Les M?DITATIONS METAPHYSIQUES De Rene' Des-Cartes Touchant la Premi?re Philosophie (The Duc de Luynes French Translation of 1647 - unfortunately, many of the specific French characters were changed into "?" and "'" and so this might be difficult to read, even if you speak French...) A Messieurs LES DOYEN ET DOCTEURS De La Sacr?e Facult? De Th?ologie De Paris MESSIEURS, 1. LA raison qui me porte ? vous pr?senter cet ouvrage est si juste, et, quand vous en conna?trez le dessein, je m'assure que vous en aurez aussi une si juste de le prendre en votre protection, que je pense ne pouvoir mieux faire, pour vous le rendre en quelque sorte recommandable, qu'en vous disant en peu de mots ce que je m'y suis propos?. [ E][L] 2. J'ai toujours estim? que ces deux questions, de Dieu et de l'?me, ?taient les principales de celles qui doivent plut?t ?tre d?montr?es par les raisons de la philosophie que de la th?ologie: car bien qu'il nous suffise, ? nous autres qui sommes fid?les, de croire par la foi qu'il y a un Dieu, et que l'?me humaine ne meurt point avec le corps; certainement il ne semble pas possible de pouvoir jamais persuader aux infid?les aucune religion, ni quasi m?me aucune vertu morale, si premi?rement on ne leur prouve ces deux choses par raison naturelle. Et d'autant qu'on propose souvent en cette vie de plus grandes r?compenses pour les vices que pour les vertus, peu de personnes pr?f?reraient le juste ? l'utile, si elles n'?taient retenues, ni par la crainte de Dieu, ni par l'attente d'une autre vie. Et quoiqu'il soit absolument vrai, qu'il faut croire qu'il y a un Dieu, parce qu'il est ainsi enseign? dans les Saintes ?critures, et d'autre part qu'il faut croire les Saintes ?critures, parce qu'elles viennent de Dieu; et cela parce que, la foi ?tant un don de Dieu, celui-l? m?me qui donne la gr?ce pour faire croire les autres choses, la peut aussi donner pour nous faire croire qu'il existe: on ne saurait n?anmoins proposer cela aux infid?les, qui pourraient s'imaginer que l'on commettrait en ceci la faute que les logiciens nomment un Cercle. Et de vrai, j'ai pris garde que vous autres, Messieurs, avec tous les th?ologiens, n'assuriez pas seulement que l'existence de Dieu se peut prouver par raison naturelle, mais aussi que l'on inf?re de la Sainte ?criture, que sa connaissance est beaucoup plus claire que celle que l'on a de plusieurs choses cr??es, et qu'en effet elle est si facile que ceux qui ne l'ont point sont coupables. Comme il para?t par ces paroles de la Sagesse, chapitre I3, o? i1 est dit que leur ignorance n'est point pardonnable: car si leur esprit a p?n?tr? si avant dans la connaissance des choses du monde, comment est-il possible qu'ils n'en aient point trow? plus facilement le souverain Seigneur ? Et aux Romains, chapitre premier, il est dit qu'ils sont inexusables. Et encore au m?me endroit, par ces paroles: Ce qui est connu de Dieu, est manifeste dans eux, il semble que nous soyons avertis, que tout ce qui se peut savoir de Dieu peut ?tre montr? par des raisons qu'il n'est pas besoin de chercher ailleurs que dans nous- m?mes, et que notre esprit seul est capable de nous fournir. C'est pourquoi j'ai pens? qu'il ne serait point hors de propos, que je fisse voir ici par quels moyens cela se peut faire, et quelle voie il faut tenir, pour arriver ? la connaissance de Dieu avec plus de facilit? et de certitude que nous ne connaissons les choses de ce monde. [ E][L] 3. Et pour ce qui regarde l'?me, quoique plusieurs aient cru qu'il n'est pas ais? d'en conna?tre la nature, et que quelques-uns aient m?me os? dire que les raisons humaines nous persuadaient qu'elle mourait avec le corps, et qu'il n'y avait que la seule Foi qui nous enseignait le contraire, n?anmoins, d'autant que le Concile de Latran, tenu sous L?on X, en la session 8, les condamne, et qu'il ordonne express?ment aux philosophes chr?tiens de r?pondre ? leurs arguments, et d'employer