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Nous ne parlions pas le Français à la maison, jusqu'à ce
que j'intégrasse le cours préparatoire. L'Allemand demeura longtemps
la langue de notre misérable maisonnée. Les enfants du voisinage ne
s'exprimaient que dans une des variantes de l'Occitan, un idiome frontière
entre le Gascon et le Languedocien. Dès l'âge de six ans passé,
je me mis à ramener à la maison des mots, des connaissances, des savoirs.
Ainsi que d'autres ramènent des marrons, des girolles, des fraises sauvages.
Mon trésor à moi, c'était la parole du maître. C'était
l'histoire de France par exemple, qui se révéla si importante pour
moi, pour mes parents, si précieuse pour que nos imaginaires pussent tisser
jour à jour ce cordon ombilical qui devait à la fin nous relier à
la France, faire de celle-ci notre patrie.
Je ramenais donc des mots, des savoirs, des connaissances qui n'étaient pas
ceux de la maison ¯qui faisaient rentrer dans notre maison étriquée
de ce village étriqué le vaste monde. Quel décalage entre le
riche butin de l'école et le quotidien buté de la vie domestique à
la ferme où père s'employait comme ouvrier agricole, vacher ! Je nomme
ce décalage la différence entre l'école et la maison, le maître
et les parents, différence dans laquelle l'enfant grandit ; je le nomme également
la fissure dans laquelle l'enfant s'installe, dans laquelle il pousse. L'école
me donnait une identité que je ramenais à la maison ; grâce à
elle, un halo de lumière paisible emplissait la cuisine jusqu'à très
tard le soir : penchée sur mes devoirs, à un coin de la table en bois
recouverte d'une sorte de lino, ma mère apprenait le Français à
travers les devoirs que le maître me donnait. Au tendre éclat de son
visage, alors que la nuit s'avançait, nous faisions de la grammaire, de la
conjugaison, des dictées. L'enfant enseignait sa mère. Tous deux nous
devenions Français.
J'ai toujours pensé que l'école existait pour permettre aux enfants
d'apporter aux parents ce qu'ils auront appris en ce lieu, dans la mesure où,
comme l'écrit Michelet « L'éducation, ce mot si peu compris,
ce n'est pas seulement la culture du fils par le père, mais autant et parfois
bien plus celle du père par le fils ». Là est l'axe de l'enseignement
républicain. La cour aussi éhontée que cynique faite par C.Allègre
aux parents d'élèves renverse ce principe : les parents désormais
seront les maîtres à l'école.
Je voudrais insister sur quelques aspects des réformes en cours dans l'Education
Nationale ¯ ou plutôt de la grande Contre-Réforme (contre-républicaine
et aussi contre-démocratique que farouchement démagogique) que les
autorités gouvernementales mettent en place.
Pour des raisons que l'on comprendra, les vocables de maître, de professeur
et d'instituteur sont bien préférable à celui d'enseignant ¯qu'on
emploiera cependant, mais par défaut. L'enseignant ¯comme le pédagogue
esclave dans l'Antiquité- montre, telle une enseigne, ce qui existe dans la
société ; c'est pourquoi ce terme plaît tant à tous ceux
qui souhaitent la mort de l'école républicaine. L'oeuvre de l'instituteur
est toute différente de celle de l'enseignant : il institue, il met debout,
il fait grandir dans l'enfant ce que celui-ci ne trouvera pas dans la société,
il le fait grandir à partir de forces qui ne sont pas celles de la société.
Les maîtres seront empêchés (sont de plus en plus empêchés)
d'être des maîtres ¯c'est à dire également des étudiants.
Or, c'est ce rapport à ce qu'il étudie, à cette étude
dans laquelle il habite, qui institue le maître en tant que maître, qui
fait de lui un humain exemplaire, un certain exemple d'humanité, un exemple
pour les élèves autant qu'un exemple pour la cité. Ce n'est
pas à l'enfant d'être placé au centre de la relation éducative
; le centre est dans le lien entre le maître et ce qu'il étudie ¯le
lien entre le maître et le savoir est beaucoup plus essentiel que le lien entre
le maître et l'élève. Tout montre qu'on (C.Allègre, P.Meirieu,
S.Royal, F.Dubet) ne veut plus de maître-étudiant, de maître lié
au savoir, de maître ayant un lien continu à la chose étudiée
; au contraire, on veut des moniteurs multitâches, montrant (enseignant) au
élèves la société, ayant un rapport aux enfants (le puérocentrisme
figurant le pivot de toutes les réformes récentes) et ayant un lien
de vassalité à la société. Craignons que l'emploi-jeune
(l'aide-éducateur) ne devienne sous peu le paradigme de l'enseignement, le
modèle montré à l'enseignant ¯tout enseignant étant
voué à plus ou moins long terme à se transformer en un emploi-jeune.
