L'ESPRIT DE NIETZSCHE

Nietzsche, pendant plusieurs ann�es, fut MON philosophe. Ce n'est peut-�tre pas le premier qui m'est tomb� sous la main (il me semble que le premier livre de philosophie que j'ai lu est celui de Simone de Beauvoir, "Pour une morale de l'ambigu�t�"), mais presque. J'ai commenc� par "Ainsi parlait Zarathoustra", qui m'a emball�e; lors de mes ann�es de coll�ge, j'ai fait un travail sur la notion du Surhomme puis, � l'universit�, j'ai continu� en faisant mon m�moire de ma�trise sur "la m�thode g�n�alogique de Nietzsche". J'ai pratiquement lu tout ce qu'il a �crit, jusqu'aux oeuvres posthumes, puis je l'ai laiss� de c�t� pendant des ann�es.

Qu'est-ce donc que l'esprit de Nietzsche? D'abord, l'aphorisme, l'art d'exprimer sa pens�e par des r�flexions plus ou moins courtes, que l'on jette sur papier pour ensuite en faire un livre. Ensuite, une pens�e tr�s personnelle, unique, � nulle autre pareille, si hors du commun qu'elle en devient le mod�le de la pens�e individuelle. Puis, encore, l'appel au d�passement de soi, allant jusqu'au sur-humain; et, bien s�r, la critique sans m�nagements, jusqu'� �tre vitriolique, s'il le faut, mais qui sait garder la noblesse de la finesse et de l'humour (mais pas toujours, que voulez-vous). Enfin, caract�ristique de Nietzsche, mais surtout celui de la fin, le renversement de toutes les valeurs, "le cr�puscule des idoles".

On ne peux mieux faire comprendre cet esprit, je crois, qu'en faisant lire l'un de ses plus beaux textes, l'un des plus fondamentaux de toute son oeuvre. Le voici.


DES TROIS M�TAMORPHOSES DE L'ESPRIT

"Je vais vous �noncer trois m�tamorphoses de l'esprit: comment l'esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant.
Il est maint fardeau pesant pour l'esprit, pour l'esprit fort et patient que le respect anime: sa vigueur r�clame les fardeaux les plus lourds.
Qu'y a-t-il de pesant? ainsi interroge l'esprit courageux; et il s'agenouille comme le chameau et veut qu'on le charge bien. Quel est le fardeau le plus lourd, � h�ros? - ainsi interroge l'esprit courageux - afin que je le prenne sur moi et que ma force se r�jouisse.
N'est-ce pas ceci: s'humilier pour faire mal � son orgueil? Faire luire sa folie pour tourner en d�rision sa sagesse? Ou est-ce cela: abandonner notre cause, au moment o� elle c�l�bre sa victoire? Monter sur de hautes montagnes pour tenter le tentateur?
Ou est-ce cela: se nourrir des glands et de l'herbe de la connaissance, et souffrir la faim dans son �me, pour l'amour de la v�rit�?
Ou est-ce cela: �tre malade et renvoyer les consolateurs, se lier d'amiti� avec des sourds qui n'entendent jamais ce que tu veux?
Ou est-ce cela: descendre dans l'eau trouble, si c'est l'eau de la v�rit�, ne repousser ni les froides grenouilles ni les crapauds
fi�vreux?
Ou est-ce cela: aimer qui nous m�prise et tendre la main au fant�me lorsqu'il veut nous effrayer?
L'esprit courageux assume tous ces fardeaux pesants; tel le chameau qui, sit�t charg�, se h�te vers le d�sert, ainsi se h�te-t-il vers son d�sert.
Mais au fond du d�sert le plus d�sol� s'accomplit la seconde m�tamorphose: ici l'esprit devient lion, il veut conqu�rir la libert� et �tre le ma�tre de son propre d�sert.
Il cherche ici son dernier ma�tre: il veut �tre l'ennemi de ce ma�tre, et de son dernier dieu; pour la victoire, il veut lutter avec le grand dragon.
Quel est le grand dragon que l'esprit ne veut plus appeler ni dieu ni ma�tre? "Tu dois", s'appelle le grand dragon. Mais l'esprit du lion dit: "Je veux."
"Tu dois" le guette au bord du chemin, �tincelant d'or sous sa carapace aux mille �cailles, et sur chaque �caille brille en lettres dor�es: "Tu dois!"
Des valeurs maintes fois s�culaires brillent sur ces �cailles et ainsi parle le plus puissant de tous les dragons: "La valeur de toutes choses brille sur moi."
Toute valeur a d�j� �t� cr��e, et toutes les valeurs cr��es sont en moi. En v�rit�, il ne doit plus y avoir de "Je veux"! Ainsi parle le dragon.
Mes fr�res, pourquoi est-il besoin du lion de l'esprit? N'avons-nous pas assez de la b�te robuste qui renonce et qui se soumet?
Cr�er des valeurs nouvelles, - le lion m�me ne le peut pas encore; mais se rendre libre pour des cr�ations nouvelles, - c'est l� ce que peut la puissance du lion.
Conqu�rir le droit de cr�er des valeurs nouvelles, - c'est la plus terrible conqu�te pour un esprit patient et respectueux. En v�rit�, c'est pour lui un rapt et le fait d'une b�te de proie.
Il aimait jadis le "Tu dois" comme son bien le plus sacr�; � pr�sent, il lui faut trouver l'illusion et l'arbitraire, m�me dans le plus sacr�, afin d'assurer sa libert� aux d�pens de son amour: il faut un lion pour un tel rapt.
Mais dites-moi, mes fr�res, que peut faire l'enfant que le lion n'ait pu faire? Pourquoi faut-il que le lion f�roce devienne enfant?
L'enfant est innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-m�me, un premier mouvement, un "oui" sacr�.
Oui, pour le jeu de la cr�ation, mes fr�res, il est besoin d'un "oui" sacr�. C'est sa volont� que l'esprit veut � pr�sent, c'est son propre monde que veut gagner celui qui est perdu au monde.
Je vous ai nomm� trois m�tamorphoses de l'esprit: comment l'esprit devient chameau, comment l'esprit devient lion, et comment, enfin, le lion devient enfant." Ainsi parlait Zarathoustra.




