Article paru dans le numéro sept-oct 2004 de la revue Le Débat
Un printemps électoral sous le signe du cynisme
par Eric Dupin

 Les bourrasques électorales ont parfois une violence à décorner les meilleurs commentateurs. Les derniers revirements du suffrage universel sont particulièrement spectaculaires. Au printemps 2002, la gauche subissait une cuisante et humiliante défaite. Deux ans plus tard, le vote populaire l’honore comme rarement. La séquence électorale du printemps 2004 n’est pas justifiable de lectures paradoxales. Les scrutins régionaux, cantonaux et européens ont manifesté la prévalence des mêmes tendances : revers pour la droite, et plus particulièrement pour l’UMP, et succès pour la gauche, essentiellement pour le PS. Cette cohérence laisse supposer qu’un nouveau paysage électoral s’est alors mis en place. Si celui-ci ne préjuge en rien de l’issue des futures batailles de 2007, il rend assurément obsolètes les représentations issues du « 21 avril ». On tentera ici de repérer trois phénomènes constitutifs de la configuration politique révélée par les scrutins de mars et juin 2004.

La démocratie punitive
 Le 21 avril 2002 aurait pu annoncer un nouveau cycle électoral long. De nombreux observateurs annonçaient une scène politique désormais structurée autour de l’affrontement entre le Front national et les formations parlementaires. Si la gauche s’était enfoncée dans la crise et la division, l’extrême droite aurait effectivement pu incarner l’opposition dominante à la droite gouvernante. Aussi contestable soit-elle sur le fond, la stratégie empruntée par la direction du PS a contribué à écarter ce scénario. Les votes de 2004 expriment même une incontestable usure des extrémismes.
 Le Front national n’apparaît plus comme le vainqueur inexorable des soirées électorales. Son score a stagné aux régionales et il s’est situé en dessous de plusieurs de ses performances passées aux européennes. Tout se passe comme si, vingt ans après sa sortie de marginalité, le parti de Jean-Marie Le Pen avait perdu beaucoup de sa capacité de perturbation du système politique. Or cette fonction n’a pas été récupérée par l’extrême gauche. Grisée par ses bons résultats à l’élection présidentielle de 2002, celle-ci a cru que son heure était enfin venue, ce qui l’a conduit à une certaine arrogance. Le positionnement du PS, ainsi que la maladresse stratégique des formations trotskistes, ont abouti à un retour de l’extrême gauche à son étiage habituel.
 La compétition électorale retrouve ainsi les allures classiques de la rivalité entre droite et gauche. Une fois encore, le grand balancier de l’alternance s’est remis en branle. Les lourdes défaites enregistrées par la droite aux trois scrutins de 2004 sanctionnent d’abord son action mais sont aussi inquiétantes pour son avenir. Au cours des dernières décennies, les graves revers essuyés lors des élections intermédiaires ont généralement précédé un changement de majorité aux élections allocataires du pouvoir national. La perspective d’une future alternance est d’autant plus plausible que celle-ci s’inscrirait naturellement dans la loi des séries qui sévit depuis 1981. A partir de cette date, on peut considérer que toutes les élections décisives (législatives ou présidentielles à l’exception des législatives tenues dans le sillage d’une présidentielle) se sont soldées par le succès du camp de l’alternance. Cette règle s’est appliquée clairement en 1986, 1988, 1993, 1997 et 2002. Elle vaut également pour 1995 si l’on veut bien admettre que Jacques Chirac avait alors réussi à se poser en champion du changement par rapport au premier ministre Edouard Balladur.
 Il est temps de s’interroger sur le sens profond de ces alternances répétitives au point de devenir systématiques. La versatilité du corps électoral n’épuise pas la compréhension du phénomène. Est-il d’ailleurs si sûr que ce soient les citoyens qui changent le plus d’avis en ces matières ? Les dirigeants politiques sont-ils plus constants dans leurs discours selon qu’ils chauffent l’opinion dans l’opposition ou qu’ils cherchent à la rassurer au gouvernement ? C’est devenu un lieu commun d’observer que les politiques publiques mises en œuvre par la droite et par la gauche se ressemblent plus qu’elles ne diffèrent. Les électeurs ont eu le loisir de s’en rendre compte. Aussi leur tropisme oppositionnel peut-il être aussi lu comme la manifestation d’une certaine cohérence : les Français rejetteraient régulièrement des politiques voisines bien que conduites par des majorités de couleurs partisanes contrastées.
