Les bourrasques électorales ont parfois une violence à décorner les meilleurs commentateurs. Les derniers revirements du suffrage universel sont particulièrement spectaculaires. Au printemps 2002, la gauche subissait une cuisante et humiliante défaite. Deux ans plus tard, le vote populaire l’honore comme rarement. La séquence électorale du printemps 2004 n’est pas justifiable de lectures paradoxales. Les scrutins régionaux, cantonaux et européens ont manifesté la prévalence des mêmes tendances : revers pour la droite, et plus particulièrement pour l’UMP, et succès pour la gauche, essentiellement pour le PS. Cette cohérence laisse supposer qu’un nouveau paysage électoral s’est alors mis en place. Si celui-ci ne préjuge en rien de l’issue des futures batailles de 2007, il rend assurément obsolètes les représentations issues du « 21 avril ». On tentera ici de repérer trois phénomènes constitutifs de la configuration politique révélée par les scrutins de mars et juin 2004.
La démocratie punitive
Le 21 avril 2002 aurait pu annoncer un nouveau cycle électoral
long. De nombreux observateurs annonçaient une scène politique
désormais structurée autour de l’affrontement entre le Front
national et les formations parlementaires. Si la gauche s’était
enfoncée dans la crise et la division, l’extrême droite aurait
effectivement pu incarner l’opposition dominante à la droite gouvernante.
Aussi contestable soit-elle sur le fond, la stratégie empruntée
par la direction du PS a contribué à écarter ce scénario.
Les votes de 2004 expriment même une incontestable usure des extrémismes.
Le Front national n’apparaît plus comme le vainqueur inexorable
des soirées électorales. Son score a stagné aux régionales
et il s’est situé en dessous de plusieurs de ses performances passées
aux européennes. Tout se passe comme si, vingt ans après
sa sortie de marginalité, le parti de Jean-Marie Le Pen avait perdu
beaucoup de sa capacité de perturbation du système politique.
Or cette fonction n’a pas été récupérée
par l’extrême gauche. Grisée par ses bons résultats
à l’élection présidentielle de 2002, celle-ci a cru
que son heure était enfin venue, ce qui l’a conduit à une
certaine arrogance. Le positionnement du PS, ainsi que la maladresse stratégique
des formations trotskistes, ont abouti à un retour de l’extrême
gauche à son étiage habituel.
La compétition électorale retrouve ainsi les allures
classiques de la rivalité entre droite et gauche. Une fois encore,
le grand balancier de l’alternance s’est remis en branle. Les lourdes défaites
enregistrées par la droite aux trois scrutins de 2004 sanctionnent
d’abord son action mais sont aussi inquiétantes pour son avenir.
Au cours des dernières décennies, les graves revers essuyés
lors des élections intermédiaires ont généralement
précédé un changement de majorité aux élections
allocataires du pouvoir national. La perspective d’une future alternance
est d’autant plus plausible que celle-ci s’inscrirait naturellement dans
la loi des séries qui sévit depuis 1981. A partir de cette
date, on peut considérer que toutes les élections décisives
(législatives ou présidentielles à l’exception des
législatives tenues dans le sillage d’une présidentielle)
se sont soldées par le succès du camp de l’alternance. Cette
règle s’est appliquée clairement en 1986, 1988, 1993, 1997
et 2002. Elle vaut également pour 1995 si l’on veut bien admettre
que Jacques Chirac avait alors réussi à se poser en champion
du changement par rapport au premier ministre Edouard Balladur.
Il est temps de s’interroger sur le sens profond de ces alternances
répétitives au point de devenir systématiques. La
versatilité du corps électoral n’épuise pas la compréhension
du phénomène. Est-il d’ailleurs si sûr que ce soient
les citoyens qui changent le plus d’avis en ces matières ? Les dirigeants
politiques sont-ils plus constants dans leurs discours selon qu’ils chauffent
l’opinion dans l’opposition ou qu’ils cherchent à la rassurer au
gouvernement ? C’est devenu un lieu commun d’observer que les politiques
publiques mises en œuvre par la droite et par la gauche se ressemblent
plus qu’elles ne diffèrent. Les électeurs ont eu le loisir
de s’en rendre compte. Aussi leur tropisme oppositionnel peut-il être
aussi lu comme la manifestation d’une certaine cohérence : les Français
rejetteraient régulièrement des politiques voisines bien
que conduites par des majorités de couleurs partisanes contrastées.
