celui de l’arbitrage entre l’allongement de la durée des cotisations et la hausse de leurs taux. Edouard Balladur vient très clairement de réfuter la seconde option, au point de critiquer sévèrement l’accord négocié à EDF. L’ancien premier ministre suggère même de porter progressivement à 42 années la durée de cotisation ouvrant le droit à une retraite à taux plein. Qu’en pensent donc messieurs Chirac, Raffarin et Fillon ?



Fin du consensus en France sur l’Irak (9)

 Tout indique que le très large consensus qui caractérisait l’attitude de la classe politique française à l’égard de l’Irak est en train de se dissoudre lentement mais sûrement. Au fur et à mesure que la perspective d’une nouvelle guerre du Golfe se rapproche, les choix de Jacques Chirac vont vraisemblablement être de plus en plus discutés, pour ne pas dire contestés.
 Dans un premier temps, les positions du président de la République – faisant pression pour que les Etats-Unis passent par le canal de l’ONU – avaient pourtant été approuvées par presque tout le spectre politique. Les communistes saluaient la manière dont l’Elysée se démarquait de Washington tandis que Jean-Marie Le Pen allait jusqu’à reconnaître avoir été étonné par l’attitude de Chirac. Hostiles à une intervention militaire en Irak, les socialistes approuvaient également la position officielle de la France.
 Il n’en va plus exactement de même aujourd’hui. Les propos très balancés, pour ne pas dire contradictoires, tenus par Chirac le 7 janvier ont été dénoncés, à gauche, comme le signe que le chef de l’Etat préparait le pays à la guerre. C’est notamment l’analyse des socialistes qui parlent d’inflexion de la position française. Au sein du PS souffle d’ailleurs un très fort vent d’opposition aux projets bellicistes des Américains. De très nombreux ténors – de Jack Lang à Laurent Fabius en passant par Jean-Marc Ayrault – ont clairement manifesté leur refus de cette guerre. Aucune voix discordante ne s’est fait entendre jusqu’à présent dans les rangs socialistes.
 Si la guerre devait se déclarer et que la France s’y associe, d’une manière ou d’une autre, le PS risque toutefois de se retrouver dans une position inconfortable. Il serait soumis à la surenchère et à l’activisme du PCF, des Verts et de l’extrême gauche réunis. Une pression d’autant plus forte que le pacifisme est une vieille tradition socialiste et que le PS prépare son prochain congrès. En 1991, François Mitterrand avait dû peser de tout son poids pour faire prévaloir la « logique de guerre ».
 A droite aussi, une guerre en Irak aviverait des tensions internes. D’ores et déjà, des nuances sont perceptibles entre ceux qui envisagent explicitement un soutien français à l’offensive américaine – comme Edouard Balladur, Hervé de Charrette ou Pierre Lellouche – et ceux qui sont hostiles par principe à une « guerre préventive » contre l’Irak. On se souvient que ce sont trois députés UMP – Eric Diard, Didier Julia et Thierry Mariani – qui avaient fait un voyage controversé à Bagdad en septembre dernier.
 Les positions des uns et des autres seront donc très différentes de ce qu’elles étaient lors de la guerre du Golfe de 1991. L’opinion française est d’ailleurs beaucoup plus hostile à une intervention militaire aujourd’hui qu’à l’époque – en prenant en compte les données de sondages antérieures au déclenchement du conflit. Il est vrai que le but affiché de la première guerre du Golfe – libérer le Koweït – était clair et crédible. Ce qui n’est pas précisément le cas actuellement.



La scandaleuse aventure française de Daewoo (10)