L'emploi-jeune est l'esquisse de ce que le ministère souhaite en guise d'enseignants.
L'exemplaire ne sera plus le maître dans son rapport étudiant au savoir
(su et incertain à la fois); pour C.Allègre, l'exemplaire, le modèle
humain ce sera le consommateur, le sondé, l'électeur, le sportif, le
publicitaire, l'animateur culturel, la vedette médiatique, le journaliste,
l'intervenant extérieur, l'emploi-jeune aide-éducateur (1), le parent d'élève, le locuteur natif, bref tout,
sauf le maître. Tout ce qui a un rapport à la société,
à ce qui se fait dans la société, à se voit à
la télé, devient dans la démarche de C.Allègre valeur,
à l'exclusion du maître dans la mesure où celui-ci conserve un
rapport rigoureux, austère, à ce qu'il enseigne (à ce qu'il
sait, à ce qu'il étudie, à ce qu'il ne sait pas, à ce
qu'il cherche). Allègre veut réduire le maître au rôle
paratélévisuel de « chef d'orchestre ».
Le « Chef d'orchestre » est le tombeau des instituteurs et des professeurs.
« Chef d'orchestre » ? On ne saurait trouver formule plus tonitruante
pour annoncer que le maître n'aura plus rien à enseigner (au sens en
passe de sombrer dans la caducité d'enseigner), qu'il aura à animer,
à montrer ce que les autres font dans la société. La classe
deviendra un orchestre d'intervenants divers (de solistes) devant les enfants. La
tâche proposée au maître ne sera plus l'enseignement, ce sera
d'harmoniser la cacophonie des intervenants extérieurs. Cette transformation
du maître en un chef d'orchestre se traduira inévitablement par une
marginalisation du maître, qui sera soumis aux pressions de tous. La laïcité
avait été construite pour que le maître fût à l'abri
du curé, du maire, des parents ; les plans de C.Allègre et de S.Royal,
les différentes « chartes » pour l'école, organisent un
renversement de la laïcité puisque le maître sera contraint de
faire allégeance aux puissances extérieures à l'école.
Par le vouloir d'Allègre l'école deviendra le terrain de chasse de
toutes les puissances locales, ce qui signifie la vraie fin de la laïcité
scolaire. Par ailleurs, l'élève sera de son côté perdu
dans le brouhaha des opinions diverses destinées à envahir l'école
; le maître ne pourra plus les surplomber, il n'aura plus une position de transcendance
par rapport à toutes ces opinions, puisqu'il dépendra d'elles, obligé
qu'il sera de composer ce qu'on appellera encore par dérision son enseignement
avec elles.
Je reviens sur la notion de « chef d'orchestre ». L'instituteur ¯après
lui le professeur- sera un « chef d'orchestre ». Mais pour diriger quelle
partition ? La diversité kaléidoscopique des intervenants extérieurs
dans l'école, de tout le personnel animationnel qui s'y infiltre, des demandes
parentales ainsi que des ressources municipales, impliquent la disparition des programmes
nationaux rigoureux et la substitution à ceux-ci des « apprentissages
fondamentaux » minimaux. A la place du corpus intellectuel commun à
tous les citoyens, assurant une Bildung, une formation de l'esprit, rendant possible
un bien commun intellectuel partageable par tous les Français, la métaphore
du « chef d'orchestre » signale que nous aurons à côté
des apprentissages minimalistes de déchiffrage (lire, écrire, compter),
qui seuls seront véritablement nationaux, autant d'enseignements différents
que d'écoles. Ainsi à terme, la substitution du « chef d'orchestre
» à l'instituteur traditionnel prépare-t-elle la régression
du sentiment national républicain, qu'il est du rôle citoyen de l'école
de former, au profit des multiples communautarismes et localismes. Quel est le sens
de cette transformation de l'instituteur en « chef d'orchestre » ? De
nationale, républicaine et homogène sur tout le pays, l'école
devient clientéliste (répondant aux parents clients qui dicteront leurs
choix d'activités pour leurs enfants), hétérogène (l'instituteur
d'un village déshérité de l'Ariège sera destiné
à demeurer un chef d'orchestre sans musiciens : il aura bien du mal à
obtenir deux heures d'intervenants extérieurs par semaine tandis que ceux-ci
seront légion pour l'instituteur du centre-ville de Toulouse) et surtout municipale.