toutes les forces de leur esprit pour faire conna?tre la v?rit?, j'ai bien os? l'entreprendre dans cet ?crit. [ E][L] 4. Davantage, sachant que la principale raison, qui fait que plusieurs impies ne veulent point croire qu'il y a un Dieu, et que l'?me humaine est distincte du corps, est qu'ils disent que personne jusques ici n'a pu d?montrer ces deux choses; quoique je ne sois point de leur opinion, mais qu'au contraire je tienne que presque toutes les raisons qui ont ?t? apport?es par tant de grands personnages, touchant ces deux questions, sont autant de d?monstrations, quand elles sont bien entendues, et qu'il soit presque impossible d'en inventer de nouvelles: si est-ce que je crois qu'on ne saurait rien faire de plus utile en la philosophie, que d'en rechercher une fois curieusement et avec soin les meilleures et plus solides, et les disposer en un ordre si clair et si exact, qu'il soit constant d?sormais ? tout le monde, que ce sont de v?ritables d?monstrations. Et enfin, d'autant que plusieurs personnes ont d?sir? cela de moi, qui ont connaissance que j'ai cultiv? une certaine m?thode pour r?soudre toutes sortes de difficult?s dans les sciences; m?thode qui de vrai n'est pas nouvelle, n'y ayant rien de plus ancien que la v?rit?, mais de laquelle ils savent que je me suis servi assez heureusement en d'autres rencontres; j 'ai pens? qu'il ?tait de mon devoir de tenter quelque chose sur ce sujet. [E] [L] 5. Or j'ai travaill? de tout mon possible pour comprendre dans ce trait? tout ce qui s'en peut dire. Ce n'est pas que j'aie ici ramass? toutes les diverses raisons qu'on pourrait all?guer pour servir de preuve ? notre sujet: car je n'ai jamais cru que cela f?t n?cessaire, sinon lorsqu'il n'y en a aucune qui soit certaine; mais seulement j'ai trait? les premi?res et principales d'une telle mani?re, que j'ose bien les proposer pour de tr?s ?videntes et tr?s certaines d?monstrations. Et je dirai de plus qu'elles sont telles, que je ne pense pas qu'il y ait aucune voie par o? l'esprit humain en puisse jamais d?couvrir de meilleures; car l'importance de l'affaire, et la gloire de Dieu ? laquelle tout ceci se rapporte, me contraignent de parler ici un peu plus librement de moi que je n'ai de coutume. N?anmoins, quelque certitude et ?vidence que je trouve en mes raisons, je ne puis pas me persuader que tout le monde soit capable de les entendre. Mais, tout ainsi que dans la g?om?trie il y en a plusieurs qui nous ont ?t? laiss?es par Archim?de, par Apollonius, par Pappus, et par plusieurs autres, qui sont re?ues de tout le monde pour tr?s certaines et tr?s ?videntes, parce qu'elles ne contiennent rien qui, consid?r? s?par?ment, ne soit tr?s facile ? conna?tre, et qu'il n'y a point d'endroit o? les cons?quences ne cadrent et ne conviennent fort bien avec tes ant?c?dents; n?anmoins, parce qu'elles sont un peu longues, et qu'elles demandent un esprit tout entier, elles ne sont comprises et entendues que de fort peu de personnes: de m?me, encore que j'estime que celles dont je me sers ici, ?galent, voire m?me surpassent en certitude et ?vidence les d?monstrations de g?om?trie, j'appr?hende n?anmoins qu'elles ne puissent pas ?tre assez suffisamment entendues de plusieurs, tant parce qu'elles sont aussi un peu longues, et d?pendantes les unes des autres, que principalement parce qu'elles demandent un esprit enti?rement libre de tous pr?jug?s et qui se puisse ais?ment d?tacher du commerce des sens. Et en v?rit?, il ne s'en trouve pas tant dans le monde qui soient propres pour les sp?culations m?taphysiques, que pour celles de g?om?trie. Et de plus il y a encore cette diff?rence que, dans la g?om?trie chacun ?tant pr?venu de l'opinion, qu'il ne s'y avance rien qui n'ait une d?monstration certaine, ceux qui n'y sont pas enti?rement vers?s, p?chent bien plus souvent en approuvant de fausses d?monstrations, pour faire croire qu'ils les entendent, qu'en r?futant les