Selon ce modèle, les girouettes seraient moins les électeurs
que les dirigeants. Et le ballet des alternances incessantes obéirait
à une implacable rationalité. Le comportement apparemment
déroutant des électeurs peut encore être interprété
rationnellement à un second niveau. Le fait est qu’ils se font de
moins en moins d’illusion sur l’efficacité concrète de leur
vote. Dans leur grande majorité, les électeurs ne croient
plus guère en leur capacité à influencer réellement
les choix du pouvoir politique. Avec un réalisme teinté de
fatalisme, il leur reste à utiliser le bulletin de vote comme une
arme de dissuasion. Faute de pouvoir vraiment décider de leur avenir,
les électeurs tentent de se protéger de leurs dirigeants
en les affaiblissant. Le fameux « vote-sanction » est l’une
des manifestations de cette démocratie punitive où les gouvernés
cherchent avant tout à intimider les gouvernants. Le manège
des alternances s’inscrit dans cette froide logique d’empêchement.
En renvoyant régulièrement dans leurs foyers les puissants
du moment, les citoyens exercent le seul moyen de pression qui leur restent
pour exprimer leur désaccord. Le calcul n’est pas forcément
vain. Un pouvoir qui se sent menacé et se sait en sursis sera sans
doute moins entreprenant que celui qui se croirait assuré d’agir
dans la durée.
Or, dans la période actuelle, le pouvoir fait incontestablement
peur aux citoyens. Non seulement ceux-ci n’en attendent plus de miracles,
mais ils redoutent son intervention. L’espérance dans le «
changement », de mise dans les années soixante-dix, a progressivement
mais radicalement cédé la place à la crainte des «
réformes ». L’inversion de perception, par l’opinion, de ce
terme est on ne peut plus symptomatique. Ce vocable a pris un sens nettement
négatif pour le plus grand nombre. La réforme n’est plus
synonyme d’amélioration et de progrès, mais de sacrifice
et de régression. La gauche est devenue objectivement conservatrice
des « acquis sociaux » tandis que la droite en appelle au courage
réformateur avec une insistance qui en inquiète plus d’un.
Il est vrai que le discours de la réforme en vogue est désespérément
sacrificiel et fataliste, qu’il soit tenu au nom de la compétitivité
ou de l’Europe. Les Français voient bien ce qu’ils ont à
perdre, mais guère ce qu’ils pourraient y gagner. D’où le
réflexe de protection qui a fortement joué, au printemps
2004, en faveur du vote socialiste.
Méfiant face aux projets des gouvernants, particulièrement
ceux qui touchent à la protection sociale, l’électeur adopte
une stratégie défensive. Sans illusion excessive sur la portée
de son intervention dans le champ politique, il est résolu à
utiliser son bulletin de vote pour réduire, autant que faire se
peut, les remises en causes redoutées. Ce calcul se traduit par
une version dégradée de la vieille notion de « vote
utile ». Autrefois, elle signifiait le choix de la grande formation
la plus à même de faire avancer ses idées ou son camp.
Aujourd’hui, elle bénéficie au parti le mieux placé
pour gêner le pouvoir en place. Le PS a formidablement profité
de ce phénomène.
Le nouvel utilitarisme électoral s’inscrit dans une évolution
marquante du statut symbolique du vote qui a beaucoup perdu de sa dimension
projective et identitaire. Le choix électoral a largement cessé
d’être cimenté par une adhésion à un ensemble
de croyances pour devenir une simple réaction à une conjoncture
politique donnée. Nombre de votes sont désormais allégés
de réelles significations idéologiques. Moins que jamais
est-il, par exemple, nécessaire d’être socialiste pour voter
PS. La multiplication des choix de vote au dernier moment participe de
ce retrait d’engagement dans l’acte électoral. A cet égard,
l’électeur fidèle de jadis – qui votait toute sa vie de la
même manière, et parfois même comme ses parents – a
moins été remplacé par un électeur stratège
– expert dans l’art de décoder la machinerie politique – que par
un électeur tacticien – résolu à nuire à celui
qui le menace le plus à l’instant présent.
