Analyses d'Eric Dupin publié dans 
Laurent Fabius et la fantôme de François Mitterrand
Un moment décisif dans la mutation du PS
De nouveaux clivages politiques perturbateurs


Paru dans « les Echos » du 17 septembre 2004

Laurent Fabius et le fantôme de François Mitterrand

            Personne ne peut jurer de ce que François Mitterrand aurait pensé du traité constitutionnel européen qui déchire la gauche française. Parions cependant qu’il aurait apprécié en connaisseur le culot stratégique de Laurent Fabius. La désapprobation grondeuse que s’est attirée l’ancien Premier ministre auprès des élites depuis son surprenant « non » ne doit pas occulter les fondements de son audace. Réduire l’initiative fabiusienne à un pur calcul tacticien inséré dans le jeu de quille des présidentiables sous-estime sans doute sa véritable dimension. Trois congrès qui ont marqué l’aventure mitterrandienne l’éclairent d’un jour étrange.
            Ce qui se passe aujourd’hui au PS évoque d’abord le mythique congrès d’Epinay. En 1971, Mitterrand s’empare du parti par une alliance saugrenue entre sa droite (Gaston Defferre et Pierre Mauroy) et sa gauche (Jean-Pierre Chevènement). Par son « non », le droitier Fabius devient l’allié objectif des minorités gauchisantes du PS. Comme à Epinay, une conjonction des contraires menace le centre du pouvoir au sein du parti. Et c’est toujours et encore un discours « de gauche » qui cimente les assaillants.
            Le congrès d’Epinay accoucha de l’union de la gauche autour du programme commun de gouvernement (1972). Nous en sommes loin, mais la prise de position fabiusienne pourrait créer les conditions d’une nouvelle convergence entre partis de gauche. Un non du PS au traité européen le rapprocherait au minimum du PCF et de l’extrême gauche. Seuls les Verts, en pleine confusion, pourraient finir par se rallier au « oui ». On rétorquera que le prix à payer de cette réunification de la gauche française serait son isolement en Europe. Là encore, le précédent historique est troublant. Le choix de François Mitterrand de s’allier avec les communistes était totalement hérétique, au début des années soixante-dix, chez les socialistes européens. Le PS reste l’un des joyaux de l’exception française…
            Il faut encore évoquer un autre congrès célèbre, celui de Metz. En 1979, François Mitterrand et Michel Rocard s’affrontent violemment pour le contrôle de l’appareil et le basculement de leur destin. Le premier l’emporte sur une ligne « de rupture » avec le capitalisme. Toutes proportions gardées, l’époque étant moins radicale, Fabius emprunte aujourd’hui un chemin de rupture avec le libéralisme. Il n’est pas surprenant que ce virage soit négocié à propos de l’Europe. Celle-ci symbolise notre avenir collectif. Elle cristallise les espérances des uns mais aussi les craintes et les rejets des autres. L’attitude de Fabius s’inscrit dans une analyse de l’état d’esprit des Français où l’insécurité sociale domine. D’où son argumentation centrée sur les délocalisations et l’emploi.
            Inventeur de « l’opposition frontale », Fabius entend cantonner le PS dans ce rôle. Il est sans doute renforcé dans ce choix par l’intuition que le libéralisme sera de plus en plus contesté. Comme si nous entrions dans un nouveau cycle idéologique. Après tout, les malheurs de la social-démocratie allemande – en butte à de vigoureuses protestations sociales et électorales – ne plaident pas en faveur des socialistes qui persistent à vouloir accompagner le mouvement du monde tel qu’il va. Les difficultés rencontrées par Tony Blair en Grande-Bretagne affaiblissent encore les tenants d’une « troisième voie » modérée.
            Terminons par le fameux congrès de Rennes. En 1990, ce sont les partisans de Laurent Fabius et de Lionel Jospin qui s’écharpent. La guerre entre ces deux héritiers de Mitterrand a débuté en 1984. Vingt ans après, le renouvellement des élites politiques étant ce qu’il est en France, nous risquons de voir ressurgir le même tableau. La prise de position de Fabius précipite le PS dans une crise qui offre à Jospin un prétexte pour revenir dans le jeu. L’exilé de l’île de Ré cherchait un moyen de se libérer de son engagement de se retirer de la vie politique. Il pourrait bien arguer des circonstances exceptionnelles crées par un PS tenté d’abjurer sa foi européiste. Inconditionnel de son propre bilan, Jospin se poserait en garant de la continuité raisonnable tandis que Fabius ferait miroiter un « autre chemin ».
            Autant dire que le vote des militants socialistes sur le traité européen à la fin de cette année pèsera lourd. Arithmétiquement, le « non » semble majoritaire sur la ligne de départ. Même si le « oui » l’emporte dans le parti, Fabius n’aura pas tout perdu. Un « non » de Français le remettrait en selle. On objectera que tous ces grands et petits calculs sont plombés par la crédibilité du personnage. Imagine-t-on l’ancien ministre des Finances vitupérer l’euro-libéralisme cruel après avoir accepté Maastricht et bien d’autres choses? Mais Mitterrand, ancien ministre de centre-gauche de la IVème République, était-il crédible comme champion de la rupture avec le capitalisme ? Evidemment, une fois au pouvoir, ce genre d’incohérence n’est pas sans conséquences.