v?ritables. Il n'en est pas de m?me dans la philosophie, o?, chacun croyant que toutes ses propositions sont probl?matiques, peu de personnes s'adonnent ? la recherche de la v?rit?; et m?me beaucoup, se voulant acqu?rir la r?putation de forts esprits, ne s'?tudient ? autre chose qu'? combattre arrogamment les v?rit?s les plus apparentes. [ E] [L] 6. C'est pourquoi, Messieurs, quelque force que puissent avoir mes raisons, parce qu'elles appartiennent ? la philosophie, je n'esp?re pas qu'elles fassent un grand effort sur les esprits, si vous ne les prenez en votre protection. Mais l'estime que tout le monde fait de votre compagnie ?tant si grande, et le nom de Sorbonne d'une telle autorit?, que non seulement en ce qui regarde la Foi, apr?s les sacr?s Conciles, on n'a jamais tant d?f?r? au jugement d'aucune autre compagnie, mais aussi en ce qui regarde l'humaine philosophie, chacun croyant qu'il n'est pas possible de trouver ailleurs plus de solidit? et de connaissance, ni plus de prudence et d'int?grit? pour donner son jugement; je ne doute point, si vous daignez prendre tant de soin de cet ?crit, que de vouloir premi?rement le corriger; car ayant connaissance non seulement de mon infirmit?, mais aussi de mon ignorance, je n'oserais pas assurer qu'il n'y ait aucunes erreurs; puis apr?s y ajouter les choses qui y manquent, achever celles qui ne sont pas parfaites, et prendre vous-m?mes la peine de donner une explication plus ample ? celles qui en ont besoin, ou du moins de m'en avertir afin que j'y travaille, et enfin, apr?s que les raisons par lesquelles je prouve qu'il y a un Dieu, et que l'?me humaine diff?re d'avec le corps, auront ?t? port?es jusques au point de clart? et d'?vidence, o? je m'assure qu'on les peut conduire, qu'elles devront ?tre tenues pour de tr?s exactes d?monstrations, vouloir d?clarer cela m?me, et le t?moigner publiquement: je ne doute point, dis- je, que si cela se fait, toutes les erreurs et fausses opinions qui ont jamais ?t? touchant ces deux questions, ne soient bient?t effac?es de l'esprit des hommes. Car la v?rit? fera que tous les doctes et gens d'esprit souscriront ? votre jugement; et votre autorit?, que les ath?es, qui sont pour l'ordinaire plus arrogants que doctes et judicieux, se d?pouilleront de leur esprit de contradiction, ou que peut- ?tre ils soutiendront eux- m?mes les raisons qu'ils verront ?tre re?ues par toutes les personnes d'esprit pour des d?monstrations, de peur qu'ils ne paraissent n'en avoir pas l'intelligence; et enfin tous les autres se rendront ais?ment ? tant de t?moignages, et il n'y aura plus personne qui ose douter de l'existence de Dieu, et de la distinction r?elle et v?ritable de l'?me humaine d'avec le corps. C'est ? vous maintenant ? juger du fruit qui reviendrait de cette cr?ance, si elle ?tait une fois bien ?tablie, qui voyez les d?sordres que son doute produit; mais je n'aurais pas ici bonne gr?ce de recommander davantage la cause de Dieu et de la Religion, ? ceux qui en ont toujours ?t? les plus fermes colonnes. [ E][L] Synopsis missing Premi?re M?ditation Des choses que l'on peut r?voquer en doute . 1. IL y a d?j? quelque temps que je me suis aper?u que, d?s mes premi?res ann?es, j'avais re?u quantit? de fausses opinions pour v?ritables, et que ce que j'ai depuis fond? sur des principes si mal assur?s, ne pouvait ?tre que fort douteux et incertain; de fa?on qu'il me fallait entreprendre s?rieusement une fois en ma vie de me d?faire de toutes les opinions que j'avais re?ues jusques alors en ma cr?ance, et commencer tout de nouveau d?s les fondements, si je voulais ?tablir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. Mais cette entreprise me semblant ?tre fort grande, j'ai attendu que j'eusse atteint un ?ge qui f?t si m?r, que je n'en pusse esp?rer d'autre apr?s lui, auquel je fusse plus propre ? l'ex?cuter; ce qui m'a fait diff?rer si longtemps, que d?sormais je croirais commettre une