 Selon ce modèle, les girouettes seraient moins les électeurs que les dirigeants. Et le ballet des alternances incessantes obéirait à une implacable rationalité. Le comportement apparemment déroutant des électeurs peut encore être interprété rationnellement à un second niveau. Le fait est qu’ils se font de moins en moins d’illusion sur l’efficacité concrète de leur vote. Dans leur grande majorité, les électeurs ne croient plus guère en leur capacité à influencer réellement les choix du pouvoir politique. Avec un réalisme teinté de fatalisme, il leur reste à utiliser le bulletin de vote comme une arme de dissuasion. Faute de pouvoir vraiment décider de leur avenir, les électeurs tentent de se protéger de leurs dirigeants en les affaiblissant. Le fameux « vote-sanction » est l’une des manifestations de cette démocratie punitive où les gouvernés cherchent avant tout à intimider les gouvernants. Le manège des alternances s’inscrit dans cette froide logique d’empêchement. En renvoyant régulièrement dans leurs foyers les puissants du moment, les citoyens exercent le seul moyen de pression qui leur restent pour exprimer leur désaccord. Le calcul n’est pas forcément vain. Un pouvoir qui se sent menacé et se sait en sursis sera sans doute moins entreprenant que celui qui se croirait assuré d’agir dans la durée.
 Or, dans la période actuelle, le pouvoir fait incontestablement peur aux citoyens. Non seulement ceux-ci n’en attendent plus de miracles, mais ils redoutent son intervention. L’espérance dans le « changement », de mise dans les années soixante-dix, a progressivement mais radicalement cédé la place à la crainte des « réformes ». L’inversion de perception, par l’opinion, de ce terme est on ne peut plus symptomatique. Ce vocable a pris un sens nettement négatif pour le plus grand nombre. La réforme n’est plus synonyme d’amélioration et de progrès, mais de sacrifice et de régression. La gauche est devenue objectivement conservatrice des « acquis sociaux » tandis que la droite en appelle au courage réformateur avec une insistance qui en inquiète plus d’un. Il est vrai que le discours de la réforme en vogue est désespérément sacrificiel et fataliste, qu’il soit tenu au nom de la compétitivité ou de l’Europe. Les Français voient bien ce qu’ils ont à perdre, mais guère ce qu’ils pourraient y gagner. D’où le réflexe de protection qui a fortement joué, au printemps 2004, en faveur du vote socialiste.
 Méfiant face aux projets des gouvernants, particulièrement ceux qui touchent à la protection sociale, l’électeur adopte une stratégie défensive. Sans illusion excessive sur la portée de son intervention dans le champ politique, il est résolu à utiliser son bulletin de vote pour réduire, autant que faire se peut, les remises en causes redoutées. Ce calcul se traduit par une version dégradée de la vieille notion de « vote utile ». Autrefois, elle signifiait le choix de la grande formation la plus à même de faire avancer ses idées ou son camp. Aujourd’hui, elle bénéficie au parti le mieux placé pour gêner le pouvoir en place. Le PS a formidablement profité de ce phénomène.
Le nouvel utilitarisme électoral s’inscrit dans une évolution marquante du statut symbolique du vote qui a beaucoup perdu de sa dimension projective et identitaire. Le choix électoral a largement cessé d’être cimenté par une adhésion à un ensemble de croyances pour devenir une simple réaction à une conjoncture politique donnée. Nombre de votes sont désormais allégés de réelles significations idéologiques. Moins que jamais est-il, par exemple, nécessaire d’être socialiste pour voter PS. La multiplication des choix de vote au dernier moment participe de ce retrait d’engagement dans l’acte électoral. A cet égard, l’électeur fidèle de jadis – qui votait toute sa vie de la même manière, et parfois même comme ses parents – a moins été remplacé par un électeur stratège – expert dans l’art de décoder la machinerie politique – que par un électeur tacticien – résolu à nuire à celui qui le menace le plus à l’instant présent.

