Les polémiques autour de la figure de l'actuel ministre de l'Education Nationale risquent de détourner du débat essentiel : quelle école prépare effectivement la gauche plurielle sous direction socialiste? Il se pourrait bien que la brutalité du chef d'entreprise néophyte qui caractérise les pratiques et les discours de l'impayable ministre ait eu pour effet de gâcher une occasion historique et polititique de poser en son ampleur la question du devenir de l'appareil scolaire en toutes ses composantes. Il ne faut pas oublier, en effet, que la France, à la différence de nombreux pays d'Europe et d'ailleurs, a confié le devenir de sa cohésion à une institution à la fois centrale et horizontale qui maille tout le territoire national et rassemble toutes les jeunes générations. Ce qui s'y joue concerne son avenir dans une mesure plus considérable que ce n'est le cas pour des nations structurées sur le mode fédéral ou régional où interviennent d'autres appareils ou d'autres formes institutionnelles pour assurer cette cohésion. L'école républicaine est parvenue à ce résultat en produisant deux réseaux, le primaire-professionnel et le secondaire-supérieur, qui contribuent à la reproduction en classes sociales en opposition, tout en assurant aux classes populaires une instruction publique effective fondée sur la maîtrise de savoirs de base et sur une possibilité de promotion aux mérites qui a fonctionné jusqu'aux années soixante dix comme en témoignent les statistiques étudiant le devenir des cohortes d'élèves en fonction des milieux d'origine. Les conflits sociaux et politiques - qui ont marqué la période 1945-1974 et ont donné forme à un Welfare State dont l'école était un élément essentiel- n'ont certes pas entamé la domination des forces économiques, politiques, et sociales "capitalistes", mais ils ont puissamment contribuer à faire de l'appareil scolaire un enjeu et une forme de leur existence. Le système fonctionnait sur la base du présupposé matériel que constituait une relative adéquation d'un marché du travail à même d'absorber les populations concernées et il vivait d'une certaine homogénéité culturelle "citoyenne". Un compromis mobile et évolutif, qu'il ne s'agit pas d'idéaliser mais pas davantage de dénoncer, avait le mérite de rendre possibles des luttes claires pour la démocratisation de ses pratiques, pour l'élévation des niveaux de qualification intellectuelle et professionnelle. Ces exigences avaient pénétré de manière inégale mais effective dans les deux réseaux comme le prouve l'explosion de 1968. La situation a profondément changé sous l'effet
des transformations économiques, sociales, culturelles, qui ont
révélé leur véritable nature après l'échec
et la fin du bloc communiste. La restauration néocapitaliste, dans
le cadre de la concurrence imposée par la mondialisation de rappports
sociaux toujours fondés sur la recherche effrénée
de la profitabilité, s'est traduite par un chômage structurel,
une fermeture du marché du travail, faisant de la classique exploitation
ouvrière un privilège en comparaison de la situation réservée
à ces nouvelles figures sociales que sont les "sans", les sans-travail,
sans papiers, sans logement (liste non close). Du même mouvement
le processus de production de l'inégalité s'est accentué
en sapant la base du présupposé du compromis définissant
le Welfare State et son école. Cette même restauration néocapitaliste
a fait apparaître les limites du compromis antérieur, son
déficit en matière d'assimilation sociale. Dans le contexte
d'un chômage relayé par l'implosion de familles précarisées
et par la désorientation éthique et politique sont alors
arrivés dans l'école des élèves de plus en
plus destructurés. L'homogénéité culturelle
"citoyenne" s'est fragmentée, faute de volontarisme social, faute
d'audace dans une politique d'universalisation de la citoyenneté
par disjonction d'avec la nationalité. Dans des ghettos, voués
à rejeter faute d'alternative politique et sociale des valeurs républicaines
qui cachent leur nationalisme pratique sous un universalisme de plus en
plus rhétorique, de nombreux enfants ont alors refusé
l'école comme institution médiatisant et symbolisant leur
premier contact avec la société. Ces élèves
se sont alors trouvés en conflit dans l'école avec d'autres
parfois brillants ("les intellos"). Le processus de la désémancipation
néolibérale manifestait ainsi sa puissance productrice d'inhumanité
et d'inculture.