faute, si j'employais encore ? d?lib?rer le temps qu'il me reste pour agir. Maintenant donc que mon esprit est libre de tous soins, et que je me suis procur? un repos assur? dans une paisible solitude, je m'appliquerai s?rieusement et avec libert? ? d?truire g?n?ralement toutes mes anciennes opinions. [ E][L] 2. Or il ne sera pas n?cessaire, pour arriver ? ce dessein, de prouver qu'elles sont toutes fausses, de quoi peut-?tre je ne viendrais jamais ? bout; mais, d'autant que la raison me persuade d?j? que je ne dois pas moins soigneusement m'emp?cher de donner cr?ance aux choses qui ne sont pas enti?rement certaines et indubitables, qu'? celles qui nous paraissent manifestement ?tre fausses, le moindre sujet de douter que j'y trouverai, suffira pour me les faire toutes rejeter. Et pour cela il n'est pas besoin que je les examine chacune en particulier, ce qui serait d'un travail infini; mais, parce que la ruine des fondements entra?ne n?cessairement avec soi tout le reste de l'?difice, je m'attaquerai d'abord aux principes, sur lesquels toutes mes anciennes opinions ?taient appuy?es. [E][ L] 3. Tout ce que j'ai re?u jusqu'? pr?sent pour le plus vrai et assur?, je l'ai appris des sens, ou par les sens: or j'ai quelquefois ?prouv? que ces sens ?taient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais enti?rement ? ceux qui nous ont une fois tromp?s. [ E][L] 4. Mais, encore que les sens nous trompent quelquefois, touchant les choses peu sensibles et fort ?loign?es, il s'en rencontre peut-?tre beaucoup d'autres, desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen: par exemple, que je sois ici, assis aupr?s du feu, v?tu d'une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient ? moi? si ce n'es-t peut-?tre que je me compare ? ces insens?s, de qui le cerveau est tellement troubl? et offusqu? par les noires vapeurs de la bile, qu'ils assurent constamment qu'ils sont des rois, lorsqu'ils sont tr?s pauvres; qu'ils sont v?tus d'or et de pourpre, lorsqu'ils sont tout nus; ou s'imaginent ?tre des cruches, ou avoir un corps de verre. Mais quoi? ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me r?glais sur leurs exemples. [E][ L] 5. Toutefois j'ai ici ? consid?rer que je suis homme, et par cons?quent que j'ai coutume de dormir et de me repr?senter en mes songes les m?mes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables, que ces insens?s, lorsqu'ils veillent. Combien de fois m'est-il arriv? de songer, la nuit, que j'?tais en ce lieu, que j'?tais habill?, que j'?tais aupr?s du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit? Il me semble bien ? pr?sent que ce n'est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier; que cette t?te que le remue n'est point assoupie; que c'est avec dessein et de propos d?lib?r? que j'?tends cette main, et que je la sens: ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais, en y pensant soigneusement, je me ressouviens d'avoir ?t? souvent tromp?, lorsque je dormais, par de semblables illusions. Et m'arr?tant sur cette pens?e, je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indices concluants, ni de marques assez certaines par o? l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil, que j'en suis tout ?tonn?; et mon ?tonnement est tel, qu'il est presque capable de me persuader que je dors. [ E][L] 6. Supposons donc maintenant que nous sommes endormis, et que toutes ces particularit?s-ci, ? savoir, que nous ouvrons les yeux, que nous remuons la t?te, que nous ?tendons les mains, et choses semblables, ne sont que de fausses illusions; et pensons que peut-?tre nos mains, ni tout notre corps, ne sont pas tels que nous les voyons. Toutefois il faut au moins avouer que les choses qui nous sont repr?sent?es dans le sommeil, sont comme des tableaux et des peintures, qui ne peuvent ?tre form?es qu'? la ressemblance de quelque chose de r?el et de v?ritable; et qu'ainsi, pour le moins, ces choses