Carmilla

de
Joseph Sheridan Le Fanu


Présentation de Thérèse-Isabelle Saulnier


Réf: Joseph Sheridan le Fanu, Carmilla, Babel no. 206, Actes Sud, 1996
Cette édition comprend une petite analyse du traducteur, Gaïd Girard.


Les principaux personnages




Caractéristiques de Carmilla la vampire


L'histoire

Les événements relatés se sont produits lorsque Laura avait 19 ans. On est 8 ans plus tard. Dans le prologue, il est question d'un certain Dr Hesselius, qui a écrit sur le sujet dont il est question dans ce récit, un sujet qui, selon lui, a "fort probablement trait aux arcanes les plus profondes de notre existence duelle, et à ses intermédiaires." (p. 7). Laura aurait correspondu avec lui, mais on n'en entend plus parler par la suite. A l'âge de 6 ans, Laura a fait un rêve très étrange et très marquant, dans lequel il y avait une jeune femme... qu'elle reconnaîtra en Carmilla.

La jeune Laura s'ennuie dans le château de Styrie, situé dans un endroit très isolé, où elle réside avec son père, sa gouvernante, sa préceptrice et quelques domestiques. Elle doit recevoir, sous peu, la visite de la nièce d'un voisin demeurant à 20 milles de là, le général Spieldorf, mais celui-ci envoie une lettre annonçant la mort de sa nièce, Bertha Rheinsfeldt. C'est à ce moment précis que survient Carmilla. Suite à un accident de calèche, une femme, qui semble être la mère de Carmilla, confie celle-ci aux bons soins de Laura et de son père, prétextant un voyage urgent et vital, d'une durée de trois mois, et qui doit rester secret. Carmilla devient très vite la meilleure amie de Laura, qui reconnaît en elle la jeune femme qu'elle a vue en rêve. Carmilla prétend avoir fait à peu près le même, elle aussi, et au même âge, ce qui lui fait dire qu'elles étaient sans doute destinées à devenir des amies. Mais leur amitié est bien trouble: les gestes d'affection, et même les paroles d'amour se multiplient de la part de Carmilla, et Laura ne peut y résister, même s'il lui arrive de protester... Or, dans la région, voici que les morts mystérieuses de jeunes filles se multiplient, et que Laura elle-même commence à faire des cauchemars presque toutes les nuits et se retrouve, le matin, dans un état de lassitude et de mélancolie qui dure toute la journée. En fin de compte, un médecin venu la voir (le Dr Spielsberg) soupçonne qu'il s'agit d'un cas de vampirisation. Finalement, on réussira à découvrir où se terre la comtesse Mircalla Karnstein et à la détruire. C'est le général Spieldorf, aidé d'un assez mystérieux baron Vordenburg, qui réussira cette destruction.


Vampirisme et amour dans Carmilla


Amour sapphique, mais confondu dans l'explicite et l'implicite en même temps, sans jamais être nommé. En même temps, aussi, l'acceptation et le refus de cette attirance "contre-nature", qui dure tout au long du roman.
Etre ravi, charmé, subjugué par quelqu'un. Lorsque le général Spieldorf raconte comment "Millarca" est entrée dans leur vie, il semble très conscient de l'attirance charnelle éprouvée par les deux jeunes femmes. "Ses traits étaient si beaux et si engageants qu'on ne pouvait s'empêcher d'être immédiatement séduit. Ma pauvre enfant fut fascinée sur-le-champ. Je n'ai jamais vu personne succomber ainsi au premier regard, si ce n'est la jeune inconnue qui, elle-même, semblait ne pouvoir quitter des yeux ma filleule bien-aimée." (p.100)