Le socialisme démagogue
Sans la moindre contestation possible, le Parti socialiste est
le grand triomphateur du printemps électoral 2004. Au-delà
de tout jugement de valeur, force est de constater le succès de
la stratégie empruntée par François Hollande. Au lendemain
du séisme du 21 avril 2002, le premier secrétaire du PS décida
de faire le dos rond. Pas question d’ouvrir la boîte de Pandore des
raisons profondes du désastre. A coup sûr, un exercice d’introspection
idéologique aurait inévitablement été très
douloureux. Secouée par sa déroute imprévue, la gauche
française n’avait ni l’envie, ni peut-être même la capacité,
de se remettre radicalement en cause. Les socialistes ont donc opté
pour une attitude assez habituelle en situation d’échec : la réassurance
identitaire. Tout en contenant les tendances à la surenchère
gauchisante portées par ses minorités, le PS a basculé
dans le discours manichéen dit de « l’opposition frontale
».
Le calcul des dirigeants socialistes est d’un classicisme absolu.
Il mise tout bonnement sur l’échec de la droite au pouvoir. Une
stratégie d’autant plus payante que celle-ci donne sérieusement
prise à la critique, d’une gestion économique peu dynamique
aux politiques sociales clientélistes. Sans chercher à clarifier
ses positions, le PS s’est contenté pendant deux ans de torpiller
systématiquement le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin. Les moins
qu’on puisse dire est que cette stratégie a été couronnée
de succès au printemps 2004. D’où la tentation d’espérer
que son retour aux affaires résultera mécaniquement du rejet
suscité par l’adversaire.
Ce faisant, le PS renouerait avec l’ancienne stratégie
de François Mitterrand. Sa victoire de 1981 fut, on s’en souvient,
moins le fruit d’une adhésion aux propositions socialistes que l’effet
d’une volonté populaire d’en finir avec le giscardisme. On observe
que François Hollande s’inspire encore des méthodes de l’ancien
chef de l’Etat dans sa manière de gérer le PS comme un «
parti attrape-tout ». Au cours de la dernière période,
les dirigeants socialistes ont systématiquement soutenu toutes les
contestations sociales et politiques, des plus légitimes (lutte
contre l’amenuisement de l’indemnisation des chômeurs) aux plus contestables
(soutien à Cesare Battisti). Peu regardant sur les détails,
le PS a couru derrière tout ce qui bougeait dans la société.
Il s’est ainsi transformé en fédérateur des mécontentements
en faisant abstraction de tout souci de cohérence.
Cette stratégie démagogique a permis au PS d’éviter
l’installation de l’extrême gauche sur l’échiquier électoral.
Après le 21 avril, les formations trotskistes pouvaient d’autant
plus espérer solidifier leur influence qu’elles bénéficiaient
d’une bonne visibilité médiatique ainsi que d’actifs relais
dans les mouvements sociaux. Elles ont gâché leurs chances
en péchant par excès de confiance en leurs propres forces.
L’électorat radicalisé n’a pas cru que le couple LCR-LO puisse
prétendre incarner l’alternance. Et il ne lui a pas pardonné
de renvoyer dos à dos droite et gauche. Mais c’est aussi grâce
au gauchissement de son discours que le PS a réussi à dégonfler
l’extrême gauche. Là encore, toutes proportions gardées,
rode le fantôme de François Mitterrand. On se rappelle que
l’ancien dirigeant socialiste avait réussi à réduire
l’influence communiste en reprenant à son compte, superficiellement,
une partie de sa thématique.
La moralité de cette stratégie socialiste est assurément
sujette à caution. Mais surtout, comme le prouve le précédent
mitterrandien, elle a l’inconvénient majeur de compliquer le futur
exercice du pouvoir. Si les socialistes reviennent au gouvernement avec
les même ficelles que jadis et sans plus d’idées claires,
la déception semble à nouveau inévitable. Comme si
le PS restait condamné à un grand écart entre son
discours oppositionnel et sa pratique gouvernementale. En s’attelant désormais
à la rédaction de son « projet », ce parti aura
peut-être l’occasion de réduire ce dangereux hiatus. Pour
l’instant, frappant est le contraste entre le virulence des critiques portées
contre la droite et la timidité des propositions avancées
par les principaux leaders socialistes.
La droite en péril
Deux ans après sa double victoire, présidentielle
et législative, de 2002, la droite est dans un bien triste état.
La gauche contrôle désormais la quasi-totalité des
régions et la majorité des départements. Jamais le
divorce entre la couleur politique des pouvoirs nationaux et locaux n’a
été aussi net depuis que la décentralisation s’est
imposée. La défaite de la droite se double d’un insuccès
propre à l’UMP décidément incapable de fédérer
en son sein l’ensemble des courants conservateurs, libéraux et centristes.