Paru dans « les Echos » du 3 décembre 2004

Un moment décisif dans la mutation du PS

      Laurent Fabius s’est trompé d’époque. Telle est sans doute la raison fondamentale de sa cuisante défaite. L’ancien Premier ministre de François Mitterrand a cru pouvoir réactiver les vieilles recettes : prendre le parti sur la gauche, donner un signal de rupture aux militants socialistes encore traumatisés par l’absence de leçons tirées du 21 avril 2002, faire un clin d’œil aux couches populaires traditionnellement réticentes à l’égard de l’Europe.
    L’ancien signataire de l’Acte unique européen a certes pâti d’une incapacité à transformer son « non » au traité constitutionnel en perspective alternative. Il est vrai que « l’Europe-puissance » autour de coopérations renforcées dont il s’est fait l’avocat relève désormais largement du mythe, comme l’ont crûment reconnu Jacques Delors et Michel Rocard. Mais la bataille interne au PS qui vient de s’achever ne s’est pas d’abord jouée sur la qualité respective des visions européennes des partisans du « oui » et du « non ». Elle révèle plutôt trois mutations majeures d’un parti presque centenaire.
    La première est d’ordre sociologique. La base socialiste est de moins en moins populaire, même dans les régions d’ancienne implantation ouvrière comme le Nord-Pas-de-Calais où le « oui » l’a finalement emporté. La « boboisation » du PS va grand train et c’est sans surprise que les partisans de la Constitution ont convaincu les deux-tiers des militants parisiens. Au-delà de l’influence des élus locaux, ce sont plutôt les fédérations d’une France délaissée qui, comme dans la Creuse, l’Eure ou la Haute-Marne, ont accordé leurs faveurs au « non ».
    Cela ne signifie nullement que le clivage de Maastricht demeure. En 1992, s’opposèrent caricaturalement ouvriers et employés hostiles au traité contre cadres moyens et supérieurs qui lui étaient favorables. Ce différentiel s’est largement estompé, vraisemblablement en raison d’un certain fatalisme populaire à l’égard d’une Europe désormais considérée comme un fait acquis. C’est aujourd’hui plus la « mondialisation » qui focalise les angoisses de la « France d’en-bas ».
    Le PS accentue ensuite sa mue idéologique. Pour être précis, il se « désidéologise » de plus en plus. Ce parti n’a jamais constitué une contre-société comme le PCF de la belle époque, mais il vivait selon une culture propre enracinée dans l’histoire singulière de la gauche française. Ce temps est révolu. Les militants réagissent de plus en plus comme les électeurs socialistes, eux-mêmes très sensibles aux humeurs d’une opinion actuellement bienveillante à l’égard du traité européen.
    Parti de système composé d’un bon tiers d’élus, le PS est aimanté par le pouvoir. Le « non » avait l’immense inconvénient de sembler hypothéquer un prochain retour aux affaires. La victoire du camp de la « raison » et de la « responsabilité », célébrée par le chœur médiatique, ne vaut pourtant pas clarification des idées. Les dirigeants socialistes ont bâti leurs succès aux dernières élections régionales et européennes sur une orientation ouvertement démagogique – François Hollande et Laurent Fabius étant alors en harmonie autour du concept basique d’« opposition frontale » - qui ne sera pas automatiquement remise en cause par le 1er décembre. Le net succès du « oui » devrait néanmoins renforcer ceux des dirigeants socialistes qui, comme Dominique Strauss-Kahn, tentent avec une audace intermittente de rénover le logiciel intellectuel du PS.
    La mutation en cours est enfin générationnelle. L’impressionnant rejet, en partie injuste, dont est victime Laurent Fabius, parmi les militants comme chez les électeurs socialistes, tient pour beaucoup à son assimilation à une période caduque, celle du mitterrandisme. Lionel Jospin, qui a maladroitement tenté un come-back à cette occasion, souffre d’un handicap analogue. A contrario, François Hollande incarne par ses insuffisances même l’époque nouvelle. Longtemps sous-estimé (« personne ne m’a jamais vu venir », s’amuse-t-il), parfois méprisé (une « fraise des bois » pour l’éléphant Fabius), le premier secrétaire a finalement réussi à asseoir son pouvoir. Pour autant, et il est le premier à en convenir, Hollande symbolise à ce jour parfaitement l’indétermination ontologique du socialisme contemporain. Son inexpérience gouvernementale est paradoxalement son principal atout selon un modèle de fausse ingénuité mis en point par Bertrand Delanoë.
    Autant dire que la belle démonstration de démocratie interne que vient d’administrer le PS ne saurait masquer son handicap par rapport à l’UMP. Le grand parti de droite est désormais doté d’un solide leadership et d’un discours cimenté par des valeurs clairement affichées. Le PS en mue manque encore de l’un comme de l’autre.



