L'histoire
Les événements relatés se sont produits lorsque
Laura avait 19 ans. On est 8 ans plus tard. Dans le prologue, il est
question d'un certain Dr Hesselius, qui a écrit sur le sujet
dont il est question dans ce récit, un sujet qui, selon lui, a
"fort probablement trait aux arcanes les plus profondes de notre
existence duelle, et à ses intermédiaires." (p. 7). Laura
aurait correspondu avec lui, mais on n'en entend plus parler par la
suite. A l'âge de 6 ans, Laura a fait un rêve très
étrange et très marquant, dans lequel il y avait une
jeune femme... qu'elle reconnaîtra en Carmilla.
La jeune Laura s'ennuie dans le château de Styrie, situé
dans un endroit très isolé, où elle réside
avec son père, sa gouvernante, sa préceptrice et quelques
domestiques. Elle doit recevoir, sous peu, la visite de la nièce
d'un voisin demeurant à 20 milles de là, le
général Spieldorf, mais celui-ci envoie une lettre
annonçant la mort de sa nièce, Bertha Rheinsfeldt. C'est
à ce moment précis que survient Carmilla. Suite à
un accident de calèche, une femme, qui semble être la
mère de Carmilla, confie celle-ci aux bons soins de Laura et de
son père, prétextant un voyage urgent et vital, d'une
durée de trois mois, et qui doit rester secret. Carmilla devient
très vite la meilleure amie de Laura, qui reconnaît en
elle la jeune femme qu'elle a vue en rêve. Carmilla
prétend avoir fait à peu près le même, elle
aussi, et au même âge, ce qui lui fait dire qu'elles
étaient sans doute destinées à devenir des amies.
Mais leur amitié est bien trouble: les gestes d'affection, et
même les paroles d'amour se multiplient de la part de Carmilla,
et Laura ne peut y résister, même s'il lui arrive de
protester... Or, dans la région, voici que les morts
mystérieuses de jeunes filles se multiplient, et que Laura
elle-même commence à faire des cauchemars presque toutes
les nuits et se retrouve, le matin, dans un état de lassitude et
de mélancolie qui dure toute la journée. En fin de
compte, un médecin venu la voir (le Dr Spielsberg)
soupçonne qu'il s'agit d'un cas de vampirisation. Finalement, on
réussira à découvrir où se terre la
comtesse Mircalla Karnstein et à la détruire. C'est le
général Spieldorf, aidé d'un assez
mystérieux baron Vordenburg, qui réussira cette
destruction.
Vampirisme et amour dans Carmilla
Amour sapphique, mais confondu dans l'explicite et l'implicite en
même temps, sans jamais être nommé. En même
temps, aussi, l'acceptation et le refus
de cette attirance "contre-nature", qui dure tout au long du roman.
Etre
ravi, charmé,
subjugué par quelqu'un. Lorsque le général
Spieldorf raconte comment "Millarca" est entrée dans leur vie,
il semble très conscient de l'attirance charnelle
éprouvée par les deux jeunes femmes. "Ses traits
étaient si beaux et si engageants qu'on ne pouvait
s'empêcher d'être immédiatement séduit. Ma
pauvre enfant fut fascinée sur-le-champ. Je n'ai jamais vu
personne succomber ainsi au premier regard, si ce n'est la jeune
inconnue qui, elle-même, semblait ne pouvoir quitter des yeux ma
filleule bien-aimée." (p.100)
Curieuses et mystérieuses
déclarations de Carmilla à Laura
"Elle passait souvent ses jolis bras autour de mon cou et m'attirant
vers elle, mettait sa joue contre la mienne et me murmurait à
l'oreille: "Ma bien-aimée, ton petit coeur est blessé.