La « charte pour l'école du XXIème siècle » trahit
les principes les plus fondamentaux de l' idée scolaire républicaine
en réalisant la municipalisation de l'école. L'école sera désormais
extérieure à la nature républicaine de l'Etat. Défaite
de la pensée (par le triomphe du culturel, du sociétal), défaite
de l'école (par le triomphe de l'animation, le repli de la figure de l'instituteur
sur le paradigme du travailleur social et du Gentil Organisateur de MJC, et par la
réduction des programmes au minimum commun), cette charte pour l'école
du XXIème siècle est surtout (par la municipalisation qu'elle institue)
une défaite de la République, une dérépublicanisation
de l'école.
Dans le même temps où les maîtres seront empêchés
d'être des maîtres les élèves seront empêchés
d'être des élèves. L'école ¯celle dont je parlais
tout au début lorsque j'évoquais des souvenirs aussi personnels qu'universels-
n'existe qu'adossée au loisir, autrement dit dans l'écart par rapport
à la vie, à la société, dans l'indépendance par
rapport à tout ce qui se fait en dehors de l'école (et bien entendu
dans l'indépendance par rapport à tous les groupes de pression). Le
lycée rénové repose sur la désintellectualisation du
métier de professeur: on lui confie le rôle d'un technicien de la pédagogie,
valet de moins en moins cultivé, d'un animateur socioculturel, sommé
de se vêtir tour à tour des défroques de l'organisateur de divertissements,
du guide de voyages en tous genres, du psychologue, de l'assistante sociale, de l'éducateur,
de l'orientateur, du copain et du gendarme. Réforme après réforme,
on a transformé les professeurs en îlotiers de la culture (comment ne
pas voir que plutôt qu'un enseignement de l'esprit critique, c'est un contrôle
social généralisé sur la jeunesse qui est le résultat
recherché d'une telle conception du professorat?).
Les projets de C.Allègre et S.Royal dessinent le modèle d'une école
où l'on s'active beaucoup (le fanatisme de l'activité y imposant son
terrorisme), où l'on s'occupe, où l'on est en permanence occupé,
où le temps est occupé, où il n'y a pas de temps vide, pas de
vacuité du temps, pas de vacance du temps, plus de vacance de l'activité.
Bref, le projet est de bâtir une école des loisirs sur les ruines de
l'école du loisir (la fameuse skholè). Ce projet court de la maternelle
à l'université. L'école primaire, le collège et le lycée
seront sommés de se conformer à ce modèle unique de l'école
des loisirs. Les élèves seront occupés en permanence à
des activités, les maîtres également. Avec le triomphe de l'activité
est supprimé le loisir aussi bien aux élèves qu'aux maîtres
¯les uns et les autres étant les victimes de cette déscolarisation
(substituer les loisirs au loisir est, puisqu'école vient de skholè,
déscolariser l'école) de l'école. La déscolarisation
de l'école répond à sa dérépublicanisation.
Les maîtres seront changés en ressources humaines (en minerai ou en
énergie) ainsi qu'en travailleurs sociaux (en travailleur payé pour
masquer les dégâts des choix économiques ultralibéraux
¯d'où le mot d'ordre terriblement réactionnaire, secondimpérial,
napoléontroinesque, de P.Meirieu, « l'école contre la guerre
civile »). Pour sauver la politique ultralibérale à laquelle
nos gouvernements s'abandonnent, pour la sauver d'une révolution, de jacqueries,
de troubles à l'ordre public, P.Meirieu a proposé ses recettes au pouvoir.