Curieuses et mystérieuses déclarations de Carmilla à Laura

"Elle passait souvent ses jolis bras autour de mon cou et m'attirant vers elle, mettait sa joue contre la mienne et me murmurait à l'oreille: "Ma bien-aimée, ton petit coeur est blessé. Ne me crois pas cruelle parce que j'obéis à la loi implacable de ma force et de ma faiblesse. Si ton cher coeur est blessé, mon coeur éperdu saigne avec le tien. Dans l'extase de ma très grande humiliation, je vis dans l'ardeur de ta vie, et tu mourras - doucement - dans la mienne. Comme je me rapproche de toi, à ton tour, tu iras vers d'autres et tu apprendras cette extase cruelle qui est aussi de l'amour." (p. 42-43)

"Les yeux brillants, elle m'attirait à elle et ses lèvres brûlantes couvraient mes joues de baisers, en murmurant presque dans un sanglot: 'Tu es mienne, tu seras mienne, toi et moi sommes unies pour toujours.' Puis elle se rejetait dans son fauteuil, cachant ses yeux de ses mains, me laissant toute tremblante." (p.44)

"Tu as peur de mourir?" demande Camilla. "Bien sûr, tout le monde a peur de mourir", répond Laura.  Et Carmilla de s'exclamer: "Mais mourir comme les amants, mourir ensemble, pour pouvoir vivre ensemble! Les jeunes filles sont comme des chenilles quand elles vivent leur vie dans le monde, et se transforment finalement en papillons à l'arrivée de l'été. Mais en attendant, elles sont des larves et des vers, tu comprends; chacune avec leurs penchants particuliers, leurs appétits et leur forme. C'est ce que dit M. Buffon dans son grand livre qui se trouve dans la pièce à côté." (p. 54)

"Sa joue était brûlante contre la mienne. 'Ma chérie, ma tendre chérie, murmura-t-elle. Je vis en toi et tu accepterais de mourir pour moi, je t'aime tant.' Je m'écartai d'elle brusquement. Ses yeux posés sur moi avaient perdu tout éclat, toute expression, et son visage était devenu éteint et livide." (p. 60)

"Je n'ai jamais été amoureuse de personne et je ne le serai jamais, chuchota-t-elle, à moins que ce ne soit de toi." (p. 59)

"Je n'ose pas encore révéler mon histoire, même à toi. Bientôt, tu sauras tout. Tu penseras que je suis cruelle, terriblement égoïste. Mais l'amour est toujours égoïste. Plus il est ardent, plus il est cruel. Tu ne peux savoir, comme je suis jalouse. Tu dois venir avec moi, m'aimer jusqu'à la mort ou alors me haïr, et venir quand même à moi, et m'abhorrer dans la mort et au-delà. Je ne connais pas l'indifférence." (p. 64) - Et c'est suite à cette étrange déclaration que Carmilla raconte ce qui lui est arrivé lors d'un bal: "Je fus presque assassinée dans mon lit. Je fus blessée ici, dit-elle en portant la main à sa poitrine, et je n'ai plus jamais été la même depuis. - As-tu faillli mourir? - Oui, presque. C'était un amour crruel, un amour étrange qui voulait me prendre la vie. L'amour exige des sacrifices. Et il n'y a pas de sacrifice sans effusion de sang." (p.65)

Comment s'expliquent ces étranges déclarations auxquelles, d'ailleurs, Laura dit ne rien comprendre? C'est l'un des mystères non éclaircis de ce petit roman!


Les "rêves" de Laura

1) Son rêve d'enfance
L'auteur nous laisse toujours dans l'imprécision quant à la nature de ces rêves: s'agit-il bien de rêves, ou de quelque chose de réel? Pour le rêve de ses 6 ans, Laura dit qu'elle s'est réveillée en pleine nuit. Se voyant seule, "je me mis à pleurnicher, avant de me mettre à hurler pour de bon quand, à ma grande surprise, j'aperçus sur le côté du lit un très joli visage qui me regardait, sans sourire. C'était celui d'une jeune fille agenouillée, les mains glissées sous la courtepointe. Je la regardai avec une sorte d'étonnement ravi et cessai de pleurer. Elle me caressa, s'allongea près de moi sur le lit et m'attira contre elle en souriant. Je ressentis tout de suite un calme délicieux et me rendormis. Je fus réveillée par la sensation de deux aiguilles qui s'enfonçaient en même temps très profondément dans ma poitrine et je poussai un cri. La jeune fille s'écarta brusquement en me fixant du regard, et glissa sur le sol. J'eus l'impression qu'elle allait se cacher sous le lit." (p. 13)