Ne me crois pas cruelle parce que j'obéis à la loi
implacable de ma force et de ma faiblesse. Si ton cher coeur est
blessé, mon coeur éperdu saigne avec le tien. Dans
l'extase de ma très grande humiliation, je vis dans l'ardeur de
ta vie, et tu mourras - doucement - dans la mienne. Comme je me
rapproche de toi, à ton tour, tu iras vers d'autres et tu
apprendras cette extase cruelle qui est aussi de l'amour." (p. 42-43)
"Les yeux brillants, elle m'attirait à elle et ses lèvres
brûlantes couvraient mes joues de baisers, en murmurant presque
dans un sanglot: 'Tu es mienne, tu
seras
mienne, toi et moi sommes
unies pour toujours.' Puis elle se rejetait dans son fauteuil, cachant
ses yeux de ses mains, me laissant toute tremblante." (p.44)
"Tu as peur de mourir?" demande Camilla. "Bien sûr, tout le monde
a peur de mourir", répond Laura. Et Carmilla de
s'exclamer: "Mais mourir comme les
amants, mourir ensemble, pour pouvoir vivre ensemble! Les jeunes filles
sont comme des chenilles quand elles vivent leur vie dans le monde, et
se transforment finalement en papillons à l'arrivée de
l'été. Mais en attendant, elles sont des larves et des
vers, tu comprends; chacune avec leurs penchants particuliers, leurs
appétits et leur forme. C'est ce que dit M. Buffon dans son
grand livre qui se trouve dans la pièce à
côté." (p. 54)
"Sa joue était brûlante contre la mienne. 'Ma
chérie, ma tendre chérie, murmura-t-elle. Je vis en toi
et tu accepterais de mourir pour moi, je t'aime tant.' Je
m'écartai d'elle brusquement. Ses yeux posés sur moi
avaient perdu tout éclat, toute expression, et son visage
était devenu éteint et livide." (p. 60)
"Je n'ai jamais été amoureuse de personne et je ne le
serai jamais, chuchota-t-elle, à moins que ce ne soit de toi."
(p. 59)
"Je n'ose pas encore révéler mon histoire, même
à toi. Bientôt, tu sauras tout. Tu penseras que je suis
cruelle, terriblement égoïste. Mais l'amour est toujours
égoïste. Plus il est ardent, plus il est cruel. Tu ne peux
savoir, comme je suis jalouse. Tu dois venir avec moi, m'aimer
jusqu'à la mort ou alors me haïr, et venir quand même
à moi, et m'abhorrer dans la mort et au-delà. Je ne
connais pas l'indifférence." (p. 64) - Et c'est suite à
cette étrange déclaration que Carmilla raconte ce qui lui
est arrivé lors d'un bal: "Je fus presque assassinée dans
mon lit. Je fus blessée
ici,
dit-elle en portant la main à sa poitrine, et je n'ai plus
jamais été la même depuis. - As-tu faillli mourir?
- Oui, presque. C'était un amour crruel, un amour étrange
qui voulait me prendre la vie. L'amour exige des sacrifices. Et il n'y
a pas de sacrifice sans effusion de sang." (p.65)
Comment s'expliquent ces
étranges déclarations auxquelles, d'ailleurs, Laura dit
ne rien comprendre? C'est l'un des mystères non éclaircis
de ce petit roman!
Les "rêves" de Laura
1) Son rêve d'enfance
L'auteur nous laisse toujours dans l'imprécision quant à
la nature de ces rêves: s'agit-il bien de rêves, ou de
quelque chose de réel? Pour le rêve de ses 6 ans, Laura
dit qu'elle s'est réveillée en pleine nuit. Se voyant
seule, "je me mis à pleurnicher, avant de me mettre à
hurler pour de bon quand, à ma grande surprise, j'aperçus
sur le côté du lit un très joli visage qui me
regardait, sans sourire. C'était celui d'une jeune fille
agenouillée, les mains glissées sous la courtepointe. Je
la regardai avec une sorte d'étonnement ravi et cessai de
pleurer. Elle me caressa, s'allongea près de moi sur le lit et
m'attira contre elle en souriant. Je ressentis tout de suite un calme
délicieux et me rendormis. Je fus réveillée par la
sensation de deux aiguilles qui s'enfonçaient en même
temps très profondément dans ma poitrine et je poussai un
cri. La jeune fille s'écarta brusquement en me fixant du regard,
et glissa sur le sol. J'eus l'impression qu'elle allait se cacher sous
le lit." (p. 13)
2) Le premier rêve, quand Carmilla se met à l'oeuvre une
première fois
"J'étais tout à fait consciente d'être endormie,
mais je savais également que j'étais dans ma chambre,
allongée dans mon lit. Je vis, ou du moins j'eus l'impression de
voir la pièce et ses meubles tels que je les avais vus avant de
m'endormir, à ceci près qu'il faisait très sombre.