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1) La méthode: un bonapartisme soft?
On ne s'attardera pas sur le style à la fois tonitruant
et démagogique du ministre et nous ne le commenterons pas en suivant
le mot de Buffon "le style, c'est l'homme". Une seule remarque toutefois
doit être faite: ce style tranche sur les habitudes en vigueur et
importe dans le milieu le langage de combat du chef d'entreprise qui attend
de ses cadres la soumission et l'autoflagellation. Il est symptomatique
d'une dérive autoritaire et populiste srelevant d'un bonapartisme
soft.
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2) Le nouveau dogme éducatif "Mettre l'élève
au centre de tout"
Cet impératif est devenu un lieu commun qui a pour fonction
de laisser croire que jusqu'à aujourd'hui les intérêts
corporatifs des enseignants et des responsables administratifs de
terrain étaient le centre de leurs activités. Questionnons
sa fausse évidence en demeurant dans le cadre du réseau de
base (écoles et collèges): pourquoi cet impératif
s'énonce-t-il maintenant ? De quels élèves s'agit-il?
De quoi le centre est-il le centre?
Mais le réalisme avoué est cynisme de fait, et
l'humanitarisme hypocrisie. Sous couvert de prendre les élèves
là où ils sont le risque alors est de les y laisser, en
entérinant de fait et en redoublant l'inégalité effective
des écoles et des collèges, en produisant une sous-culture
scolaire adaptées à des zones durables de sous ou de non
emploi. L'instruction cesserait d'être un bien commun, dont il faut
créer les conditions égales de partage, mais elle se réduirait
encore davantage à un panier de biens éducatifs disparates
qu'il s'agirait de consommer en fonction des différences de
localisation socio-spatiale, c'est-à-dire en fonction de l'inégalité
des bassins sociaux-culturels d'emplois et d'activités. Les consommateurs
les moins solvables, les moins aptes à identifier et approprier
les biens de plus grande valeur, seraient fournis en biens minimaux au
moindre coût. Et ils n'auraient plus à se révolter
contre une école trop exigeante ou trop différente: à
chacun selon ses moyens, et donc à chacun d'accepter le statut social
que ces moyens définissent en s'autoplaçant de lui-même,
“ civilement ”, dans le bassin social où il se trouve. Une telle
école fait de la norme implicite de son action l'élève
en difficulté, déculturé, révolté, produit
par la crise d'assimilation de la dite société civile néolibérale.
Elle sacrifie en son sein, en leur imposant le plus petit commun dénominateur
scolaire, les élèves, de condition sociale subalterne, encore
désireux d'apprendre et s'éduquer en s'élevant à
l'appropriation de réels contenus (eh oui, ils existent, mais intéressent-ils
encore nos pédagogues ?). Elle est parfaitement compatible avec
une privatisation de grande envergure: les parents qui en auront les moyens
fuiront cette école allégée, réduite à
remplir la fonction inédite de non work house pour populations de
jeunes potentiellement dangereux. Ils favoriseront en les payant les établissements
susceptibles de se lier à des bassins d'emplois mieux assurés
et d'activités de formation culturelle effectives. Ils ne s'encombreront
pas des conseils des pédagogues patentés et veilleront à
la teneur scientifique et formatrice des enseignements. Ainsi se trouvera
interrompu pour longtemps le mécanisme de promotion sociale pour
les enfants des classes populaires : ceux qui ont des possibilités
intellectuelles ne pourront plus compter sur l'école pour
les développer.
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3) L'égalité et les savoirs.