Le socialisme démagogue
 Sans la moindre contestation possible, le Parti socialiste est le grand triomphateur du printemps électoral 2004. Au-delà de tout jugement de valeur, force est de constater le succès de la stratégie empruntée par François Hollande. Au lendemain du séisme du 21 avril 2002, le premier secrétaire du PS décida de faire le dos rond. Pas question d’ouvrir la boîte de Pandore des raisons profondes du désastre. A coup sûr, un exercice d’introspection idéologique aurait inévitablement été très douloureux. Secouée par sa déroute imprévue, la gauche française n’avait ni l’envie, ni peut-être même la capacité, de se remettre radicalement en cause. Les socialistes ont donc opté pour une attitude assez habituelle en situation d’échec : la réassurance identitaire. Tout en contenant les tendances à la surenchère gauchisante portées par ses minorités, le PS a basculé dans le discours manichéen dit de « l’opposition frontale ».
 Le calcul des dirigeants socialistes est d’un classicisme absolu. Il mise tout bonnement sur l’échec de la droite au pouvoir. Une stratégie d’autant plus payante que celle-ci donne sérieusement prise à la critique, d’une gestion économique peu dynamique aux politiques sociales clientélistes. Sans chercher à clarifier ses positions, le PS s’est contenté pendant deux ans de torpiller systématiquement le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin. Les moins qu’on puisse dire est que cette stratégie a été couronnée de succès au printemps 2004. D’où la tentation d’espérer que son retour aux affaires résultera mécaniquement du rejet suscité par l’adversaire.
 Ce faisant, le PS renouerait avec l’ancienne stratégie de François Mitterrand. Sa victoire de 1981 fut, on s’en souvient, moins le fruit d’une adhésion aux propositions socialistes que l’effet d’une volonté populaire d’en finir avec le giscardisme. On observe que François Hollande s’inspire encore des méthodes de l’ancien chef de l’Etat dans sa manière de gérer le PS comme un « parti attrape-tout ». Au cours de la dernière période, les dirigeants socialistes ont systématiquement soutenu toutes les contestations sociales et politiques, des plus légitimes (lutte contre l’amenuisement de l’indemnisation des chômeurs) aux plus contestables (soutien à Cesare Battisti). Peu regardant sur les détails, le PS a couru derrière tout ce qui bougeait dans la société. Il s’est ainsi transformé en fédérateur des mécontentements en faisant abstraction de tout souci de cohérence.
 Cette stratégie démagogique a permis au PS d’éviter l’installation de l’extrême gauche sur l’échiquier électoral. Après le 21 avril, les formations trotskistes pouvaient d’autant plus espérer solidifier leur influence qu’elles bénéficiaient d’une bonne visibilité médiatique ainsi que d’actifs relais dans les mouvements sociaux. Elles ont gâché leurs chances en péchant par excès de confiance en leurs propres forces. L’électorat radicalisé n’a pas cru que le couple LCR-LO puisse prétendre incarner l’alternance. Et il ne lui a pas pardonné de renvoyer dos à dos droite et gauche. Mais c’est aussi grâce au gauchissement de son discours que le PS a réussi à dégonfler l’extrême gauche. Là encore, toutes proportions gardées, rode le fantôme de François Mitterrand. On se rappelle que l’ancien dirigeant socialiste avait réussi à réduire l’influence communiste en reprenant à son compte, superficiellement, une partie de sa thématique.
 La moralité de cette stratégie socialiste est assurément sujette à caution. Mais surtout, comme le prouve le précédent mitterrandien, elle a l’inconvénient majeur de compliquer le futur exercice du pouvoir. Si les socialistes reviennent au gouvernement avec les même ficelles que jadis et sans plus d’idées claires, la déception semble à nouveau inévitable. Comme si le PS restait condamné à un grand écart entre son discours oppositionnel et sa pratique gouvernementale. En s’attelant désormais à la rédaction de son « projet », ce parti aura peut-être l’occasion de réduire ce dangereux hiatus. Pour l’instant, frappant est le contraste entre le virulence des critiques portées contre la droite et la timidité des propositions avancées par les principaux leaders socialistes.