Quelques autres textes de Nietzsche


(UNE "TRADUCTION" DE LA PARABOLE DES TROIS M�TAMORPHOSES)

Un esprit appel� � porter un jour le type de "l'esprit libre" � son point parfait de maturation et de succulence, on peut supposer que l'�v�nement capital en a �t� un grand affranchissement, avant lequel il n'�tait qu'un esprit d'autant plus asservi, et apparemment encha�n� pour toujours � son coin et � son pilier. Quelles cha�nes sont les plus solides? Quels sont les liens � peu pr�s impossibles � rompre? Chez les �tres d'�lite et de haute vol�e, ce seront les devoirs: ce respect qui est propre � la jeunesse, cette r�serve de d�licatesse craintive � l'�gard de toutes les valeurs anciennes et v�n�r�es, cette gratitude pour le sol qui l'a nourrie, pour la main qui l'a guid�e, pour le sanctuaire o� elle a appris l'adoration, - ces jeunes gens-l�, ce seront leurs instants surp�mes qui les lieront le plus solidement, les engageront le plus durablement. Pour eux, attach�s de la sorte, le grand affranchissement arrive soudain, comme un tremblement de terre: la jeune �me est d'un seul coup �branl�e, d�tach�e, arrach�e, - elle-m�me ne comprend pas ce qui se passe. C'est un �lan, une impulsion qui commande et la soumet comme � un ordre; une volont�, un voeu qui s'�veille, partir, n'importe o�, � tout prix; une curiosit� qui prend feu et flamme dans tous ses sens, v�h�mente, dangereuse, un d�sir de monde vierge. "Plut�t mourir que vivre ici, voil� ce que dit la voix imp�rieuse et s�ductrice; et cet "ici", ce "chez moi", c'est tout ce qu'elle avait aim� jusqu'alors! Un effroi, un soup�on subits pour ce qu'elle aimait, un �clair de m�pris pour ce qui se disait son "devoir", un besoin s�ditieux, despotique, volcanique, de prendre les routes de l'�tranger et de l'inconnu, de se mettre au froid, � la glace, une haine pour l'amour, un regard, peut-�tre, et une main sacril�ges port�s en arri�re, l� m�me o� �taient jusqu'alors son amour et son adoration, une honte cuisante, peut-�tre, de ce qu'elle vient de faire, mais � la fois jubilation de l'avoir fait, un frisson d'all�gresse tout au fond et d'ivresse dans lequel se lit une victoire... une victoire? sur quoi? sur qui? victoire sujette � caution, � questions, � myst�re, mais la premi�re enfin: - voil� les maux et les douleurs inh�rents � l'histoire du grand affranchissement. C'est en m�me temps une maladie capable de d�truire l'homme que cette premi�re explosion de force et de volont� d'autonomie dans la d�termination de soi-m�me et de ses valeurs propres, que cette volont� de volont� libre.
/... /
De cet isolement maladif, du d�sert de ces ann�es de t�tonnements, le chemin est encore long jusqu'� cette certitude prodigieuse, cette sant� d�bordante qui se pla�t � recourir � la maladie elle-m�me, moyen et hame�on de la connaissance, jusqu'� cette libert� de l'esprit, mais m�re, qui est au m�me titre domination de soi et discipline du coeur, et qui ouvre la voie � des mani�res de penser multiples et oppos�es -, jusqu'� cette vastitude int�rieure qui, gorg�e d'opulence, exclut tout danger que l'esprit s'�prenne jamais de ses propres voies pour s'y perdre et reste dans quelque coin � cuver son ivresse, jusqu'� cette surabondance de forces plastiques, gages de gu�rison compl�te, de r��ducation et de r�tablissement, cette surabondance qui est justement l'indice de la grande sant� et qui, � l'esprit libre, donne le privil�ge p�rilleux de vivre � titre d'exp�rience et de s'offrir � l'aventure: le privil�ge de l'esprit libre ma�tre en son art! (Humain trop humain, pr�face)