Paru dans « les Echos » du 14 janvier 2005

De nouveaux clivages politiques perturbateurs

            En ce début 2005, le paysage politique français est brouillé comme jamais. Bien sûr, les apparences sont celles d’un morne classicisme. La crise du Front national replace au premier plan le bon vieux clivage gauche-droite, remis à l’honneur par les scrutins de l’année antérieure. L’hégémonie du binôme PS-UMP est plus éclatante que jamais. Aucune force nouvelle n’est parvenue à desserrer cet étau. L’écologisme demeure miné par ses contradictions internes, le « souverainisme » est mal en point, Jean-Pierre Chevènement a pratiquement disparu de la circulation. Et si François Bayrou est parvenu à cimenter sa propre formation, c’est plus en jouant du réflexe de résistance à la domination de l’UMP qu’en accouchant d’une force authentiquement centriste. On trouve de tout à l’UDF comme à l’UMP.
            Cette absence de nouveauté masque pourtant un phénomène lourd de dangers. Aujourd’hui, bien plus qu’hier, les clivages stratégiques qui commandent la vie politique françaises sont déconnectés de ses clivages pertinents. Autrement dit, les jeux politiciens sont de plus en plus étrangers aux enjeux de la période.
            Les questions majeures du débat public font apparaître des clivages transversaux par rapport aux lignes de fracture partisanes. Prenons seulement trois exemples. Les questions européennes, tout d’abord, troublent d’une manière particulièrement complexe le champ politique français. Le double débat sur la nouvelle Constitution et l’entrée de la Turquie dans l’Union creuse des divisions profondes à l’UMP, au PS et chez les Verts. Si ces deux débats sont liés par le simple fait qu’ils portent sur l’avenir de la construction européenne, tous les cas de figure coexistent chez les dirigeants.
Il y a ceux qui répondent oui à la Constitution et oui à la Turquie comme Jacques Chirac ou François Hollande. Une cohérence inverse conduit Laurent Fabius à un double rejet au nom de « l’Europe puissance ». Mais il y a aussi ceux qui disent oui à la Constitution mais non à la Turquie comme Nicolas Sarkozy ou François Bayrou. Ou l’inverse comme Jean-Pierre Chevènement et Marie-Georges Buffet… On observera au passage que le clivage traditionnel opposant « souverainistes » et « européiste » n’a pas résisté aux derniers développements. L’argument de l’ambition européenne est désormais ouvertement utilisé par certains de ceux qui critiquent la dynamique en cours.
            La question du communautarisme transcende également les frontières habituelles. Sur les délicats problèmes de l’intégration des populations d’origine immigrée, toute une palette de positions coexiste au sein même des grandes formations. A ce sujet, l’UMP n’est pas plus homogène que le PS. On assiste même à d’étranges rapprochements. Sur la question de la laïcité, se sont retrouvés d’un côté Jacques Chirac et Laurent Fabius, partisans d’une interdiction des signes religieux à l’école, contre Nicolas Sarkozy et François Hollande, initialement plus complaisants à l’égard du port du voile.
Ici, ce sont surtout deux types de tempéraments politiques qui se sont manifestés. En dirigeants modernes, pragmatiquement résolus à prendre la société telle qu’elle est, les chefs de l’UMP et du PS répugnent à tout ce qui peut ressembler à un combat laïque ringard. En vieux chefs habitués à manier les symboles, les deux anciens Premier ministres de François Mitterrand restent marqués par le désir d’affirmer des repères. Là encore, un clivage idéologique récent, celui qui prétendait opposer « républicains » et « démocrates », semble périmé. La « discrimination positive », dont Sarkozy s’est fait le chantre, a redistribué les cartes et plongé dans l’incertitude nombre d’acteurs, tout particulièrement au PS.
Le libéralisme économique enfin, et les questions sociales qui y sont liées, ne permet pas non plus de rendre compte des dispositions sur l’échiquier politique. Le radical-socialisme épisodique de Chirac n’en finit pas de semer des ambiguïtés – la dernière en date portant sur la politique industrielle – tandis que la réputation libérale de Sarkozy est parfois sujette à caution. A gauche, aussi, les faux-semblants sont de mise. Le nouveau discours de Laurent Fabius rejoint un antilibéralisme qui fait écho aux convictions de l’aile gauche du PS. Et bien malin qui saura précisément situer Dominique Strauss-Kahn ou François Hollande sur une échelle de libéralisme économique. Qu’il s’agisse des 35 heures, de l’avenir des services publics ou de la réforme de l’Etat, les grands partis bottent généralement en touche, chacun à sa manière.
            L’obscurité des clivages de fond fait immanquablement ressortir les affrontements de pouvoir. La vraie césure ne sépare pas aujourd’hui la droite et la gauche, mais la majorité et l’opposition, ce qui n’est pas tout à fait pareil. A droite, la vraie bataille n’oppose pas centristes et libéraux, mais Chirac et Sarkozy. A gauche, le véritable enjeu ne concerne pas le futur projet socialiste, mais le leadership au sein du PS. C’est moins le choc des ambitions qui pose problème que leur lien relâché avec les enjeux de la période. D’où une vie politique superficielle peu à même de secouer une indifférence voire un mépris si répandu chez nos concitoyens.

Eric Dupin.
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