 La triste aventure du groupe coréen Daewoo en France illustre ce que la mondialisation peut produire de pire. La fermeture de la dernière des trois usines implantées en Lorraine par cette multinationale s’opère dans des conditions lamentables. Les syndicalistes CGT et FO de l’entreprise en question ont scandalisé beaucoup de monde en menaçant de polluer la rivière locale si l’Etat n’intervenait pas pour contraindre  cette entreprise à présenter un « plan social » aux quelques 500 salariés en péril. Au nom même du syndicalisme, cette méthode est effectivement condamnable. Mais on est bien obligé de constater qu’elle a payé. Le jour même de cet ultimatum, mercredi dernier, un accord est intervenu entre syndicats et direction avec la bénédiction du préfet.
 Mais le principal scandale, dans cette affaire, est ailleurs. Il concerne le cynisme avec lequel Daewoo s’est joué, non seulement de ses salariés, mais aussi des pouvoirs publics. Après la crise de la sidérurgie, qui a coûté des centaines de milliers d’emplois à la Lorraine dans les années quatre-vingt, cette région a cherché à se diversifier. Des conditions exceptionnelles ont été offertes aux investisseurs étrangers. Daewoo a ainsi bénéficié de 46 millions d’euros d’aide publique – dont 21 de l’Etat et 19 de l’Union européenne – pour implanter ses trois usines. Ses dirigeants ont même poussé le culot jusqu’à demander de nouvelles aides publiques pour financer le plan social consécutif à certaines suppressions d’emplois !
 On dira que cet exemple est caricatural. Les malheurs des salariés de ce qui fut le deuxième groupe coréen ont certes un rapport avec la crise asiatique de la dernière décennie. Et aussi avec la gestion calamiteuse de son patron, Kim Woo-chong, en cavale depuis septembre 1999. Certains se demandent d’ailleurs s’il ne s’est pas réfugié en France. Cet heureux propriétaire d’une somptueuse villa à Nice possède, en effet, la nationalité française…
 Le cas Daewoo n’est pourtant pas isolé. D’autres grands noms de l’économie asiatique, comme Panasonic ou JVC, ont mis la clef sous la porte après être passés par la Lorraine. Avec des scénarios étrangement similaires. En 1989, par exemple, JVC arrive dans la région, financée à plus du tiers par des fonds publics. Son usine de matériel hifi est fermée huit ans plus tard. Elle est alors délocalisée en Ecosse, avec de nouvelles subventions à la clé, puis en Chine. Les deux usines Daewoo précédemment fermées ont, semble-t-il, été réinstallées en Pologne et en Chine – une fois plus.
 Il est difficile de ne pas voir dans ces agissements la preuve que certaines multinationales manipulent les pouvoirs publics. Il ne s’agit pas simplement de « chasseurs de primes ». Dans beaucoup de cas, ces implantations visaient aussi et surtout à échapper aux droits de douane. Fort heureusement, toutes les reconversions économiques en Lorraine n’ont pas aussi mal tourné. Mais les Etats seraient bien inspirés de ne pas se soumettre aussi facilement à des stratégies d’entreprise aussi peu respectueuses des gens que des territoires.



Crise de leadership à gauche (13)