HAUTES TONALIT�S DE L'�ME

Il me semble que la plupart des hommes ne croient absolument pas � de hautes tonalit�s de l'�me, � moins qu'il ne s'agisse d'instants, de quarts d'heure tout au plus - except� ces �tres rares qui connaissent par exp�rience une plus longue dur�e du sentiment �lev�. Mais quant � �tre l'homme d'une exaltation unique, l'incarnation d'un �tat d'�me sublime, ce ne fut jusqu'� maintenant qu'un r�ve, qu'une exaltante possibilit�: l'histoire ne nous en donne point d'exemple certain. Et pourtant, il se pourrait qu'elle enfant�t pareils hommes - une fois cr��e et �tablie une foule de conditions pr�alables, que m�me le coup de d� du plus heureux des hasards ne saurait encore provoquer. Peut-�tre ces �mes futures conna�traient-elles comme un �tat ordinaire ce qui jusqu'alors ne se produisait que par moments dans nos �mes comme une exception ressentie avec frisson: un mouvement incessant entre le haut et le profond, et le sentiment du haut et du profond, � la fois telle une constante mont�e-sur-des-degr�s et tel un repos-sur-les-nu�es. (Le gai savoir, # 288)



DU MANQUE DE LA FORME DISTINGU�E

Les soldats et les chefs ont toujours un comportement de beaucoup sup�rieur � celui qui existe entre ouvriers et patrons. Pour l'instant tout au moins, toute culture militaire l�gitime demeure encore bien au-dessus de toute soi-disant culture industrielle: cette derni�re, sous sa forme actuelle, est d'une fa�on g�n�rale la forme d'existence la plus vulgaire qui ait jamais �t� vue jusqu'alors. Ici, c'est tout simplement la loi de la mis�re qui agit: on veut vivre et il faut se vendre, mais on m�prise celui qui exploite cette mis�re et qui s'ach�te l'ouvrier. Il est singulier que la soumission � des personnes puissantes qui inspirent la crainte, voire la terreur, la soumission � des tyrans et � des chefs militaires, ne soit gu�re ressentie d'aussi p�nible fa�on que la soumission � des personnes inconnues et inint�ressantes, comme le sont toutes les sommit�s de l'industrie; en la personne de l'employeur, l'ouvrier ne voit d'ordinaire qu'un chien d'homme rus�, pressureur, sp�culant sur toute mis�re, dont le nom, la physionomie, la moralit� et la r�putation lui sont indiff�rents. Probablement que jusqu'alors, toutes les formes et toutes les caract�ristiques d'une race sup�rieure qui font para�tre int�ressantes les personnes, faisaient jusqu'alors beaucoup trop d�faut aux fabricants et aux grands chefs d'entreprise; s'ils avaient eu la distinction de la noblesse de naissance dans le regard et dans les gestes, il n'y aurait peut-�tre point eu de socialisme des masses. Car ces derni�res sont en somme disponibles � n'importe quel esclavage, pourvu que l'individu qui leur est sup�rieur se l�gitime sans cesse comme plus �lev�, comme �tant n� pour commander - par une distinction de forme! L'homme le plus vulgaire sent bien que la distinction ne s'improvise pas et qu'elle est v�n�rable en tant que le produit de longs si�cles - tandis que l'absence de formes sup�rieures et la grossi�ret� d�cri�e du fabricant aux mains grasses et rougeaudes lui donnent � penser que ce n'est que hasard et que chance qui ont �lev� l'un au-dessus de l'autre. Tant mieux, se dit-il, � notre tour de tenter le hasard et la chance! Jetons les d�s! - et le Socialisme commence. (Le gai savoir, #40)



