Dans la série des Contes du Bonhomme Sept Heures, celui-ci 
a l'insigne honneur de vous présenter l'histoire d'une famille exceptionnelle:

 

Les Bigorneau

ou
comment les circonstances façonnent notre vie et notre personnalité.




Ah! Mes petits amis! Ce n'était certes pas la Sainte Famille. D'abord, outre Méké, le père et Maké, la mère, il y avait huit petits Bigorneau: sept du sexe mâle, et l'autre femelle qui, au bout de sept ans d'existence, faillit presque se transformer sous l'influence de son milieu tant ses frères la bousculaient et que sa mère, la seule qui eût pu la protéger, l'abandonnait de plus en plus chaque jour à son triste sort, comme nous le verrons en temps et lieu.

Malgré que chaque membre de la famille Bigorneau eut son petit caractère bien à lui, un élément, cependant, les distinguait de toutes les autres familles du village, de la région et du pays tout entier: chacun était revêtu d'une incroyable carapace qui rendait les relations paternelles et fraternelles presque impossibles, et davantage encore celles entre amis et ennemis. Les amis? Ils étaient rares, comme vous pouvez vous en douter, et les ennemis, fort nombreux, ne réussirent jamais à triompher d'un seul Bigorneau, à une exception près, cependant, tant ceux-ci étaient forts et puissants.
 
Mais revenons à Méké et Maké, le papa et la maman. De la race illégitime des élus, ils s'étaient rencontrés à la brunante, sur le bord d'une place, et le beau mâle, voyant approcher sa future compagne, s'était écrié, en extase:
- Ma-ké, Ma-ké !
A quoi la gentille demoiselle, par esprit de contradiction, répondit en souriant malicieusement:
- Mé-ké, Mé-ké !

Et c'est ainsi que leur belle vie commune débuta, promettant gros pour l'avenir.
 

Comme Méké Bigorneau était à la fois paresseux et maussade, un tempérament dont il ne se départissait que de rares fois et dont la seule que nous connaissions, d'ailleurs, fut lors de sa première rencontre avec Maké, tout le long de la journée, donc, se passait, pour lui, à flâner un peu partout, de préférence à la taverne où il buvait à souhait et exerçait ses poings sur quiconque osait le contredire, à regarder les autres travailler et à quêter, de-ci de-là, de quoi rapporter chaque jour à la maison. Maigre pitance faisaient-ils donc, et ce n'est qu'après la naissance du deuxième que Maké, en bonne mère et ménagère, eut l'idée de faire un petit potager, lequel, d'ailleurs, ne donna sa première production qu'après la naissance du cinquième, puisqu'il fallut bien du temps pour convaincre Méké d'y travailler. Maké, quant à elle, avait bien trop de besogne à la maison, avec toute sa marmaille, pour songer un instant à la possibilité de mettre le nez dehors!

Pauvre Maké! Depuis sa tendre enfance, elle rêvait du prince charmant qui lui ferait mener la vie de château, avec tout plein de serviteurs, autour d'elle, qui se chargeraient des plus ingrates besognes familiales:  ménage, lavage, repas, magasinage, jardinage, élevage. Et tac! Il fallait qu'elle tombe sur ce Méké et la vie de misère. Elle ne s'en remit jamais et, comme nous le verrons tout à l'heure, il fallait bien que quelqu'un paie, un jour, pour ses rêves écroulés. Dès le premier mois de leur union, qui marqua la fin de ses illusions, on entendit continuellement Méké et Maké se quereller dans la maison. On percevait surtout la voix de Maké, bien entendu, et lorsqu'un bruit sourd se produisait, on était sûr qu'il venait de Méké, en train de renverser un meuble ou de faire un trou dans l'un des murs plutôt fragiles devant ses gros poings.