2) Le premier rêve, quand Carmilla se met à l'oeuvre une première fois
"J'étais tout à fait consciente d'être endormie, mais je savais également que j'étais dans ma chambre, allongée dans mon lit. Je vis, ou du moins j'eus l'impression de voir la pièce et ses meubles tels que je les avais vus avant de m'endormir, à ceci près qu'il faisait très sombre. J'aperçus quelque chose bouger près du lit que je n'arrivais pas à distinguer tout d'abord. Puis je me rendis compte qu'il s'agissait d'un animal d'un noir profond qui ressemblait à un chat monstrueux. Il m'apparut faire de quatre à cinq pieds de long, car il recouvrait la totalité de la descente de lit. Il se mit à tourner et à virer sans répit, avec l'agilité sinistre d'un animal en cage. Il m'était impossible de proférer un son; j'étais terrifiée, comme vous pouvez l'imaginer. Ses mouvements étaient de plus en plus rapides et la pièce de plus en plus sombre jusqu'à ce que je ne pusse plus distinguer que ses yeux. Je le sentis sauter sans effort sur le lit. Deux grands yeux s'approchèrent de mon visage, et, soudain, je ressentis une douleur fulgurante, comme si deux grandes aiguilles espacées de quelques pouces seulement s'enfonçaient profondément dans ma poitrine, Je me réveillai en hurlant. La chambre était éclairée par la chandelle qui était restée allumée toute la nuit, et je vis une silhouette féminine au pied de mon lit, un peu sur la droite. Elle portait une robe sombre et ample, et ses cheveux défaits couvraient ses épaules. Une statue de pierre n'aurait pas été plus immobile. Je ne percevais pas le moindre souffle de respiration. Pendant que je la fixais, il me sembla que la silhouette changeait de place et qu'elle s'était rapprochée de la porte. Quand elle fut tout contre, la porte s'ouvrit et la silhouette disparut." (p. 67)

3) Les autres rêves, tous à peu près semblables d'une nuit à l'autre
"J'avais le souvenir précis d'une voix féminine au timbre profond et qui parlait lentement, comme à distance. Elle éveillait toujours en moi le même sentiment indescriptible de solennité et d'effroi. J'éprouvais parfois la sensation d'une main glissant doucement sur ma joue et mon cou. Quelquefois, j'avais l'impression que des lèvres très douces m'embrassaient, de plus en plus longuement et tendrement à mesure qu'elles s'approchaient de ma gorge, mais la caresse s'arrêtait en ce point précis. Mon coeur battait plus vite, ma respiration s'accélérait. De mes soupirs devenus plus profonds jaillissait un sanglot qui se transformait en une sensation d'étranglement, puis en une convulsion horrible où je perdais l'usage de mes sens et m'évanouissait." (p. 74)

4) Un autre rêve, lors de la disparition soudaine de Carmilla
"Une nuit, au lieu d'entendre la voix nocturne habituelle, j'en perçus une autre, douce, tendre et terrible à la fois, qui me disait: 'Ta mère te met en garde: on veut t'assassiner!' A cet instant, une lumière soudaine jaillit, et je distinguai Carmilla au pied de mon lit, vêtue d'une chemise de nuit blanche. Elle était couverte de sang de la tête aux pieds. Je me réveillai en hurlant, persuadée que l'on assassinait mon amie. Je me souviens avoir sauté du lit et m'être retrouvée dans le couloir je ne sais comment, appelant à l'aide." (p. 75-76)