LA VIE EST VOLONT� DE PUISSANCE

S'abstenir r�ciproquement d'offense, de violence et de rapine, reconna�tre la volont� d'autrui comme �gale � la sienne, cela peut donner, grosso modo, une bonne r�gle de conduite entre les individus, pourvu que les conditions n�cessaires soient r�alis�es, je veux dire l'analogie r�elle des forces et des crit�res chez les individus et leur coh�sion � l'int�rieur d'un m�me corps social. Mais qu'on essaye d'�tendre l'application de ce principe, voire d'en faire le principe fondamental de la soci�t� et il se r�v�lera pour ce qu'il est, la n�gation de la vie, un principe de dissolution et de d�cadence. Il faut aller ici jusqu'au tr�fonds des choses et s'interdire toute faiblesse sentimentale: vivre, c'est esentiellement d�pouiller, blesser, violenter le faible et l'�tranger, l'opprimer, lui imposer durement ses formes propres, l'assimiler ou tout au moins (c'est la solution la plus douce) l'exploiter. Mais pourquoi employer toujours ces mots auxquels depuis longtemps s'attache un sens calomnieux? Le corps � l'int�rieur duquel, comme il a �t� pos� plus haut, les individus se traitent en �gaux - c'est le cas dans toute aristocratie saine - est lui-m�me oblig�, s'il est vivant et non moribond, de faire contre d'autres corps ce que les individus dont il est compos� s'abstiennent de se faire entre eux. Il sera n�cessairement volont� de puissance incarn�e, il voudra cro�tre et s'�tendre, acqu�rir la pr�pond�rance, non pour je ne sais quelles raisons morales ou immorales, mais parce qu'il vit, et que la vie, pr�cis�ment, est volont� de puissance. Mais sur aucun point la conscience collective des Europ�ens ne r�pugne plus � se laisser convaincre. La mode est de s'adonner � toutes sortes de r�veries, quelques-unes par�es de couleurs scientifiques, qui nous peignent l'�tat futur de la soci�t� lorsqu'elle aura d�pouill� tout caract�re d'"exploitation". Cela r�sonne � mes oreilles comme si on promettait d'inventer une forme de vie qui s'abstiendrait de toute fonction organique. L'"exploitation" n'est pas le fait d'une soci�t� corrompue, imparfaite ou primitive; elle est inh�rente � la nature m�me de la vie, c'est la fonction organique primordiale, une cons�quence de la volont� de puissance proprement dite, qui est la volont� m�me de la vie. � supposer que ce soit l� une th�orie neuve, c'est en r�alit� le fait primordial de toute l'histoire, ayons l'honn�tet� de le reconna�tre. (Par-del� le bien et le mal , # 259)



BIENVEILLANCE

Y a-t-il de la vertu � ce qu'une cellule se change en la fonction d'une cellule plus forte? Elle ne peut faire autrement. Et y a-t-il de la m�chancet� � ce que la plus forte s'assimile la plus faible? Elle non plus ne peut faire autrement. Ainsi, c'est pour elle une n�cessit�, car elle aspire � une compensation surabondante et veut se r�g�n�rer. D'apr�s cela, il y a lieu de distinguer dans la bienveillance: l'impulsion � l'assimilation et l'impulsion � la soumission (� se faire assimiler) selon que le plus fort ou le plus faible y ressent de la bienveillance. Plaisir et convoitise se confondent chez le plus fort qui veut convertir quelque chose en sa fonction propre; plaisir et volont� d'�tre convoit� chez le plus faible, qui d�sire devenir fonction. La piti� � la vue du plus faible est essentiellement la premi�re �motion, agr�ablement ressentie de l'impulsion assimilatrice. Encore ne faut-il pas oublier que les notions de "faible" et "fort" sont toutes relatives. (Le gai savoir, # 118)



EFFET DU BONHEUR

Le premier effet du bonheur est le sentiment de puissance: celle-ci veut s'ext�rioriser, soit vis-�-vis de nous-m�mes, soit vis-�-vis d'autres hommes, ou de repr�sentations, ou d'�tres imaginaires. Les fa�ons les plus courantes de s'ext�rioriser sont: donner, se moquer, an�antir - trois actions qui reposent sur le m�me instinct fondamental. (Aurore, # 356)