g?n?rales, ? savoir, des yeux, une t?te, des mains, et tout le reste du corps, ne sont pas choses imaginaires, mais vraies et existantes. Car de vrai les peintres, lors m?me qu'ils s'?tudient avec le plus d'artifice ? repr?senter des sir?nes et des satyres par des formes bizarres et extraordinaires, ne leur peuvent pas toutefois attribuer des formes et des natures enti?rement nouvelles, mais font seulement un certain m?lange et composition des membres de divers animaux; ou bien, si peut-?tre leur imagination est assez extravagante pour inventer quelque chose de si nouveau, que jamais nous n'ayons rien vu de semblable, et qu'ainsi leur ouvrage nous repr?sente une chose purement feinte et absolument fausse, certes ? tout le moins les couleurs dont ils le composent doivent-elles ?tre v?ritables. Et par la m?me raison, encore que ces choses g?n?rales, ? savoir, des yeux, une t?te, des mains, et autres semblables, pussent ?tre imaginaires, il faut toutefois avouer qu'il y a des choses encore plus simples et plus universelles, qui sont vraies et existantes; du m?lange desquelles, ni plus ni moins que de celui de quelques v?ritables couleurs, toutes ces images des choses qui r?sident en notre pens?e, soit vraies et r?elles, soit feintes et fantastiques, sont form?es. [ E][L] 7. De ce genre de choses est la nature corporelle en g?n?ral, et son ?tendue; ensemble la figure des choses ?tendues, leur quantit? ou grandeur, et leur nombre; comme aussi le lieu o? elles sont, le temps qui mesure leur dur?e, et autres semblables. [ E][L] 8. C'est pourquoi peut-?tre que de l? nous ne conclurons pas mal, si nous disons que la physique, l'astronomie, la m?decine, et toutes les autres sciences qui d?pendent de la consid?ration des choses compos?es, sont fort douteuses et incertaines; mais que l'arithm?tique, la g?om?trie, et les autres sciences de cette nature, qui ne traitent que de choses fort simples et fort g?n?rales, sans se mettre beaucoup en peine si elles sont dans la nature, ou si elles n'y sont pas, contiennent quelque chose de certain et d'indubitable. Car, soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carr? n'aura jamais plus de quatre c?t?s; et il ne semble pas possible que des v?rit?s si apparentes puissent ?tre soup?onn?es d'aucune fausset? ou d'incertitude. [ E][L] 9. Toutefois il y a longtemps que j'ai dans mon esprit une certaine opinion, qu'il y a un Dieu qui peut tout, et par qui j'ai ?t? cr?? et produit tel que je suis. Or qui me peut avoir assur? que ce Dieu n'ait point fait qu'il n'y ait aucune terre, aucun ciel, aucun corps ?tendu, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu, et que n?anmoins j'aie les sentiments de toutes ces choses, et que tout cela ne me semble point exister autrement que je le vois ? Et m?me, comme je juge quelquefois que les autres se m?prennent, m?me dans les choses qu'ils pensent savoir avec le plus de certitude, il se peut faire qu'il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l'addition de deux et de trois, ou que je nombre les c?t?s d'un carr?, ou que je juge de quelque chose encore plus facile, si l'on se peut imaginer rien de plus facile que cela. Mais peut-?tre que Dieu n'a pas voulu que je fusse d??u de la sorte, car il est dit souverainement bon. Toutefois, si cela r?pugnait ? sa bont?, de m'avoir fait tel que je me trompasse toujours, cela semblerait aussi lui ?tre aucunement contraire, de permettre que je me trompe quelquefois, et n?anmoins je ne puis douter qu'il ne le permette. [ E][L] 10. Il y aura peut-?tre ici des personnes qui aimeront mieux nier l'existence d'un Dieu si puissant, que de croire que toutes les autres choses sont incertaines. Mais ne leur r?sistons pas pour le pr?sent, et supposons, en leur faveur, que tout ce qui est dit ici d'un Dieu soit une fable. Toutefois, de quelque fa?on qu'ils supposent que je sois parvenu ? l'?tat et ? l'?tre que je poss?de, soit qu'ils l'attribuent ? quelque destin ou fatalit?, soit qu'ils le r?f?rent au hasard, soit qu'ils veuillent que ce soit par une continuelle suite et liaison des choses, il est certain que, puisque faillir et se tromper est une esp?ce d'imperfection, d'autant moins puissant sera l'auteur qu'ils attribueront ? mon origine, d'autant plus sera-t-il probable que je suis tellement imparfait que je me trompe toujours. Auxquelles raisons je n'ai certes rien ? r?pondre, mais je suis contraint d'avouer que, de toutes les opinions que j'avais autrefois re?ues en ma cr?ance pour v?ritables, il n'y en a pas une de laquelle je ne puisse maintenant douter, non par aucune inconsid?ration ou l?g?ret?, mais pour des raisons tr?s fortes et m?rement consid?r?es: de sorte qu'il est n?cessaire que j'arr?te et suspende d?sormais mon jugement sur ces pens?es, et que je ne leur donne pas plus de cr?ance, que je ferais ? des choses qui me para?traient ?videmment fausses si je d?sire trouver quelque chose de constant et d'assur? dans les sciences. [ E][L] 11. Mais il ne suffit pas d'avoir fait ces remarques, il faut encore que je prenne soin de m'en souvenir; car ces anciennes et ordinaires opinions me reviennent encore souvent en la pens?e, le long et familier usage qu'elles ont eu avec moi leur donnant droit d'occuper mon esprit contre mon gr?, et de se rendre presque ma?tresses de ma cr?ance. Et je ne me d?saccoutumerai jamais d'y acquiescer, et de prendre confiance en elles, tant que je les consid?rerai telles qu'elles sont en effet, c'est ? savoir en quelque fa?on douteuses, comme je viens de montrer, et toutefois fort probables, en sorte que l'on a beaucoup plus de raison de les croire que de les nier. C'est pourquoi je pense que j'en userai plus prudemment, si, prenant un parti contraire, j'emploie tous mes soins ? me tromper moi-m?me, feignant que toutes ces pens?es sont fausses et imaginaires; jusques ? ce qu'ayant tellement balanc? mes pr?jug?s, qu'ils ne puissent faire pencher mon avis plus d'un c?t? que d'un autre, mon jugement ne soit plus d?sormais ma?tris? par de mauvais usages et d?tourn? du droit chemin qui le peut conduire a la connaissance de la v?rit?. Car je suis assur? que cependant il ne peut y avoir de p?ril ni d'erreur en cette voie, et que je ne saurais aujourd'hui trop accorder ? ma d?fiance, puisqu'il n'est pas maintenant question d'agir, mais seuIement de m?diter et de conna?tre. [ E][L] 12. Je supposerai donc qu'il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de v?rit?, mais un certain mauvais g?nie, non moins rus? et trompeur que puissant qui a employ? toute son industrie ? me tromper. Je penserai que le ciel, l'air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses ext?rieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma cr?dulit?. Je me consid?rerai moi-m?me comme n'ayant point de mains, point d'yeux, point de chair, point de sang, comme n'ayant aucuns sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstin?ment attach? ? cette pens?e; et si, par ce moyen, il n'est pas en mon pouvoir de parvenir ? la connaissance d'aucune v?rit?, ? tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement. C'est pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne point recevoir en ma croyance aucune fausset?, et pr?parerai si bien mon esprit ? toutes les ruses de ce grand trompeur, que, pour puissant et rus? qu'il soit, il ne pourra jamais rien imposer. Mais ce dessein est p?nible et laborieux, et une certaine paresse m'entra?ne insensiblement dans le train de ma vie ordinaire. Et tout de m?me qu'un esclave qui jouissait dans le sommeil d'une libert? imaginaire, lorsqu'il commence ? soup?onner que sa libert? n'est qu'un songe, craint d'?tre r?veill?, et conspire avec ces illusions agr?ables pour en ?tre plus longuement abus?, ainsi je retombe insensiblement de moi-m?me dans mes anciennes opinions, et j'appr?hende de me r?veiller de cet assoupissement, de peur que les veilles laborieuses qui succ?deraient ? la tranquillit? de ce repos, au lieu de m'apporter quelque jour et quelque lumi?re dans la connaissance de la v?rit?, ne fussent pas suffisantes pour ?claircir les t?n?bres des difficult?s qui viennent d'?tre agit?es. [E][ L] M?ditation Seconde De la nature de l'esprit humain; et qu'il est plus ais? ? conna?tre que le corps. 