Il est aussi question, à plusieurs reprises, d'une sensation étrange, celle de "ce frisson particulier, voluptueux et glacé, qui nous vient losque l'on se baigne à contre-courant d'une rivière" (p. 74), "ce frisson semblable à celui que l'on ressent quand on nage à contre-courant d'une rivière" (p. 87). Parlant de ce que ressentait sa nièce Bertha, le général Spieldorf, quant à lui, parle d'une sensation "relativement agréable", ressemblant "au courant d'une rivière glacée remontant le long de la poitrine" (p. 112)

S'agit-il là de rêves purement... érotiques? Si on reprend l'avis mentionné, dans le prologue, du  Dr Hesselius, qu'il s'agirait d'un cas qui aurait "fort probablement trait aux arcanes les plus profondes de notre existence duelle, et à ses intermédiaires", ce serait possible. Carmilla incarnerait, alors,  le côté inavoué et inavouable de la sexualité de Laura. De plus, les sensations vertigineuses qu'elle décrit, faisant partie de ses rêves, peuvent fort bien faire penser à l'orgasme... Nous y reviendrons plus bas, en présentant l'essentiel de l'analyse du traducteur.


L'attitude de Laura face à Carmilla

Elle est très ambigue. Parlant du désir qu'elle voit en Carmilla, elle dit: "Je ne l'aimais pas dans ces mystérieuses humeurs. J'éprouvais un plaisir étrange et tumultueux, mêlé de temps à autre à un vague sentiment de peur et de dégoût. /.../ J'étais consciente d'un amour qui confinait à l'adoration, mais aussi d'une répugnance instinctive." (p. 43). - "C'était à la fois odieux et irrésistible." (p. 44). Elle essaye d'expliquer ces étranges élans d'amour, voire de passion, mais n'y arrive pas... Elle imagine même que ce serait peut-être un prétendant qui se serait travesti en femme... Lorsque Laura devient affaiblie et mélancolique, Carmilla devient encore plus ardemment affectueuse et, c'est le cas de le dire, Laura n'y voit que du feu, elle ne réagit pas et ne soupçonne absolument rien. C'est le total "refus de voir".


Vampirisme et liens familiaux


Carmilla est la comtesse Mircalla Karnstein, et l'épouse du général Spieldorf était rattachée à cette famille du côté maternel. C'est la même chose pour Laura. Pourquoi Sheridan Le Fanu a-t-il tenu à ce que la filiation soit du côté maternel? Je n'ai rien trouvé là-dessus lors de mes recherches, mais l'auteur a certainement dû s'inspirer de l'idée que les vampires s'attaquent surtout aux membres de leur propre famille. C'est pourquoi les deux principales victimes de Carmilla sont Bertha Rheinsfeldt, et Laura. Les autres sont des jeunes femmes vivant dans l'entourage.


Données sur les vampires (dans la conclusion)

Ces données proviennent des recherches du baron Vordenburg, qui a permis de découvrir l'emplacement de la tombe de la comtesse Mircalla.
NOTE SUR CE DERNIER POINT: C'est probablement cela même que Sheridan Le Fanu a voulu illustrer dans son roman, car c'est exactement de cette manière qu'agit Carmilla à l'égard de Laura, et qu'elle a agi avec Bertha, qui fut sa précédente victime. Elle devient fascinée devant celle qui tombera sous ses griffes, en même temps qu'elle fascine cette dernière par son charme et sa beauté. Elle a utilisé à peu près le même procédé pour s'introduire dans la maison de Bertha, puis de Laura. "Je croyais que je recevais dans ma demeure l'innocence et la gaieté incarnées, une charmante compagne pour ma Bertha perdue", et c'est une "passion maudite" qui est à l'origine de ce malheur, dit le général Spieldorf (p. 19).