DE LA DOCTRINE DU SENTIMENT DE PUISSANCE

� faire du bien ou du mal aux autres, on exerce sur eux sa puissance - on ne d�sire rien de plus! � faire du mal, nous l'exer�ons sur ceux � qui il nous faut d'abord la faire �prouver; car la douleur est un moyen beaucoup plus sensible � cette fin que le plaisir: la douleur demande toujours des raisons, tandis que le plaisir est enclin � ne se consid�rer que lui-m�me sans regarder en-de��. Nous exer�ons notre puissance � faire et � vouloir du bien � ceux qui d�pendent d�j� de nous d'une mani�re quelconque (c'est-�-dire qui ont l'habitude de penser � nous comme � leurs raisons); nous voulons bien augmenter leur propre puissance, parce que de la sorte nous augmentons la n�tre, ou bien nous voulons leur montrer l'avantage qu'il y a � se trouver en notre d�pendance, - ils seront ainsi plus satisfaits de leur condition et plus hostiles, plus combatifs � l'�gard de nos propres ennemis. Que nous fassions des sacrifices � faire du bien ou du mal ne modifie en rien la valeur ultime de nos actes; dussions-nous mettre en jeu notre vie comme le martyr en faveur de son �glise, c'est toujours un sacrifice que nous faisons � notre soif de puissance ou pour conserver au moins le sentiment que nous en avons. Que de possessions n'abandonne pas celui qui veut sauvegarder le sentiment qu'il "poss�de la v�rit�"! Que de choses ne jette-t-il point par-dessus bord pour se maintenir � la "hauteur" - c'est-�-dire au-dessus des autres � qui la "v�rit�" fait d�faut! Certainement l'�tat dans lequel nous faisons du mal est-il rarement aussi agr�able, aussi pur de tout m�lange que l'�tat o� nous faisons du bien, - c'est un signe que nous manquons de puissance, ou qui trahit la contrari�t� de cette insuffisance, et la n�cessit� o� nous sommes d'agir ainsi entra�ne de nouveaux risques et de nouvelles incertitudes pour la part de puissance que nous poss�dons d�j�, et assombrit notre horizon par la menace de vengeances, de railleries, de ch�timents, d'�checs. Seuls les hommes les plus exasp�r�s et les plus assoiff�s du sentiment de puissance peuvent �prouver plus de volupt� � marquer du sceau de leur puissance le r�calcitrant: ils ressentent comme un fardeau et un ennui l'aspect de celui qui leur est assujetti (en tant qu'il est l'objet de leur bienveillance). Tout d�pend de la mani�re dont on a l'habitude d'�picer sa vie: c'est une affaire de go�t que de pr�f�rer un accroissement de puissance plut�t lent que brusque, plut�t s�r que risqu� ou t�m�raire, - on choisit telle ou telle �pice suivant son temp�rament. Une proie facile est quelque chose de m�prisable pour des natures alti�res, elles n'�prouvent une sensation de bien-�tre qu'� la vue de possessions difficilement accessibles: pareilles natures se montrent souvent dures pour celui qui souffre, car il semble indigne de leur fiert� et de leur effort; en revanche, ces hommes se montrent d'autant plus courtois � l'�gard de leurs �gaux avec qui le combat et la lutte seraient en tout cas honorables, si jamais l'occasion s'en pr�sentait. La piti� est toujours le plus agr�ablement ressentie par ceux qui ont le moins de fiert� et qui ne sauraient esp�rer de grandes conqu�tes: pour eux, la proie facile - ainsi tout �tre qui souffre - est quelque chose de ravissant. (Le gai savoir, # 13)



(LES D�BUTS D'UNE CIVILISATION SUP�RIEURE)