 Depuis l’effacement de Lionel Jospin, la gauche souffre d’une crise de leadership assez paradoxale. Elle dispose pourtant d’une élite de qualité. On ne compte pas les anciens ministres socialistes dotés d’une solide expérience gouvernementale. De ce point de vue, la gauche a un réservoir de leaders bien plus important que la droite.
 Et pourtant, aucun chef n’a vraiment pris la place qu’occupait Jospin. François Hollande n’est que très formellement le numéro un du Parti socialiste. Le premier secrétaire ne manque certes pas de qualités. Il a de l’humour et il fait preuve d’une souplesse presque mitterrandienne. Mais, jusqu’à présent en tous cas, il n’incarne aucune orientation politique claire. Il n’impressionne pas non plus les Français. En fait, son atout principal réside précisément dans l’impopularité relative des autres leaders potentiels de la gauche.
 C’est d’abord le cas de Laurent Fabius. L’ancien Premier ministre est certainement la personnalité de gauche la plus capable de dominer son camp. Son ambition a résisté aux cruelles épreuves, parfois injustes comme dans l’affaire du sang contaminé, qu’il a subies. L’homme a de l’expérience, du savoir-faire. Il sait admirablement s’entourer et cultiver ses soutiens. Mais sa popularité dans le pays reste étonnamment basse. S’il n’est plus aussi massivement rejeté que dans les années 90, Fabius n’est plus l’homme d’avenir tel qu’il était perçu dans les années 80.
 La situation de Dominique Strauss-Kahn est un peu comparable. Voilà un dirigeant socialiste brillant et habile. En plus, ce personnage imaginatif a souvent des idées plus originales que Fabius. Hélas pour lui, DSK est un brin dilettante. Jeudi dernier, sur France 2, il donnait à la fois l’impression de vouloir peser sur la vie politique et de rester un peu distant… Toujours est-il que Strauss-Kahn, lui aussi affaibli un temps par des mises en causes judiciaires, souffre toujours d’un manque de popularité.
 La personnalité de gauche la plus appréciée des Français, selon le baromètre Sofres-Figaro Magazine, n’est autre que Bernard Kouchner. Quelqu’un de bien trop marginal par rapport aux partis pour pouvoir prétendre au leadership de la gauche. Jack Lang jouit, lui aussi, d’une auréole de popularité dans le pays mais il souffre d’un handicap analogue : ce vétéran des ascensions de la roche de Solutré n’a pas très bonne image auprès des militants socialistes. Ceux-ci lui avaient largement préféré Jospin en 1995…
 Reste le phénomène des derniers mois : le cas de Bertrand Delanoë. Le maire de Paris a fait une véritable percée dans l’opinion. Une majorité de Français croient désormais en son avenir. Dans l’électorat de gauche, il décroche la seconde place – tout juste derrière Kouchner. L’ascension de Delanoë est aussi spectaculaire que la dégringolade de Martine Aubry. La « dame des 35 heures » est au plus mal, tandis que « Bobo 1er » est au plus haut. Delanoë est assez en adéquation avec l’aspiration des Français à une politique de proximité, pragmatique, dégagée des œillères idéologiques. C’est un peu le Raffarin de la gauche. Mais Raffarin n’est pas le vrai chef de la droite !



La stratégie de pression du parti des patrons (14)

 Le parti des patrons, c’est bien sûr le Medef, qui va vivre un grand jour aujourd’hui même. L’organisation patronale qui réunit son assemblée générale à Tours reçoit, en effet, Jean-Pierre Raffarin. Cela n’a l’air de rien, mais c’est la toute première fois qu’un chef de gouvernement assiste à cette grand messe. Même du temps du CNPF, cela n’était pas arrivé…
 Ernest-Antoine Seillière – qu’il vaut mieux appeler EAS puisque, paraît-il, il n’aime ni son nom ni son prénom – savourera certainement cet hommage rendu à la place éminente qu’a conquis le Medef dans le débat public. Sous son règne, entamé en 1997 dans la furie du combat contre les 35 heures, la vieille bureaucratie du CNPF a retrouvé une nouvelle jeunesse. En transformant l’organisation patronale en « mouvement », EAS a montré que le parti des patrons assume désormais sans complexes son rôle politique.
 La politique a d’ailleurs, un moment, tenté EAS. Cet héritier à forte personnalité a tout de même fait, on l’a un peu oublié, cinq ans de cabinets ministériels. Il a même participé à celui de Jacques Chaban-Delmas, un des rares Premiers ministres authentiquement réformistes de la Vème République ! Car sous ses airs de dilettante, ce baron cache une réelle intelligence des situations et des rapports de force. Il devrait d’ailleurs être triomphalement réélu à la tête du Medef, puisqu’il est le seul candidat à la présidence. Et il a su modifier son équipe dirigeante pour faire face au départ de son numéro deux, Denis Kessler.
 Cela étant, EAS se trouve aujourd’hui aux prises  avec deux sérieux défis. Le premier est celui de la relance du dialogue social. Car la fameuse « refondation sociale » du Medef a plutôt fait long feu. Certains signaux montrent certes que syndicats et patronat arrivent parfois à s’entendre. Le dernier en date est l’accord, d’ailleurs controversé, passé en décembre pour sauver l’assurance-chômage. Mais les voies d’un renouveau du dialogue passent sans doute par la définition de nouvelles règles, plus démocratiques, de représentativité syndicale. Là-dessus, en théorie, le gouvernement, le patronat et la majorité des syndicats sont d’accord. Mais le récent refus, par les salariés d’EDF-GDF de l’accord négocié sur leur régime de retraite, montre que le principe majoritaire peut être un handicap pour la réforme.
 Or la réforme, pour le Medef, ne peut être que d’inspiration libérale. C’est le second défi auquel est confronté EAS : saura-t-il exercer une pression efficace, en ce sens, sur le gouvernement ? Dans un premier temps, le patronat n’a pas caché sa déception face à un Raffarin jugé lent et précautionneux. Le refus de supprimer purement et simplement certaines dispositions législatives prises par la gauche a été mal vécu par un patronat en mal de rupture avec le jospinisme.
 Et puis, les chefs d’entreprises ont été impressionnés par l’habileté dont a fait preuve le même Raffarin pour désamorcer les conflits sociaux. EAS a donc décidé d’arrêter ses jérémiades et de miser sur son influence dans les hautes sphères de l’Etat. Il prend désormais systématiquement appui sur les propos de Jacques Chirac pour pousser les feux de la réforme. Celle de l’Etat, bien sûr. Ou encore celle des retraites. Mais le président de la République n’a rien d’un ultra-libéral. Il sera donc intéressant d’observer à quel point le gouvernement saura résister à l’amicale pression des patrons.