On laissera ainsi varier, comme le prouvent les discussions sur
la charge excessive des savoirs enseignés, les programmes et les
horaires dans un vague noyau commun, au gré des variations
affectant les bassins d'emplois et d'activités auxquels devront
s'adapter à la baisse les établissements scolaires des divers
degrés. Et l'on nommera démocratisation un processus d'inégalisation
qui en est la perversion. Les établissements seront appelés
à se définir comme des entreprises, celle-ci étant
le modèle dominant de la socialisation néolibérale,
et les entreprises faibles seront davantage enfermées en elles-mêmes
et isolées de manière à ce que soit évitée
et conjurée la confrontation des classes et des couches sociales
sur la question sociale et politique, cruciale, de la formation. La pénétration
du modèle entreprise a déjà d'ailleurs marqué
des points dans les universités de plus en plus gérées
par des équipes de managers qui se justifient en s'autorisant du
désinvestissement massif des collègues face aux tâches
de gestion démocratique. Elle est sur le point de gagner les lycées
et collèges où la nouvelle idéologie officielle élimine
la responsabilité du professeur en sa classe au profit de l'exaltation
d'un travail d'équipe, non pas d'ailleurs en promouvant
de réelles équipes enseignantes en charge de classes et dotées
des moyens matériels nécessaires, mais en constituant dans
l'impréparation des équipes hétéroclites où
entrent des intervenants extérieurs sans qualification des “ moniteurs
” où les recettes pédagogiques, les savoirs faire, le culte
des méthodologies vides et des procédures inutiles remplacent
l'acquisition rigoureuse des savoirs .
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La vérité est qu'en entérinant comme sa réforme
la liquidation de l'école républicaine la gauche plurielle
avoue son renoncement à transformer les rapports sociaux dans le
sens de l'égalité. La problématique du droit à
la différence et à l'individualisation (l'élève
au centre de tout) liquide la seule exigence qui puisse encore dans notre
débacle morale et intellectuelle justifier l'existence d'une "gauche
effective", l'exigence de l'égalité, de l'égalité
non pas seulement devant, mais "dans" les conditions d'appropriation des
savoirs. Ce renoncement à l'égalité notre ministre
a tenté de le dissimuler en détournant l'attention, en opposant
les professeurs "priviligiés" des classes préparatoires aux
autres enseignants, en vain si l'on en croit les dernières manifestations.
Sans compter que l'on eût aimé voir se déployer le
même zêle égalitaire à l'encontre des revenus
du capital ou voir se manifester la même rigueur à l'encontre
des responsables des faillites financières colossales (le Crédit
Lyonnais) et des affaires de corruption qui émaillent nos journaux.
Il est piquant que dans ce cas le principe de différenciation si
souvent invoqué ne l'ait pas été alors qu'il est notoire
que le niveau de formation et responsabilité des enseignants des
classes préparatoires est élevé et que la mesure du
ministre n'a pas été utilisée pour améliorer
le niveau de rétribution des personnels enseignants de base mais
pour créer des emplois d'aide-éducateurs sans formation et
sans avenir, qui risquent de tirer vers le bas la fonction publique.
Ce renoncement qui pourrait signifier l'acte de décès de la gauche signifie en même temps l'effacement de ce qui demeure comme ciment et forme formante de la nation française, son école. Les droits éducatifs sont incapables par eux-mêmes d'agir sur les conditions matérielles qui leur permettraient d'être effectifs. C'est dans la lutte contre les ravages d'une inégalité sociale croissante, ce mal social insupportable, que peut être énoncée et formulée la lutte pour une école réellement publique, ouverte à tous, fondée sur le mérite et sur l'accession à des savoirs effectifs, sur l'acquisition de formations réellement qualifiantes. Face à cet enjeu la question du maintien de M.Allègre à son poste est secondaire. La véritable question que pose la mise en place de l'école désémancipée et désémancipatrice n'est même pas celle du maintien formel de cette chose introuvable que serait la gauche, elle est celle de l’avenir de notre jeunesse et de notre pays. Cet avenir ne peut se construire que dans la lutte pour l’égalité dans la société et dans l’école. André TOSEL
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