J'aperçus quelque chose bouger près du lit que je
n'arrivais pas à distinguer tout d'abord. Puis je me rendis
compte qu'il s'agissait d'un animal d'un noir profond qui ressemblait
à un chat monstrueux. Il m'apparut faire de quatre à cinq
pieds de long, car il recouvrait la totalité de la descente de
lit. Il se mit à tourner et à virer sans répit,
avec l'agilité sinistre d'un animal en cage. Il m'était
impossible de proférer un son; j'étais terrifiée,
comme vous pouvez l'imaginer. Ses mouvements étaient de plus en
plus rapides et la pièce de plus en plus sombre jusqu'à
ce que je ne pusse plus distinguer que ses yeux. Je le sentis sauter
sans effort sur le lit. Deux grands yeux s'approchèrent de mon
visage, et, soudain, je ressentis une douleur fulgurante, comme si deux
grandes aiguilles espacées de quelques pouces seulement
s'enfonçaient profondément dans ma poitrine, Je me
réveillai en hurlant. La chambre était
éclairée par la chandelle qui était restée
allumée toute la nuit, et je vis une silhouette féminine
au pied de mon lit, un peu sur la droite. Elle portait une robe sombre
et ample, et ses cheveux défaits couvraient ses épaules.
Une statue de pierre n'aurait pas été plus immobile. Je
ne percevais pas le moindre souffle de respiration. Pendant que je la
fixais, il me sembla que la silhouette changeait de place et qu'elle
s'était rapprochée de la porte. Quand elle fut tout
contre, la porte s'ouvrit et la silhouette disparut." (p. 67)
3) Les autres rêves, tous à peu près semblables
d'une nuit à l'autre
"J'avais le souvenir précis d'une voix féminine au timbre
profond et qui parlait lentement, comme à distance. Elle
éveillait toujours en moi le même sentiment indescriptible
de solennité et d'effroi. J'éprouvais parfois la
sensation d'une main glissant doucement sur ma joue et mon cou.
Quelquefois, j'avais l'impression que des lèvres très
douces m'embrassaient, de plus en plus longuement et tendrement
à mesure qu'elles s'approchaient de ma gorge, mais la caresse
s'arrêtait en ce point précis. Mon coeur battait plus
vite, ma respiration s'accélérait. De mes soupirs devenus
plus profonds jaillissait un sanglot qui se transformait en une
sensation d'étranglement, puis en une convulsion horrible
où je perdais l'usage de mes sens et m'évanouissait." (p.
74)
4) Un autre rêve, lors de la disparition soudaine de Carmilla
"Une nuit, au lieu d'entendre la voix nocturne habituelle, j'en
perçus une autre, douce, tendre et terrible à la fois,
qui me disait: 'Ta mère te met en garde: on veut t'assassiner!'
A cet instant, une lumière soudaine jaillit, et je distinguai
Carmilla au pied de mon lit, vêtue d'une chemise de nuit blanche.
Elle était couverte de sang de la tête aux pieds. Je me
réveillai en hurlant, persuadée que l'on assassinait mon
amie. Je me souviens avoir sauté du lit et m'être
retrouvée dans le couloir je ne sais comment, appelant à
l'aide." (p. 75-76)
Il est aussi question, à plusieurs reprises, d'une sensation
étrange, celle de "ce frisson particulier, voluptueux et
glacé, qui nous vient losque l'on se baigne à
contre-courant d'une rivière" (p. 74), "ce frisson semblable
à celui que l'on ressent quand on nage à contre-courant
d'une rivière" (p. 87). Parlant de ce que ressentait sa
nièce Bertha, le général Spieldorf, quant à
lui, parle d'une sensation "relativement agréable", ressemblant
"au courant d'une rivière glacée remontant le long de la
poitrine" (p. 112)
S'agit-il là de rêves
purement... érotiques? Si on reprend l'avis mentionné,
dans le prologue, du Dr Hesselius, qu'il s'agirait d'un cas qui
aurait "fort probablement trait aux arcanes les plus profondes de
notre existence duelle, et à ses intermédiaires", ce
serait possible. Carmilla incarnerait, alors, le
côté inavoué et inavouable de la sexualité
de Laura. De plus, les sensations vertigineuses qu'elle décrit,
faisant partie de ses rêves, peuvent fort bien faire penser
à l'orgasme... Nous y reviendrons plus bas, en présentant
l'essentiel de l'analyse du traducteur.