Dans cette perspective commune à P.Meirieu, à F.Dubet, à S.Royal
et à C.Allègre, transformer le maître en un travailleur social
est vouloir que les enseignants soient les chiens de garde du libéralisme
avancé (remplacement des hussards noirs de la République, que C.Péguy
exalta, par les chiens de garde du libéralisme, formés par P.Meirieu)
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Contre-Réforme : au lieu d'instituer le peuple à travers l'institution
des enfants, Allègre, Royal et Meirieu veulent construire une école
qui continue la société.
Dans l'idéal républicain, c'est l'école qui doit être
l'institutrice du peuple ¯faire que le peuple existe, bâtir le peuple,
autrement dit instituer quelque chose qui manque souvent, quelque chose d'introuvable,
le peuple, quelque chose qui toujours se défait -ce travail de Pénélope
est celui de l'école parce que dans le donné par la République
à la française à ce mot, le peuple n'existe pas avant l'école.
Ce n'est pas instruire un peuple qui existait déjà. Instituer le peuple
qui n'existait pas avant l'école, voilà la mission confiée depuis
les lois scolaires par la République à l'école. Cette mission
confiée à l'école ressemble farouchement à celle que
Rousseau, dans Le Contrat social, attribue au législateur : « celui
qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer,
pour ainsi dire, la nature humaine (2)».
Mais, tandis que le législateur de Rousseau institue le peuple une fois pour
toutes, l'institution qu'est l'école est une institution continuée
: elle recommence à chaque génération, elle recommence chaque
année son interminable travail de démogenèse, d'institution
du peuple. Tant que l'école républicaine existe, la thèse de
François Furet selon laquelle la Révolution française est terminée
sera fausse. La permanence de l'école républicaine signale au contraire
une Révolution continuée. Le peuple est fils de l'école. Il
émane en permanence de sa matrice, l'école. Il convient d'éviter
de confondre ces deux concepts : le peuple et la société. Le peuple
n'est pas la même chose que la société. Le législateur
de Rousseau transforme une société, à laquelle il reste extérieur,
en un peuple. C'est dans la mesure où l'école est coupée de
la vie, retranchée de la société qu'elle peut être, à
partir de cet écart, la matrice du peuple. L'énoncé : c'est
l'école qui doit être l'institutrice du peuple est exactement le contraire
de cet autre énoncé : la société doit éduquer
l'école. Pourtant, toutes les réformes récentes ¯en particulier
celles, inspirées par Philippe Meirieu, de Claude Allègre- reposent
sur ce postulat funeste de l'éducation de l'école par la société,
de la continuité entre l'école et la société.
Jusqu'ici l'école (du primaire au baccalauréat) était cette
institution organique de la République, véritable matrice politique
de notre être collectif, qui désignait les valeurs, disait le sens,
et nous mettait en contact avec ce qu'il y a de meilleur dans la vie de l'esprit;
à l'inverse, C.Allègre, P.Meirieu et S.Royal préfèrent,
conformistes qu'ils sont devant la plus démagogique des sociolatries, voir
l'école suivre la société plutôt que la guider, adopter
ses valeurs comme ses non-valeurs, abandonner ses fonctions magistrales (dans la
connaissance) et matricielles (dans la politique) pour devenir, non point l'enseignement
de la haute culture, l'initiation à la vie de l'esprit, l'apprentissage de
l'existence politique, mais le simple reflet bariolé de tout ce qui se fait
dans la société. Si ces fossoyeurs ¯Allègre, Meirieu, Royal,
Dubet- réussissent dans leurs desseins, alors l'école n'instituera
plus le peuple, elle suivra la société dans ses désirs. L'école
dérépublicanisée sera également l'école déscolarisée.
(1)Veut-on une preuve ? Le fait qu'Allègre
ait prétexté de la nécessité de verser un salaire à
ces emplois pour baisser la rémunération des heures supplémentaires
que font les enseignants montre bien où se trouve pour Allègre ce qui
est exemplaire et où se trouve ce qui est méprisable.
(2)Jean-Jacques Rousseau, Le Contrat social,
oeuvres complètes, Ed de la Pléiade, tome III, p.381.
Robert Redeker
24 mai 1999
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