L’UDF de François Bayrou a réussi son opération de
sauvetage entreprise en 2002. La tentative de créer un « parti
unique » à droite ayant échoué se repose la
question des alliances entre ses composantes.
L’étroitesse sociologique de la droite constitue une troisième
dimension de ses mésaventures. Le salariat modeste a massivement
basculé à gauche. Seulement 4% des ouvriers ont voté
UMP aux dernières élections européennes et 9% UDF
contre 31% pour le PS (1). La droite fait également triste figure
chez les employés : 16% pour l’UMP, 5% pour l’UDF et 34% pour le
PS. La prise en compte des préoccupations sécuritaires de
Français n’a pas suffi pour que la droite se constitue une assise
populaire. Ces efforts ont sans doute été détruits
par les effets d’une politique économique et sociale ostensiblement
favorable aux couches aisées.
Dans ce contexte périlleux, la droite est frénétiquement
à la recherche d’un sauveur. Les députés de la majorité
ont quelques raisons objectives de craindre l’échéance de
2007. Cette situation avantage le leader apparemment le mieux placé
pour conduire son camp à la victoire, Nicolas Sarkozy. Si les socialistes
doivent compter avec une inflation possible de présidentiables,
la droite connaît une certaine pénurie en la matière.
Ici, la rivalité se réduit essentiellement à l’affrontement
entre Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy.
Comme l’a malignement fait remarquer Patrick Devedjian, ancien avocat
de Chirac et proche de Sarkozy, ces deux hommes ont de nombreux points
de ressemblance. La singulière énergie et la solide ambition
de l’actuel ministre de l’Economie rappellent étrangement ce que
furent les qualités du fondateur du RPR. Dans les deux cas, la densité
des convictions est inversement proportionnelle au talent manœuvrier. Sarkozy
a la réputation d’être plutôt « libéral
». Certains analystes lui prêtent même une certaine cohérence
pro-américaine, de ses prises de position en faveur de la discrimination
positive à son admiration non dissimulée pour le dynamisme
des Etats-Unis. Cela n’empêche pourtant pas le locataire de Bercy
d’y pratiquer à l’occasion un interventionnisme assez peu conforme
aux canons de l’orthodoxie libérale.
Nicolas Sarkozy est avant tout un pragmatique qui croit aux rapports
de force plus qu’aux idées. Il cherche moins à convaincre
qu’il a raison qu’à démontrer qu’il est le plus puissant.
Sa sincérité s’exprime d’abord dans son ambition. Sa force
réside aussi dans la mise en scène activiste des retombées
de l’action politique sur les citoyens. De la lutte contre l’insécurité
à la baisse du prix dans les grandes surfaces, Sarkozy tente de
prouver que les électeurs ont encore quelque chose de concret à
attendre de leurs dirigeants. Il répond ainsi à leur utilitarisme
en essayant de prendre en charge certaines de leurs préoccupations.
Dans cet esprit, Sarkozy n’hésite pas à découper la
société en tranches pour déterminer les demandes spécifiques
à chaque groupe. D’où la dimension « communautariste
» de son action qui l’a, par exemple, conduit à légitimer
l’UOIF. Baignant dans la négociation permanente, Sarkozy est révélateur
d’une conception contemporaine de la politique où l’efficacité
des moyens est supposée compenser l’incertitude des fins.
Au terme de ce bref tableau de la période actuelle, il est frappant
de constater qu’une forme de cynisme domine ici et là. L’électorat
instrumentalise cyniquement l’opposition pour affaiblir le pouvoir du moment.
Le PS parie cyniquement sur l’échec de la droite et sur les amalgames
protestataires. Du côté des conservateurs, l’ambition nue
de Nicolas Sarkozy n’est pas sans évoquer un cynisme plus transparent
encore que ne l’était celui du jeune Jacques Chirac. Tous ces symptômes
sont sans doute à mettre en relation avec un épuisement des
rituels politiques générateur d’une sourde fatigue démocratique.
Avec le risque, sans doute, d’une perte de sens aggravée de la politique
pour les citoyens.
Eric Dupin
(1) Enquête réalisée le 13 juin 2004 par CSA/SFR pour France 3/Radio France effectué à la sortie des bureaux de vote auprès d’un échantillon national représentatif de 4 021 personnes venant de voter aux élections européennes.
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Eric Dupin est journaliste et essayiste. Il a publié récemment
Sortir la gauche du coma (Paris, Flammarion, 2002) et L’hystérie
identitaire (Paris, Ed. du Cherche Midi, 2004).