Toute �l�vation du type humain a toujours �t� et sera toujours l'oeuvre d'une soci�t� aristocratique, d'une soci�t� qui croit � de multiples �chelons de hi�rarchie et de valeurs entre les hommes et qui, sous une forme ou sous une autre, requiert l'esclavage. Le sentiment passionn� des distances na�t de la diff�rence irr�ductible des classes sociales, et du fait que la caste dominante laisse d'en haut tomber son regard sur des sujets et des instruments, de l'usage qu'elle a de l'ob�issance et du commandement, de l'art avec lequel elle maintient les inf�rieurs au-dessous d'elle et � distance; impossible autrement de faire na�tre une autre passion plus secr�te, l'ardent d�sir d'�tablir des distances � l'int�rieur de l'�me elle-m�me, afin de produire des �tats de plus en plus �lev�s, rares, lointains, amples, compr�hensifs, en quoi consiste justement l'�l�vation du type humain, le continuel d�passement de l'homme par lui-m�me, si l'on veut donner � une formule morale un sens supra-moral. Sans doute il importe de ne pas se faire d'illusions humanitaires sur la fa�on dont na�t une soci�t� aristocratique, condition indispensable au progr�s en dignit� du type humain: la v�rit� est dure, ayons le courage de nous avouer sans m�nagements quels ont �t� de tout temps les d�buts d'une civilisation sup�rieure. Des hommes d'un naturel encore proche de la nature, des barbares dans tout ce que ce mot a d'effroyable, des hommes de proie en possession d'�nergies et d'app�tits de puissance encore intacts se sont jet�s sur des races plus douces, plus polic�es, plus paisibles, des races de marchands ou d'�leveurs, par exemple, ou encore sur de vieilles civilisations �puis�es qui dissipaient leur dernier reste d'�nergie vitale dans les brillants feux d'artifice de l'esprit et de la corruption. La caste aristocratique a toujours �t�, � l'origine, la caste des barbares; sa pr�dominance est fond�e d'abord sur sa force physique, et non sur sa force psychique. C'�taient des hommes plus compl�tement "hommes" que les autres, ce qui signifie de plus "compl�tes brutes" � tous �gards. (Par-del� le bien et le mal, # 257)



DOUBLE PR�HISTOIRE DU BIEN ET DU MAL

Le concept de bien et de mal a une double pr�histoire: en premier lieu dans l'�me des races et des castes dominantes. Qui poss�de le pouvoir de rendre coup pour coup, bien pour bien, mal pour mal, et qui use effectivement de revanche, se montre donc reconnaissant et vindicatif, on l'appelle bon; qui est impuissant, et hors d'�tat de rendre la pareille, passe pour mauvais. Bon, on appartient aux "bons", � une communaut� qui a un sentiment de solidarit� parce que tous les individus y sont li�s entre eux par l'esprit de repr�sailles. Mauvais, on appartient aux "mauvais", � un ramassis d'�tres soumis et impuissants qui ignorent tout sentiment de solidarit�. Les bons sont une caste, les mauvais une masse, une poussi�re. Bien et mauvais sont pour un temps synonymes de noble et vil, ma�tre et esclave. Par contre, on ne regarde pas l'ennemi comme mauvais: il peut, lui, rendre coup pour coup. Chez Hom�re, le Troyen et le Grec sont bons l'un et l'autre. Ne passe pas pour mauvais celui qui nous inflige quelque dommage, mais celui qui est m�prisable. Dans la communaut� des bons, le bien est h�r�ditaire; il est impossible que si bonne terre produise un �tre mauvais. Si malgr� tout quelqu'un des bons commet chose indigne des bons, on recourra � des faux-fuyants; on imputera par exemple la faute � un dieu, disant qu'il a frapp� le bon d'aveuglement et de folie. - En second lieu, dans l'�me des opprim�s, des impuissants. Ici, c'est chacun des autres hommes qui passe pour ennemi, brutal, exploiteur, cruel, perfide, qu'il soit noble ou vil; mauvais est le qualificatif appliqu� � l'�tre humain, � tout �tre vivant, m�me, dont on suppose l'existence, par exemple un dieu; humain, divin, sont synonymes de diabolique, mauvais. Les marques de bont�, de d�vouement, de piti�, sont interpr�t�es dans la peur comme autant de perfidies, de pr�ludes � quelque d�nouement des raffinements de m�chancet�. Avec une telle mentalit�, il ne pourra gu�re se constituer de communaut�, si ce n'est sous la plus grossi�re des formes, � telle enseigne que partout o� r�gne cette conception du bien et du mal, le d�clin des individus, de leurs lign�es et de leurs races est imminent. - Notre moralit� actuelle a pouss� sur ce terrain des races et des castes dominantes. (Humain trop humain, # 45)