L'attitude de Laura face à
Carmilla
Elle est très ambigue. Parlant du désir qu'elle voit en
Carmilla, elle dit: "Je ne l'aimais pas dans ces mystérieuses
humeurs. J'éprouvais un plaisir étrange et tumultueux,
mêlé de temps à autre à un vague sentiment
de peur et de dégoût. /.../ J'étais consciente d'un
amour qui confinait à l'adoration, mais aussi d'une
répugnance instinctive." (p. 43). - "C'était à la
fois odieux et irrésistible." (p. 44). Elle essaye d'expliquer
ces étranges élans d'amour, voire de passion, mais n'y
arrive pas... Elle imagine même que ce serait peut-être un
prétendant qui se serait travesti en femme... Lorsque Laura
devient affaiblie et mélancolique, Carmilla devient encore plus
ardemment affectueuse et, c'est le cas de le dire, Laura n'y voit que
du feu, elle ne réagit pas et ne soupçonne absolument
rien. C'est le total "refus de voir".
Vampirisme et liens familiaux
Carmilla est la comtesse Mircalla Karnstein, et l'épouse du
général Spieldorf était rattachée à
cette famille du côté maternel. C'est la même chose
pour Laura. Pourquoi Sheridan Le Fanu a-t-il tenu à ce que la
filiation soit du côté maternel? Je n'ai rien
trouvé là-dessus lors de mes recherches, mais l'auteur a
certainement dû s'inspirer de l'idée que les vampires
s'attaquent surtout aux membres de leur propre famille. C'est pourquoi
les deux principales victimes de Carmilla sont Bertha Rheinsfeldt, et
Laura. Les autres sont des jeunes femmes vivant dans l'entourage.
Données sur les
vampires (dans la conclusion)
Ces données proviennent des
recherches du baron Vordenburg, qui a permis de découvrir
l'emplacement de la tombe de la comtesse Mircalla.
- La pâleur du visage des vampires serait une pure invention
d'écrivain. Dans leur tombe et dans la société,
ils ont l'air en parfaite santé!
- Ils ont une vie "amphibie" qui leur impose quelques heures de
sommeil dans leur tombe, mais on ne sait pas comment ils en sortent et
y rentrent sans rien déplacer.
- Ils peuvent porter un nom différent, mais qui doit
être un anagramme du leur (comme Millarca, Mircalla, Carmilla).
- La force de leur main est incroyable: elle paralyse, parfois pour
toujours, la partie du corps qui a été saisie.
- Comment devient-on vampire, et comment les vampires se
multiplient-ils? Ce serait, à l'origine, un suicidé qui,
"en certaines circonstances", devient vampire dans sa tombe. Ils
attaquent des vivants qui meurent et deviennent vampires dans leur
tombe.
- Paraît-il que si on les élimine, cela les plonge
dans "une vie bien plus horrible encore". (p. 134)
- "Il arrive que le vampire éprouve pour certaines personnes
une fascination violente qui l'absorbe entièrement et qui
ressemble à la passion amoureuse. Afin d'approcher la victime
désirée, il use d'une infinie patience et de mille
stratagèmes pour lever tous les obstacles qu'il trouve sur son
chemin. Il n'abandonne jamais avant d'avoir assouvi sa passion et
épuisé l'objet de sa convoitise jusqu'à la mort.
Dans ces cas-là, il prolonge et fait durer son plaisir funeste
avec un raffinement d'épicurien, l'augmentant à chaque
étape de la cour assidue et adroitement menée qu'il fait
à ses victimes, dont il semble rechercher la sympathie et le
consentement. Dans les cas ordinaires, il s'approche directement de
l'objet de ses appétits, le maîtrise par la force,
l'étrangle et le laisse exsangue en un unique festin." (p.
131-132)
NOTE SUR CE DERNIER POINT: C'est probablement cela même que
Sheridan Le Fanu a voulu illustrer dans son roman, car c'est exactement
de cette manière qu'agit Carmilla à l'égard de
Laura, et qu'elle a agi avec Bertha, qui fut sa
précédente victime. Elle devient
fascinée devant celle qui
tombera sous ses griffes, en même temps qu'elle fascine cette
dernière par son charme et sa beauté. Elle a
utilisé à peu près le même
procédé pour s'introduire dans la maison de Bertha, puis
de Laura. "Je croyais que je recevais dans ma demeure l'innocence et la
gaieté incarnées, une charmante compagne pour ma Bertha
perdue", et c'est une "passion maudite" qui est à l'origine de
ce malheur, dit le général Spieldorf (p. 19).