Le premier-né de leur union, bien que fort coriace d'apparence, avait un coeur bien tendre. Tout lui souriait. Ainsi voyait-il la vie:  un éternel sourire auquel il répondait. Grand solitaire et taciturne, faisant tout pour s'éloigner le plus possible des cris et engueulades de ses parents, il n'avait donc, celui-là, ni amis ni ennemis, ne connaissant et ne reconnaissant que lui-même dans la vie, et faisant un avec la nature entière dont le sentiment, continuellement, l'envahissait. Muet donc, il va sans dire, non pas naturellement mais par volonté, parce qu'il l'avait décidé, tel était l'aîné Bigorneau.
Le deuxième, que la situation familiale, lors de sa naissance, avait moins privilégié que le premier, Maké et Méké ne trouvant qu'à se dire haine et à se faire le contraire, le deuxième, donc, souffrait d'un dualisme bien bigornien, songeant une minute à bien, l'autre à mal, et ainsi continuellement. De tempérament pourtant sociable, c'est, de toute la lignée, celui qui avait le plus d'amis et d'ennemis, lesquels, on s'en doutait, changeaient puis revenaient sur leur position selon l'humeur de ce jeune Bigorneau.
Le troisième était celui dont l'esprit pratique était le plus développé, esprit qu'il avait dûment hérité de sa maman qui, lors de sa conception, ne songeait obsessivement qu'à une seule chose: découvrir les meilleurs moyens de convaincre son époux de se mettre au jardinage, et de faire enfin bénéficier toute la famille des fruits de son travail, sinon de ses talents bien invisibles. "Tous pour un, un pour tous!", telle était sa devise. Ce jeune Bigorneau faisait l'admiration de tous lorsqu'il prodiguait à tout un chacun des conseils fort perspicaces sur le réglage de ceci ou de cela, conseils à l'application desquels, naturellement, il ne participait jamais, pas plus que son papa.

Le quatrième était doué de l'esprit le plus querelleur que l'on puisse imaginer, car c'était alors l'époque où maman Bigorneau essayait, par toutes les ruses, colères, douceurs et férocités, de rendre efficaces les moyens auxquels elle avait pensé pour convaincre Méké de commencer le potager. Peine perdue, cependant, Méké ne voulait rien savoir, tel un âne buté qui refuse d'avancer. L'art de la ruse échoua donc au quatrième qui, par tous les moyens, attirait l'attention sur lui, déjouait tous ceux qui s'étaient laissés prendre pour ensuite les laisser reposer dans le pire des désespoirs qui, la plupart du temps, menait ses victimes au suicide. C'était là l'apogée de sa victoire et sa jouissance suprême.

À buté, butée et demie. Devant son âne de mari, Maké trouva enfin l'arme fatale qui allait venir à bout de l'entêtement de Méké. Un soir qu'il revenait, tard, de la taverne, le cher Méké trouva la porte de la chambre bloquée solidement par des madriers.  "Dehors, mari ingrat! Hors de mon lit à tout jamais!", cria Maké. Il eut beau dire, il eut beau faire, la porte ne s'ouvrit que trois jours plus tard, après qu'il eut promis de commencer le potager et qu'il se fut mis à l'ouvrage. Contentée, victorieuse (enfin!), Maké accepta, devant le fait accompli, de reprendre la vie de ménage et de réintégrer son "Ti-cul" dans le lit conjugal.

Mais Dieu que Méké détestait sa nouvelle condition! C'est toujours en sacrant et en bougonnant qu'il allait bêcher, et il devint plus maussade que jamais. Qui s'y frottait, je vous le jure, faisait plus que s'y piquer! Il s'en mordait les doigts! Le temps de la colère s'en prit donc au cinquième, qui s'en porta à merveille, lui qui ne rêvait jamais d'autre chose que d'irritations auxquelles il se faisait un plaisir de répondre pour la pleine réalisation de son épanouissement. "Epanouissement", mes petits amis, est bien le mot puisque, de toute la famille, c'était le plus en santé (ah! il savait se débrouiller, celui-là!), le plus rougeaud, le plus contenté, bref, le plus heureux de son sort et le moins tourmenté de questions philosophiques, ce qui devait être réservé au sixième.