L'extraordinaire rétablissement de Microsoft (15)
Chronique diffusée sans texte préparé.

La gauche toujours piégée par la sécurité (16)

 Parmi les raisons les moins mystérieuses de l’élimination de Lionel Jospin dés le premier tour de l’élection présidentielle, il y a bien évidemment le mauvais traitement, par la gauche, de la question de l’insécurité. Huit mois plus tard, hélas, cette gauche manifeste toujours, sur ce problème majeur, les mêmes incohérences et les mêmes impuissances. Le contraste est frappant entre la clarté du discours tenu par Nicolas Sarkozy – quoi qu’on en pense sur le fond – et la gêne contournée des propos tenus, à l’Assemblée nationale, par les députés socialistes. Comme par hasard, d’ailleurs, ni François Hollande, ni Laurent Fabius, ni Dominique Strauss-Kahn n’avaient jugé utile d’être présents dans l’hémicycle ce mardi lors du début de l’examen du projet de loi sur la sécurité interieure…
 Sur ce sujet, la gauche est tout d’abord minée par de très fortes divisions internes. Au sein du seul PS coexistent à peu près toutes les positions possibles sur l’insécurité. Il y a un abîme, par exemple, entre ce que pense Adeline Hazan, secrétaire nationale chargée des questions de société et qui représentait les socialistes à la manifestation du 11 janvier contre le projet Sarkozy, et ce que pense Manuel Valls, député-maire d’Evry, qui n’a pas caché avoir apprécié le discours du ministre de l’Intérieur devant l’Assemblée… Le groupe des députés socialistes n’ose d’ailleurs pas vraiment débattre de ces questions tant ses membres se savent en profond désaccord. A un autre niveau, rien n’indique que les débats préparatoires au congrès de Dijon clarifieront enfin la doctrine du PS.
 Dans cette confusion s’épanouit fort logiquement l’opportunisme le plus plat. Il y a les grands principes brandis au plan national et les discours tout à fait différents tenus par les maires de gauche sur le terrain. Le PS s’est rallié à l’appel unitaire contre le projet de loi Sarkozy initié par la Ligue des droits de l’homme, le Syndicat de la magistrature et le Syndicat des avocats de France alors même que la grande majorité de ses dirigeants ne partagent pas les analyses abruptes de ce texte. Simplement, Hollande leur a expliqué que les socialistes ne pouvaient pas prendre le risque politique de ne pas se mêler à ce mouvement de protestation… Ce qui n’a pas empêché le PS de défendre, devant l’Assemblée nationale, des positions sensiblement plus équilibrées.
 Plus équilibrées, mais pas plus claires pour autant. A écouter les discours prononcés par le socialiste Bruno Le Roux ou par le communiste André Gerin, on ne peut qu’être frappé par une sorte de point doctrinal aveugle de la gauche face à l’insécurité. Les réalités de la délinquance et les nécessités de la répression ne sont plus niées comme naguère, mais le fond du discours n’a pas tellement changé. La gauche reste prisonnière du dangereux déterminisme qui fait, par exemple, dire à Le Roux que la violence résulte des inégalités sociales, de la crise économique et de la société de consommation. La gauche a toujours le plus grand mal à articuler l’analyse des déterminants collectifs de la délinquance et la prise en considération de la responsabilité individuelle de chacun. Or c’est précisément ce déterminisme-là qui aboutit à l’amalgame, effectivement scandaleux, entre pauvreté et délinquance !