Une mise en scène a été planifiée pour
réussir à se faire inviter dans la maison pour un certain
temps (trois semaines chez Bertha, et trois mois chez Laura).
L'obligation, pour la mère, de faire un voyage d'une importance
vitale, et très urgent; l'impossibilité de dire quoi que
ce soit, tant que l'affaire n'est pas réglée; la fille
dans un état de faiblesse, qui ne peut donc la suivre. Dans le
premier cas, le motif de la faiblesse de Carmilla était une
chute de cheval, et dans le second, un accident de calèche.
Manigances pour que l'invitation vienne des hôtes
espérés, et non d'une demande directe. Une fois la
mère partie, Carmilla ouvre les yeux - comme par hasard - et
demande d'une voix douce: "Où est maman?" - C'est une autre
façon de s'assurer la collaboration émotive de tout le
monde! Et elle pleure quand elle apprend que sa mère est
partie...
Une autre de ses stratégies consiste à mentir. Carmilla
prétend avoir très peur des fantômes, et lors de
l'enterrement de sa deuxième victime mentionnée dans le
roman, elle prétend ignorer qui est cette jeune fille. Entendant
parler de la famille des Karnstein, elle demande s'il existe encore des
membres de cette famille...
L'analyse ("lecture") du
traducteur
"Carmilla déploie avec force le côté fascinant de
la figure du vampire. /.../ C'est un vampire superbe; elle
déborde de sensualité, et séduit plus qu'elle
n'effraie. Elle parle, elle aime, elle tue, tout en tentant de faire
comprendre à mots couverts la malédiction qui la frappe."
(p. 140)
"Elle a fait moins d'émules que Dracula, et sa moindre
notoriété s'explique peut-être par le fait qu'elle
est un vampire féminin, qui ne s'attaque qu'à des jeunes
femmes. Le monstrueux est ainsi cantonné du côté
des femmes." (p. 141)
"Laura a la naïveté innocente des héroïnes
gothiques qui traversent des épreuves terribles en s'en rendant
à peine compte. Comme Maud, dans
L'oncle Silas, elle se tient
constamment au bord d'un précipice qu'elle refuse de voir." (p.
142)
La piste du Dr Hesselius, évoquant un cas de dédoublement
de la personnalité, n'est qu'esquissée et
abandonnée par la suite, mais il s'agirait bien d'un cas de
"conscience hantée" dont le recueil de nouvelles
In a Gkass Darkly, dont fait partie
Carmilla, regorge. Cette
référence au Dr Hesselius "tire le texte du
côté de l'image forte, de l'hallucination psychique et des
états seconds de la conscience." (p. 144)
"On peut aisément lire cette histoire comme le récit des
amours saphiques de Carmilla, la brune voluptueuse, et de Laura, la
blonde effarouchée. La dimension érotique du vampire,
habituellement voilée, y est évidente. Mettre en
scène un vampire féminin s'attaquant à une jeune
fille, c'est installer une surdétermination érotique dans
le texte; c'est ajouter l'interdit de l'homosexualité
féminine à la transgression charnelle des
frontières entre la mort, l'amour et la vie, spécifique
du mythe vampirique." (p. 144)
Le récit comporte donc deux dimensions entremêlées:
une histoire d'amours interdites, et une histoire de vampire où
"le monstrueux se superpose à l'érotique" (p. 146)
Girard note que cette vampire ne s'attaque qu'à des jeunes
femmes et
à des fillettes, et que c'est toujours une femme qui l'introduit
dans les demeures. Le mal est ainsi du côté des femmes, et
ce ne sont que des hommes (le général Spieldorf, le
père de Laura, le docteur, le prêtre, le baron Vordenburg)
qui se chargent de l'éliminer définitivement.
Voici, maintenant, comment Girard explique certaines
mystérieuses paroles de Carmilla, dont celle-ci: "
Si ton cher coeur est
blessé, mon coeur éperdu saigne avec le tien. Dans
l'extase de ma très grande humiliation, je vis dans l'ardeur de
ta vie, et tu mourras - doucement - dans la mienne." Ce serait
que "la parole de Carmilla est double, déchirée.
Amoureuse et vampire, elle est faible et dangereuse à la fois.
