La fiancée de Corinthe

de


Goethe
(1797)

Présentation de Thérèse-Isabelle Saulnier


Référence: "Les cent ans de Dracula", une anthologie présentée par  Barbara Sadoul, Librio 1997, p. 11 à  16.


Né en 1749, c'est donc dans la cinquantaine que Goethe écrivit ce poème dont Barbara Sadoul dit qu' il "chante la séduction de la femme fatale". Mais il y a bien plus - et peut-être même bien  autre chose -  que ce thème: il s'agit  bien davantage de la relation mère-fille et, surtout, d'une critique assez virulente, et humoristique, du  christianisme et, tout particulièrement, de la vie religieuse... Mais avant d'en exposer quelques preuves, voici l'essentiel de l'histoire.


L'histoire

Au tout début du christianisme, deux familles, l'une d'Athènes et l'autre de Corinthe,  se connaissaient depuis longtemps et, depuis longtemps aussi,  avaient fiancé l'un à l'autre leurs deux enfants.  Seule la famille de la fille, entre-temps, s'est convertie au christianisme. Cela fera-t-il problème? C'est la question que se pose le jeune homme en allant rejoindre sa fiancée. Arrivé tard dans la soirée, tout le monde est déjà au lit, sauf la mère, qui le reçoit très généreusement et l'installe dans la plus belle des chambres. Etant sur le point de s'endormir, voici  qu'apparaît une belle jeune fille, qui n'est nulle autre que sa fiancée promise. C'est le coup de foudre instantané,  c'est une nuit - unique - d'amour passionné mais impossible à poursuivre: elle est  "damnée", et lui-même devra, sous peu, mourir de langueur dans cette maison et elle, elle sera condamnée à se mettre à la recherche d'autres jeunes amants qui seront  les nouvelles victimes de son "désir furieux".



La relation mère-fille

Pas très joli, ici, comme relation mère-fille.... Car il s'agit de la mère qui sacrifie la vie de sa propre fille au profit de ses propres intérêts. En effet, la bonne femme, qui était gravement malade, promit à Dieu, en cas de guérison,  de lui donner sa fille (c'est-à-dire d'en faire une religieuse), et c'est bel et bien ce qu'elle a fait.  La fille est parfaitement consciente de ce "sacrifice", car elle dit de sa mère: "Elle fit, en guérissant, le serment que ma jeunesse et mon corps seraient consacrés désormais au service du ciel" et: "c'est ainsi qu'on me tient enfermée dans ma cellule" (p.12).

Toute la dernière partie du poème - la plus intense et la plus dramatique -  est consacrée à ce que dit la jeune fille à sa mère, qui vient de surprendre au lit les deux amants.

"Mère, mère! dit-elle d'une voix sépulcrale,
Vous me reprochez donc cette nuit si belle?
Vous me chassez de cette chaude couche?
Ne me suis-je donc réveillée que pour me livrer au désespoir?
Ne vous suffit-il donc pas de m'avoir de bonne heure
Ensevelie dans un suaire et mise au tombeau?

Mais une loi qui m'est propre me pousse
Hors de la tombe étroite au lourd manteau de terre.
Les chants psalmodiés par vos prêtres
Et leur bénédiction n'ont aucun effet.
L'eau et le sel ne peuvent éteindre les ardeurs de la jeunesse,
Et la terre, hélas! ne refroidit pas l'amour.

Ce jeune homme me fut promis jadis,
Alors qu'était encore debout le temple de l'aimable Vénus.
Mère, et vous avez violé votre promesse
En vous liant par un voeu barbare et sans valeur.
Car nul Dieu n'exauce une mère qui jure
De refuser la main de sa fille.

Une force me chasse hors du tombeau
Pour chercher encore les biens dont je suis sevrée,
Pour aimer encore l'époux déjà perdu
Et pour aspirer le sang de son coeur.
Et quand celui-ci sera mort,
Je devrai me mettre à la recherche d'autres,
Et mes jeunes amants seront victimes de mon désir furieux.

/.../

Ecoute maintenant, mère, ma dernière prière.
Fais dresser un bûcher,
Ouvre l'étroit tombeau où j'étouffe,
Et rends au repos les amants en les livrant aux flammes.
Quand l'étincelle jaillira, quand les cendres seront ardentes,
Nous nous envolerons vers les anciens dieux!"




Vanpirisme et vie religieuse

Comme dans le récit de Théophile Gauthier, "La morte amoureuse", la religion est très présente, pour ne pas dire centrale, dans le poème de Goethe. Le fiancé de cette  toute jeune fille est un "païen", alors que la famille de la jeune fille est chrétienne. Or, écrit Goethe, "Quand une foi nouvelle prend naissance, souvent l'amour et la foi jurée sont dértuits comme une mauvaise herbe" (p. 11) et il fait dire à son héroïne: "On n'adore plus maintenant qu'un seul Dieu invisible dans le ciel, qu'un Sauveur sur la croix; l'on offre ici en sacrifice, ni brebis ni taureaux, mais des victimes humaines en nombre infini!" (p.12) - Voilà exactement ce qu'illustre ce poème!!

Donc, condamnée contre son gré à la vie religieuse, la jeune fille se retrouve littéralement à l'état de "morte vivante"! Lorsqu'elle apparaît pour la première fois, elle est couverte d'un voile et d'un vêtement blanc, le front ceint d'un ruban noir et or, ce qui ressemble très étrangement à un habit de nonne! De plus, elle se dit elle-même enfermée dans sa cellule. Cette "cellule silencieuse" (de monastère), c'est comme... être cachée sous la terre!! - Voilà une idée que l'on retrouve aussi dans la nouvelle de Théophile Gauthier, dont le héros, victime d'une vampire, est un prêtre: l'état religieux (prêtre, curé, moine, religieuse, surtout cloîtrée), c'est l'état de... mort-vivant!  C'est... être emmuré ou enterré vivant! - Et, évidemment, c'est être perdu au monde de  la joie et de  l'amour, puisque la chasteté est une obligation!

Toujours est-il que, état religieux ou pas, "une loi qui m'est propre me pousse hors de la tombe étroite au lourd manteau de terre", dit l'infortunée jeune fille à sa mère  (p.15). C'est ce que Goethe considère être "la loi des ardeurs de la jeunesse" que rien ne peut éteindre, et que la terre (l'enfermement dans un couvent, comme dans une tombe) ne peut refroidir. "Une force me chasse hors du tombeau pour chercher encore les biens dont je suis sevrée, pour aimer encore l'époux déjà perdu, et pour aspirer le sang de son coeur. Et quand celui-ci sera mort, je devrai me mettre à la recherche d'autres, et mes jeunes amants seront victimes de mon désir furieux" (p.15).

Comme je l'ai écrit dans ma page de réflexion sur le film de Francis Ford Coppola, le christianisme a dévalorisé et déprécié la sexualité. On pourrait dire, alors, que le vampirisme est... une revanche de la nature! Le vampirisme, c'est... la revanche d'Eros!!  La sexualité, dans ce qu'elle a de plus "sauvage", de plus "jouissif" (la recherche du plaisir intense, orgasmique) y reprend ses droits, mais c'est dans le cadre de ce qu'on qualifie généralement comme étant des orgies. (Le désir furieux.). Dans le poème de Goethe, nulle orgie, cependant, mais un amour charnel ardent, dans et par lequel "chacun ne se sent vivre que dans l'autre" (p.14)







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