INSTINCT, PHILOSOPHIE ET MORALE

Un psychologue conna�t peu de questions aussi s�duisantes que celle du rapport entre la sant� et la philosophie et, pour le cas o� il tomberait lui-m�me malade, il entrerait dans son mal avec toute sa curiosit� scientifique. En effet, pourvu que l'on soit une personne, on a n�cessairement la philosophie de sa propre personne. Cependant, il y a l� une notable diff�rence: chez l'un, ce sont ses manques qui se mettent � philosopher, chez un autre, ses richesses et ses forces. Pour le premier, sa philosophie est une n�cessit�, en tant que soutien, apaisement, m�dicament, d�livrance, �l�vation, d�tachement de soi-m�me; pour le second, elle n'est qu'un beau luxe, dans le meilleur des cas, la volupt� d'une triomphante reconnaissance qui pour finir doit encore s'inscrire en capitales cosmiques sur le firmament des notions. Dans l'autre cas plus ordinaire, quand c'est la d�tresse qui fait de la philosophie comme chez tous les penseurs malades - et peut-�tre les penseurs malades sont-ils pr�pond�rants dans l'histoire de la philosophie -, que deviendra la pens�e elle-m�me, soumise � la pression de la maladie? Voil� la question qui int�resse le psychologue, et c'est l� que l'exp�rience est possible.
/... /
Je me suis assez souvent demand� si, tout compte fait, la philosophie jusqu'alors n'aurait pas absolument consist� en une ex�g�se du corps et un malentendu du corps. Derri�re les supr�mes jugements de valeurs o� l'histoire de la pens�e avait �t� dirig�e jusqu'� maintenant, se dissimulent des malentendus en mati�re de constitution physique, soit de la part d'individus isol�s, soit de la part de classes sociales ou de races tout enti�res. Il est l�gitime de consid�rer les audacieuses folies de la m�taphysique et particuli�rement les r�ponses qu'elle donne � la question de la valeur de l'existence, tout d'abord comme autant de sympt�mes de constitutions corporelles propres � certains individus; et si de pareilles �valuations positives ou n�gatives du monde ne contiennent, du point de vue scientifique, pas le moindre grain de r�alit�, elles n'en fournissent pas moins de pr�cieux indices, en tant que sympt�mes, comme je l'ai dit, de la constitution viable ou manqu�e du corps, de son abondance et de sa puissance vitales, de sa souverainet� dans l'histoire, ou au contraire de ses malaises, de ses �puisements, de ses appauvrissements, de son pressentiment de la fin, de sa volont� de finir. J'en suis encore � attendre la venue d'un philosophe m�decin, au sens exceptionnel de ce terme, dont la t�che consisterait � �tudier le probl�me de la sant� globale d'un peuple, d'une �poque, d'une race, de l'humanit� - et qui un jour aurait le courage de porter mon soup�on � l'extr�me et d'oser avancer la th�se: en toute activit� philosophique, il ne s'agissait jusqu'alors du tout de trouver la "v�rit�", mais de quelque chose de tout � fait autre, disons de sant�, d'avenir, de croissance, de puissance, de vie... ((Le gai savoir, pr�face # 2)



Questions insidieuses, dans l'esprit de Nietzsche

Deux �tres peuvent �tre diff�rents mais �gaux (c'est-�-dire d'�gale valeur). Est-ce que deux �tres peuvent �tre diff�rents ET in�gaux?

Quand la diff�rence devient-elle in�galit�?

Sachant que l'in�galit� implique des rapports de sup�riorit�-inf�riorit�, � partir de quoi peut-on dire qu'un individu est sup�rieur (meilleur) qu'un autre?

Si inf�rieur signifie: dont la valeur est plus faible, y a-t-il des individus dont la valeur est plus faible, moindre?

Comment se d�termine la valeur d'un individu?

Une in�galit� est injuste quand elle est due � une cause ext�rieure � l'individu, c'est-�-dire lorsqu'il y a avantage ou d�savantage au d�part pour les "concurrents", qu'il y a in�galit� des chances au d�part. Les in�galit�s de fait sont-elles d'origine naturelle ou sociale?

Sont-elles toutes des in�galit�s d'injustice?

Pour Nietzsche, le principe de l'�galit� appliqu� � tous les hommes est le plus injuste des principes. Y aurait-il une juste in�galit�?

La vie sociale exige toute une vari�t� de fonctions, de professions, de sp�cialisations et de t�ches comprenant une somme de responsabilit�s diff�rentes. Mais un individu qui a une t�che ou un poste sup�rieur est-il par cons�quent un individu sup�rieur? (Ce qu'on constate, c'est que, bien souvent, c'est loin d'�tre le cas.)

L'id�al n'est-il pas que les t�ches sup�rieures exigeant qualifications, comp�tence, ouverture d'esprit, sens de l'initiative et des responsabilit�s, cr�ativit�, soient exerc�es par les meilleurs?

Admettre qu'il y en a qui sont meilleurs que d'autres, plus comp�tents, etc, n'est-ce pas parler d'in�galit� et la reconna�tre?