En effet, c'était alors l'époque, mais bien brève, si brève, des douceurs retrouvées entre Maké et Méké, puisque maman Bigorneau jugeait, avec satisfaction, que papa Bigorneau avait pris le taureau par les cornes, et la pelle, la bêche et tout ce qu'il faut par le manche, afin de pouvoir enfin nourrir convenablement sa grosse famille. Ce sixième rejeton, véritable petit Rousseau, poète jusqu'à la mort et dans la mort, qui vint l'habiter dès sa quinzième année pour définitivement l'emporter six mois plus tard,  le sixième, donc, ne comprenait rien aux manigances de ses parents et frères, qu'il fuyait le plus souvent. En vain avait-il tenté un rapprochement avec le premier, mais celui-ci, solitaire majestueux, n'avait rien voulu entendre et la voix du malheureux sixième était restée sans le moindre écho.
Le septième, enfin, ayant juré par tous les saints et par tous les démons qu'il ne deviendrait jamais comme son père, fut doué de la férocité la plus inimaginable et d'une force invincible telles que, même à dix contre un, il en sortait toujours vainqueur. Une vraie tortue Ninja, mes petits enfants! Tous les gens du village, sans exception, portaient sur eux, bien camouflée en général, au moins une marque de son talent, si bien qu'à la fin, le maire et son Conseil firent venir l'infanterie du pays qui se chargea, après trois heures de combats acharnés et de lourdes pertes, de le liquider à tout jamais.

Après, donc, la naissance du septième, il y eut une période d'accalmie dans la vie des parents Bigorneau. On n'entendait plus, ou alors beaucoup moins souvent, de cris et de bruits démolisseurs dans la maison. Maké s'affairait tout le jour à sa vie de mère et de ménagère, ce qui l'occupait sans arrêt du matin jusque tard dans la nuit, alors que Méké, si peu habitué au travail physique, revenait épuisé du potager, dans lequel il passait presque toutes ses journées. C'est pourquoi, lorsque la petite dernière fit son apparition, on s'aperçut vite que non seulement elle était et serait la dernière, mais qu'elle était de trop. De trop, car on se demandait d'où elle avait pu venir, et comment. L'indifférence avait saisi Maké et Méké, et la pauvre enfant n'avait donc rien pu hériter de ses parents. Elle était béate d'on ne sait quoi, de rien, sans doute, immobile, muette et sans réactions tout le jour et toute la nuit.

Ses frères, donc, stimulés par un bonheur en apparence aussi parfait, décidèrent, presque à l'unanimité (l'aîné étant en dehors de tout et le sixième radicalement contre, vu ses principes), d'y mettre fin, de sorte qu'elle fut rendue continuellement indécise par le deuxième, initiée à l'esprit pratique par le troisième, déjouée par le quatrième, sans cesse attaquée par le cinquième, dont les provocations la glaçaient et auxquelles elle ne répondait donc pas, de sorte que celui-ci, irrité, s'empressait de l'enrichir de coups de pied et de coups de poings, consolée par le sixième auquel, malheureusement, elle ne savait répondre, puisqu'elle ne comprenait rien à cette attitude si bizarre et surtout si incongrue, et, enfin, massacrée par le septième, dont on connaît les qualités.

Mais, chers petits enfants, elle ne fut protégée ni par son papa, ni par sa maman, me direz-vous? Eh! bien! "Non", vous répondrai-je. Il y a belle lurette que Méké ne portait aucun intérêt à ses enfants, qui savaient fort bien se débrouiller seuls, comme des grands. Quant à Maké, lorsqu'elle mit au monde son huitième enfant et qu'elle s'aperçut qu'il s'agissait cette fois d'une fille, elle dut se dire: "La pauvre! Quelle condition l'attend? Il faut l'initier au plus vite à la vie d'épouse, mère et ménagère! Il faut qu'elle comprenne qu'il n'y a surtout pas d'illusions à se faire! Alors, ma fille, tu vas en manger tôt, de la misère!" - Ce qui arriva, bien entendu, et Maké Bigorneau put enfin faire payer par quelqu'un ses beaux rêves de jeune fille écroulés comme un château de cartes.

Et c'est depuis ce temps, mes chers petits amis, qu'on décida qu'il n'y aurait plus jamais de dernier-né dans les familles!

HA! HA! HA!

C'était le  Bonhomme Sept Heures!

Et bonne nuit, les petits amis!
 
 


 
 


Hosted by www.Geocities.ws

1