Elle ne met pas son discours au service de ses buts de vampire, au
contraire; c'est sa nature de vampire qui lui fait censurer son
discours et ses élans amoureux. /.../ Carmilla ne peut
s'exprimer que de biais; son discours d'amour, de fusion et de mort est
à la fois retenu et vertigineux, mais le vertige n'est pas du
côté que l'on croit; il est du côté de
l'amour fou et non pas de celui du surnaturel. L'amour fait de Carmilla
une créature ambigue, extatique et humiliée à la
fois, un personnage plutôt qu'un monstre. Elle n'est pas un bloc
d'altérité opaque. Elle a une histoire, certes
fragmentée et énigmatique, mais qui dessine les contours
d'une figure de victime plutôt que de celle d'un monstre." (p.
148-149)
En ce qui concerne les rêves de Laura, Girard les associe
à l'amour et à la jouissance où désir et
censure se superposent. "On peut ainsi dire que, incapable d'exprimer
directement son plaisir, Laura le rencontre comme un vampire,
c'est-à-dire un 'signifié sans signifiant', une image
littérale, idolâtre. /.../ Ce qui est brûlant dans
ce texte, c'est l'excès d'une sexualité indicible, qui
trouve son origine dans la relation éperdue d'un corps de femme
à un autre corps de femme." (p. 151-152)
Girard aborde aussi la question de la filiation maternelle à la
famille Karnstein, "ce qui laisse planer une ombre incestueuse sur
leurs amours" (p. 152). Ce serait comme une relation mère-fille,
dans laquelle c'est tantôt Carmilla, tantôt Laura, qui
jouerait le rôle de mère. Et celle qui a le pouvoir
d'enfanter.... un vampire, c'est Carmilla, qui le transmettra à
Laura, qui ensuite pourra le transmettre à d'autres... Notons,
au passage, que dans leur rêve d'enfant, chacune est l'enfant, et
l'autre l'adulte.
Enfin, comme expliquer que Le Fanu ait mis en scène un amour
lesbien? Pour le plaisir de savourer, et de faire savourer, en
voyeuriste, des scènes d'amour saphique? Girard y verrait
plutôt ... une fusion du masculin et du féminin. Dans le
baiser vampirique, il y a une circulation des énergies sexuelles
qui se fait à double sens, ce qui expliquerait, d'ailleurs,
l'image de nager à contre-courant d'une rivière. "Ce
baiser dépasse la dimension de l'acte sexuel habituel et permet
un échange que la différence entre les sexes ne
circonscrit pas. Dans le baiser vampirique, la femme comme l'homme est
munie d'attributs à la fois phalliques et utérins; ils
mordent et ils aspirent. De plus, ils peuvent tous deux engendrer
d'autres enfants, effaçant ainsi la coupure entre les sexes. Le
vampire de
Carmilla pourrait
donc en définitive correspondre moins à l'expression
obscure d'une sexualité féminine qu'à un fantasme
d'indifférenciation sexuelle, au désir d'une
expérience fusionnelle. Elle se rapprocherait peut-être,
d'une certaine manière, de l'aspiration romantique à une
plénitude absolue, mais ici déclinée sur le mode
du corps, de l'être là, physique." (p.155)
Invraisemblances, dans ce
roman
- Pourquoi y a-t-il aussi, dans la calèche, une
mystérieuse femme en noir? Que vient-elle faire dans le
décor? Elle ne joue pourtant aucun rôle...
- Que vient faire, dans le prologue, le Dr Hesselius, dont on
n'entend plus du tout parler par la suite?
- L'épisode du saltimbanque qui vend des amulettes contre le
oupire (nom slave du vampire): 1) Carmilla elle-même lui en
achète un et prétend l'utiliser chaque nuit. 2) Ce
saltimbanque dit de Carmilla, qu'il voit de très loin, qu'elle a
des dents très pointues, longues, fines et tranchantes, des
"dents de brochet", précise-t-il (p. 51). Comment expliquer
qu'un vampire achète ainsi une amulette contre les vampires? Et
comment une si belle et séduisante femme pourrait-elle avoir de
telles affreuses dents? Ce n'est pas crédible!
- A propos de l'amulette, Carmilla dit qu'il a été
"fumigé ou trempé dans un antidote contre la malaria" (p.
72)...
- Quand on ouvre la tombe de la comtesse Mircalla, elle a les yeux
grand ouverts, et le cercueil est rempli de 20 cm de sang, dans lequel
le corps est immergé...