Une mise en scène a été planifiée pour réussir à se faire inviter dans la maison pour un certain temps (trois semaines chez Bertha, et trois mois chez Laura). L'obligation, pour la mère, de faire un voyage d'une importance vitale, et très urgent; l'impossibilité de dire quoi que ce soit, tant que l'affaire n'est pas réglée; la fille dans un état de faiblesse, qui ne peut donc la suivre. Dans le premier cas, le motif de la faiblesse de Carmilla était une chute de cheval, et dans le second, un accident de calèche. Manigances pour que l'invitation vienne des hôtes espérés, et non d'une demande directe. Une fois la mère partie, Carmilla ouvre les yeux - comme par hasard - et demande d'une voix douce: "Où est maman?" - C'est une autre façon de s'assurer la collaboration émotive de tout le monde! Et elle pleure quand elle apprend que sa mère est partie...

Une autre de ses stratégies consiste à mentir. Carmilla prétend avoir très peur des fantômes, et lors de l'enterrement de sa deuxième victime mentionnée dans le roman, elle prétend ignorer qui est cette jeune fille. Entendant parler de la famille des Karnstein, elle demande s'il existe encore des membres de cette famille...


L'analyse ("lecture") du traducteur

"Carmilla déploie avec force le côté fascinant de la figure du vampire. /.../ C'est un vampire superbe; elle déborde de sensualité, et séduit plus qu'elle n'effraie. Elle parle, elle aime, elle tue, tout en tentant de faire comprendre à mots couverts la malédiction qui la frappe." (p. 140)

"Elle a fait moins d'émules que Dracula, et sa moindre notoriété s'explique peut-être par le fait qu'elle est un vampire féminin, qui ne s'attaque qu'à des jeunes femmes. Le monstrueux est ainsi cantonné du côté des femmes." (p. 141)

"Laura a la naïveté innocente des héroïnes gothiques qui traversent des épreuves terribles en s'en rendant à peine compte. Comme Maud, dans L'oncle Silas, elle se tient constamment au bord d'un précipice qu'elle refuse de voir." (p. 142)

La piste du Dr Hesselius, évoquant un cas de dédoublement de la personnalité, n'est qu'esquissée et abandonnée par la suite, mais il s'agirait bien d'un cas de "conscience hantée" dont le recueil de nouvelles In a Gkass Darkly, dont fait partie Carmilla, regorge. Cette référence au Dr Hesselius "tire  le texte du côté de l'image forte, de l'hallucination psychique et des états seconds de la conscience." (p. 144)

"On peut aisément lire cette histoire comme le récit des amours saphiques de Carmilla, la brune voluptueuse, et de Laura, la blonde effarouchée. La dimension érotique du vampire, habituellement voilée, y est évidente. Mettre en scène un vampire féminin s'attaquant à une jeune fille, c'est installer une surdétermination érotique dans le texte; c'est ajouter l'interdit de l'homosexualité féminine à la transgression charnelle des frontières entre la mort, l'amour et la vie, spécifique du mythe vampirique." (p. 144)

Le récit comporte donc deux dimensions entremêlées: une histoire d'amours interdites, et une histoire de vampire où "le monstrueux se superpose à l'érotique" (p. 146)

Girard note que cette vampire ne s'attaque qu'à des jeunes femmes et à des fillettes, et que c'est toujours une femme qui l'introduit dans les demeures. Le mal est ainsi du côté des femmes, et ce ne sont que des hommes (le général Spieldorf, le père de Laura, le docteur, le prêtre, le baron Vordenburg) qui se chargent de l'éliminer définitivement.

Voici, maintenant, comment Girard explique certaines mystérieuses paroles de Carmilla, dont celle-ci: "Si ton cher coeur est blessé, mon coeur éperdu saigne avec le tien. Dans l'extase de ma très grande humiliation, je vis dans l'ardeur de ta vie, et tu mourras - doucement - dans la mienne." Ce serait que "la parole de Carmilla est double, déchirée. Amoureuse et vampire, elle est faible et dangereuse à la fois. Elle ne met pas son discours au service de ses buts de vampire, au contraire; c'est sa nature de vampire qui lui fait censurer son discours et ses élans amoureux. /.../ Carmilla ne peut s'exprimer que de biais; son discours d'amour, de fusion et de mort est à la fois retenu et vertigineux, mais le vertige n'est pas du côté que l'on croit; il est du côté de l'amour fou et non pas de celui du surnaturel. L'amour fait de Carmilla une créature ambigue, extatique et humiliée à la fois, un personnage plutôt qu'un monstre. Elle n'est pas un bloc d'altérité opaque. Elle a une histoire, certes fragmentée et énigmatique, mais qui dessine les contours d'une figure de victime plutôt que de celle d'un monstre." (p. 148-149)