Les �tres humains sont �gaux, dit-on, en nature: ils sont tous dou�s de raison, de conscience; � ce titre, ils ont tous les m�mes droits et la m�me dignit�, et doivent �tre respect�s en tant que tels. Mais n'y a-t-il pas des individus plus dignes de respect que d'autres? Plus admirables, plus pleinement "humains", etc.? N'y a-t-il pas l� un indice d�montrant que...?

En serait-il des �tres humains comme des tissus?? (de qualit� diverse... sup�rieure, inf�rieure.)

Une hypoth�se: plac�s dans des conditions identiques avec les m�mes chances de d�veloppement maximal, deux individus (ou la quantit� qu'on voudra) seront-ils �gaux ou si l'un ne se montrera pas sup�rieur � l'autre?

Pour certains, l'existence des classes sociales est la preuve que les �tres humains sont naturellement in�gaux, c'est-�-dire qu'il y en a qui sont plus forts, plus intelligents que d'autres, ou bien, qu'il y en a qui sont faits pour commander, d'autres pour ob�ir. (Voir le texte de Nietzsche intitul� Bienveillance; mais il faut souligner qu'il n'est pas le seul � parler de ces deux types de volont�.) Que penser de ce point de vue?



Probl�matique d'ensemble:

LE PRINCIPE DE L'�GALIT�: VERS LA FRATERNIT� OU LA D�CADENCE?

La question de savoir si les �tres humains sont �gaux ou in�gaux �veille en nous toutes sortes de pr�jug�s ou de pr�suppos�s d'ordre moral, qui nous font pencher d�s le d�part pour ou contre l'�galit�. Comme si celui qui cherchait � prouver l'in�galit� avait des intentions cach�es (de racisme, par exemple, ou de conqu�te, de pouvoir, de colonisation, etc.), ou comme si celui qui cherchait � poser l'�galit� le faisait par peur - ou ang�lisme... On imagine bien, en effet, toutes les cons�quences pratiques que pourrait avoir l'affirmation que les �tres humains sont in�gaux et doivent le rester: qu'adviendrait-il alors des faibles, des "inf�rieurs" de toute esp�ce? Quelle sera l'attitude des "sup�rieurs" � leur �gard? Pour qui l'"�lite" se prendra-t-elle? Admettre, affirmer et maintenir l'in�galit� des �tres humains, n'est-ce pas justifier et absoudre tous les crimes contre l'humanit�? - g�nocides, antis�mitisme, racisme, esclavage, nazisme, colonisation? Poser au moins le PRINCIPE de l'�galit� de tous les �tres humains n'est-il pas le pr�requis de la justice sociale, de la d�mocratie et d'une culture vraiment humaine?

C'est � cela du moins que nous invite la D�claration Universelle des Droits de l'Homme, et c'est ce que pr�chent la plupart des morales actuelles. Par contre, Nietzsche nous met en garde contre cette invitation et cette pr�dication car le principe de l'�galit�, �tendu � tous les �tres humains sans distinction et � la vie elle-m�me, s'av�re "un principe de dissolution et de d�cadence" des soci�t�s et des cultures, un principe qui va tout � fait � l'encontre de la vie qui est hi�rarchie, exploitation et volont� de puissance ou d'accroissement (affirmation de soi).

Dans quelle mesure, en effet, pr�ner l'�galit� n'entra�ne-t-il pas un nivellement par le bas, la formation d'individus moyens, d'une pens�e moyenne, d'un art moyen, et de manifestations culturelles moyennes ?Sommes-nous pris dans l'alternative suivante: ou bien une doucereuse fraternit� de m�diocres, ou bien la loi de la jungle??

Pour Nietzsche, l'alternative est entre une communaut� de m�diocres ou une communaut� d'aristocrates, c'est-�-dire des meilleurs, et la formation de cette derni�re communaut� exige que l'on reconnaisse qu'il y a une hi�rarchie entre les individus, c'est-�-dire que l'on reconnaisse qu'ils ne sont pas �gaux. Pratiquement, puisque l'on sait que les conditions de vie (sociales, �ducatives, �conomiques, culturelles...) influencent l'individu, il faudrait instaurer des m�canismes permettant aux meilleurs, aux plus aptes, de d�velopper au maximum leurs possibilit�s. Si on porte une grande attention aux d�ficients, pourquoi ne pas en avoir une toute particuli�re aussi pour les plus dou�s?





Un site sur Nietzsche: http://www.usc.edu/~douglast/nietzsche.html

Th�r�se-Isabelle Saulnier
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