La droite en péril
 Deux ans après sa double victoire, présidentielle et législative, de 2002, la droite est dans un bien triste état. La gauche contrôle désormais la quasi-totalité des régions et la majorité des départements. Jamais le divorce entre la couleur politique des pouvoirs nationaux et locaux n’a été aussi net depuis que la décentralisation s’est imposée. La défaite de la droite se double d’un insuccès propre à l’UMP décidément incapable de fédérer en son sein l’ensemble des courants conservateurs, libéraux et centristes. L’UDF de François Bayrou a réussi son opération de sauvetage entreprise en 2002. La tentative de créer un « parti unique » à droite ayant échoué se repose la question des alliances entre ses composantes.
L’étroitesse sociologique de la droite constitue une troisième dimension de ses mésaventures. Le salariat modeste a massivement basculé à gauche. Seulement 4% des ouvriers ont voté UMP aux dernières élections européennes et 9% UDF contre 31% pour le PS (1). La droite fait également triste figure chez les employés : 16% pour l’UMP, 5% pour l’UDF et 34% pour le PS. La prise en compte des préoccupations sécuritaires de Français n’a pas suffi pour que la droite se constitue une assise populaire. Ces efforts ont sans doute été détruits par les effets d’une politique économique et sociale ostensiblement favorable aux couches aisées.
Dans ce contexte périlleux, la droite est frénétiquement à la recherche d’un sauveur. Les députés de la majorité ont quelques raisons objectives de craindre l’échéance de 2007. Cette situation avantage le leader apparemment le mieux placé pour conduire son camp à la victoire, Nicolas Sarkozy. Si les socialistes doivent compter avec une inflation possible de présidentiables, la droite connaît une certaine pénurie en la matière. Ici, la rivalité se réduit essentiellement à l’affrontement entre Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy.
Comme l’a malignement fait remarquer Patrick Devedjian, ancien avocat de Chirac et proche de Sarkozy, ces deux hommes ont de nombreux points de ressemblance. La singulière énergie et la solide ambition de l’actuel ministre de l’Economie rappellent étrangement ce que furent les qualités du fondateur du RPR. Dans les deux cas, la densité des convictions est inversement proportionnelle au talent manœuvrier. Sarkozy a la réputation d’être plutôt « libéral ». Certains analystes lui prêtent même une certaine cohérence pro-américaine, de ses prises de position en faveur de la discrimination positive à son admiration non dissimulée pour le dynamisme des Etats-Unis. Cela n’empêche pourtant pas le locataire de Bercy d’y pratiquer à l’occasion un interventionnisme assez peu conforme aux canons de l’orthodoxie libérale.
Nicolas Sarkozy est avant tout un pragmatique qui croit aux rapports de force plus qu’aux idées. Il cherche moins à convaincre qu’il a raison qu’à démontrer qu’il est le plus puissant. Sa sincérité s’exprime d’abord dans son ambition. Sa force réside aussi dans la mise en scène activiste des retombées de l’action politique sur les citoyens. De la lutte contre l’insécurité à la baisse du prix dans les grandes surfaces, Sarkozy tente de prouver que les électeurs ont encore quelque chose de concret à attendre de leurs dirigeants. Il répond ainsi à leur utilitarisme en essayant de prendre en charge certaines de leurs préoccupations. Dans cet esprit, Sarkozy n’hésite pas à découper la société en tranches pour déterminer les demandes spécifiques à chaque groupe. D’où la dimension « communautariste » de son action qui l’a, par exemple, conduit à légitimer l’UOIF. Baignant dans la négociation permanente, Sarkozy est révélateur d’une conception contemporaine de la politique où l’efficacité des moyens est supposée compenser l’incertitude des fins.
Au terme de ce bref tableau de la période actuelle, il est frappant de constater qu’une forme de cynisme domine ici et là. L’électorat instrumentalise cyniquement l’opposition pour affaiblir le pouvoir du moment. Le PS parie cyniquement sur l’échec de la droite et sur les amalgames protestataires. Du côté des conservateurs, l’ambition nue de Nicolas Sarkozy n’est pas sans évoquer un cynisme plus transparent encore que ne l’était celui du jeune Jacques Chirac. Tous ces symptômes sont sans doute à mettre en relation avec un épuisement des rituels politiques générateur d’une sourde fatigue démocratique. Avec le risque, sans doute, d’une perte de sens aggravée de la politique pour les citoyens.

Eric Dupin

(1) Enquête réalisée le 13 juin 2004 par CSA/SFR pour France 3/Radio France effectué à la sortie des bureaux de vote auprès d’un échantillon national représentatif de 4 021 personnes venant de voter aux élections européennes.

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Eric Dupin est journaliste et essayiste. Il a publié récemment Sortir la gauche du coma (Paris, Flammarion, 2002) et L’hystérie identitaire (Paris, Ed. du Cherche Midi, 2004).


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