En ce qui concerne les rêves de Laura, Girard les associe à l'amour et à la jouissance où désir et censure se superposent. "On peut ainsi dire que, incapable d'exprimer directement son plaisir, Laura le rencontre comme un vampire, c'est-à-dire un 'signifié sans signifiant', une image littérale, idolâtre. /.../ Ce qui est brûlant dans ce texte, c'est l'excès d'une sexualité indicible, qui trouve son origine dans la relation éperdue d'un corps de femme à un autre corps de femme." (p. 151-152)

Girard aborde aussi la question de la filiation maternelle à la famille Karnstein, "ce qui laisse planer une ombre incestueuse sur leurs amours" (p. 152). Ce serait comme une relation mère-fille, dans laquelle c'est tantôt Carmilla, tantôt Laura, qui jouerait le rôle de mère. Et celle qui a le pouvoir d'enfanter.... un vampire, c'est Carmilla, qui le transmettra à Laura, qui ensuite pourra le transmettre à d'autres... Notons, au passage, que dans leur rêve d'enfant, chacune est l'enfant, et l'autre l'adulte.

Enfin, comme expliquer que Le Fanu ait mis en scène un amour lesbien? Pour le plaisir de savourer, et de faire savourer, en voyeuriste, des scènes d'amour saphique? Girard y verrait plutôt ... une fusion du masculin et du féminin. Dans le baiser vampirique, il y a une circulation des énergies sexuelles qui se fait à double sens, ce qui expliquerait, d'ailleurs, l'image de nager à contre-courant d'une rivière. "Ce baiser dépasse la dimension de l'acte sexuel habituel et permet un échange que la différence entre les sexes ne circonscrit pas. Dans le baiser vampirique, la femme comme l'homme est munie d'attributs à la fois phalliques et utérins; ils mordent et ils aspirent. De plus, ils peuvent tous deux engendrer d'autres enfants, effaçant ainsi la coupure entre les sexes. Le vampire de Carmilla pourrait donc en définitive correspondre moins à l'expression obscure d'une sexualité féminine qu'à un fantasme d'indifférenciation sexuelle, au désir d'une expérience fusionnelle. Elle se rapprocherait peut-être, d'une certaine manière, de l'aspiration romantique à une plénitude absolue, mais ici déclinée sur le mode du corps, de l'être là, physique." (p.155)



Invraisemblances, dans ce roman
  1. Pourquoi y a-t-il aussi, dans la calèche, une mystérieuse femme en noir? Que vient-elle faire dans le décor? Elle ne joue pourtant aucun rôle...
  2. Que vient faire, dans le prologue, le Dr Hesselius, dont on n'entend plus du tout parler par la suite?
  3. L'épisode du saltimbanque qui vend des amulettes contre le oupire (nom slave du vampire): 1) Carmilla elle-même lui en achète un et prétend l'utiliser chaque nuit. 2) Ce saltimbanque dit de Carmilla, qu'il voit de très loin, qu'elle a des dents très pointues, longues, fines et tranchantes, des "dents de brochet", précise-t-il (p. 51). Comment expliquer qu'un vampire achète ainsi une amulette contre les vampires? Et comment une si belle et séduisante femme pourrait-elle avoir de telles affreuses dents? Ce n'est pas crédible!
  4. A propos de l'amulette, Carmilla dit qu'il a été "fumigé ou trempé dans un antidote contre la malaria" (p. 72)...
  5. Quand on ouvre la tombe de la comtesse Mircalla, elle a les yeux grand ouverts, et le cercueil est rempli de 20 cm de sang, dans lequel le corps est immergé...







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