Françoise Giroud, ou ce que le journalisme devrait être (20)

 S’il y a quelque chose d’assez insupportable, ce sont les panégyriques qui accompagnent la disparition des gens célèbres. Je m’en voudrais donc de sacrifier à ce rituel – souvent hypocrite – à la suite du décès de Françoise Giroud, que je n’ai d’ailleurs pas eu la chance de connaître personnellement. Mais sa mort peut être l’occasion de quelques réflexions sur ce qu’est devenu le journalisme français…
 « Profession journaliste », c’était le titre d’un de ses derniers livres. Françoise Giroud était d’abord une journaliste passionnée. Ce métier était pour elle une véritable mission, pas une simple occupation comme pour beaucoup aujourd’hui. Cette foi n’a rien de contradictoire, bien au contraire, avec le fait qu’elle n’a pas appris le journalisme dans les écoles. Françoise Giroud a quitté le système scolaire à 14 ans et demi. Elle a multiplié ce que l’on appelle aujourd’hui avec mépris les « petits boulots ». On est loin de ces jeunes gens qui croient avoir tout appris au Centre de formation des journalistes ou à l’Institut d’études politiques de Paris – je n’ai, par parenthèses rien contre Sciences po puisque j’en suis diplômé et que j’y ai même enseigné ! Mais le journalisme souffre aujourd’hui d’un conformisme pesant qui serait heureusement bousculé par l’embauche d’un plus grand nombre d’autodidactes.
 Giroud était encore une journaliste de combat, engagée comme on disait. Une question de tempérament, d’abord. On le sait, elle fut active dans la Résistance, ce qui n’a pas précisément été le cas de tous les intellectuels. Par la suite, son combat pour les droits des femmes – sans doute le progrès social majeur du XXème siècle dans nos pays – fut à la fois très ferme et totalement dénué de sectarisme.
 La fondatrice de « l’Express » en 1953 , avec ce personnage étrange de Jean-Jacques Servan-Schreiber, visait précisément à défendre des valeurs par le moyen de l’information. On était très loin de ces hebdomadaires d’aujourd’hui qui abritent certes des articles de qualité – le « Nouvel Observateur » a d’ailleurs publié jusqu’au bout ses chroniques – mais cèdent trop souvent à certaines facilités du marketing. Leurs unes alternent ainsi le salaire des cadres avec le prix de l’immobilier à Paris. On a visiblement changé de registre de valeurs…
 « L’Express » dirigé par Françoise Giroud a dénoncé la répression et la torture en Algérie. En réformiste convaincue, sa trajectoire politique fut moins incohérente qu’il n’y paraît : soutien à Pierre Mendès-France d’abord, ministre de Valéry Giscard d’Estaing de 1974 à 1977 ensuite, avant… d’appeler à voter pour François Mitterrand en 1981. C’est que Giroud privilégiait la fidélité aux idées à l’obéissance aux partis.
 Sa vie peut aussi donner à penser sur le courage sans lequel la liberté de chacun devient formelle. Giroud a été virée du « Journal du Dimanche » pour avoir critiqué l’un des titres du groupe de presse Filipacchi. Son but a toujours été de « se gouverner plutôt que d’être l’objet des autres ». Elle ne cachait pas ses critiques à l’égard d’une certaine vulgarité de l’époque actuelle, de sa superficialité et de sa fausse culture du zapping. Etait-elle de gauche ? Toujours est-il qu’elle s’indignait, et sincèrement, de la montée des inégalités sociales. Et qu’elle remarquait fort justement que, par les temps qui courent, « seuls les dominants respirent ».


Cette chronique est la dernière qui a été diffusée sur l'antenne de France-Culture.
Cette interruption de programme  n'est pas sans rapport avec le "positionnement" politique de cette chronique.
Pour toutes précisions: Vous pouvez m'écrire.


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