1. LA M?ditation que je fis hier m'a rempli l'esprit de tant de doutes, qu'il n'est plus d?sormais en ma puissance de les oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle fa?on je les pourrai r?soudre; et comme si tout ? coup j'?tais tomb? dans une eau tr?s profonde, je suis tellement surpris, que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus. Je m'efforcerai n?anmoins, et suivrai derechef la m?me voie o? j'?tais entr? hier, en m'?loignant de tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindre doute, tout de m?me que si je connaissais que cela f?t absolument faux; et je continuerai toujours dans ce chemin, jusqu'? ce que j'aie rencontr? quelque chose de certain, ou du moins, si je ne puis autre chose, jusqu'? ce que j'aie appris certainement, qu'il n'y a rien au monde de certain. Archim?de, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu'un point qui f?t fixe et assur?. Ainsi j'aurai droit de concevoir de hautes esp?rances, si je suis assez heureux pour trouver seulement une chose qui soit certaine et indubitable. [ E][L] 2. Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses; je me persuade que rien n'a jamais ?t? de tout ce que ma m?moire remplie de mensonges me r?pr?sente; je pense n'avoir aucun sens; je crois que le corps, la figure, l'?tendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu'est-ce donc qui pourra ?tre estim? v?ritable ? Peut-?tre rien autre chose, sinon qu'il n'y a rien au monde de certain.[ E][L] 3. Mais que sais-je s'il n'y a point quelque autre chose diff?rente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute? N'y a-t- il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en l'esprit ces pens?es? Cela n'est pas n?cessaire; car peut-?tre que je suis capable de les produire de moi-m?me. Moi donc ? tout le moins ne suis-je pas quelque chose? Mais j'ai d?j? ni? que j'eusse aucun sens ni aucun corps. J'h?site n?anmoins, car que s'ensuit-il de l? ? Suis-je tellement d?pendant du corps et des sens, que je ne puisse ?tre sans eux? Mais je me suis persuad? qu'il n'y avait rien du tout dans le monde, qu'il n'y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps; ne me suis-je donc pas aussi persuad? que je n'?tais point? Non certes, j'?tais sans doute, si je me suis persuad?, ou seulement si j'ai pens? quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur tr?s puissant et tr?s rus?, qui emploie toute son industrie ? me tromper toujours. Il n'y a donc point de doute que je suis, s'il me trompe; et qu'il me trompe tant qu'il voudra il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai ?tre quelque chose. De sorte qu'apr?s y avoir bien pens?, et avoir soigneusement examin? toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition: Je suis, j'existe, est n?cessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la con?ois en mon esprit.[ E][L] 4. Mais je ne connais pas encore assez clairement ce que je suis, moi qui suis certain que je suis; de sorte que d?sormais il faut que je prenne soigneusement garde de ne prendre pas imprudemment quelque autre chose pour moi, et ainsi de ne me point m?prendre dans cette connaissance, que je soutiens ?tre plus certaine et plus ?vidente que toutes celles que j'ai eues auparavant. C'est pourquoi je consid?rerai derechef ce que je croyais ?tre avant que j'entrasse dans ces derni?res pens?es; et de mes anciennes opinions je retrancherai tout ce qui peut ?tre combattu par les raisons que j'ai tant?t all?gu?es, en sorte qu'il ne demeure pr?cis?ment rien que ce qui est enti?rement indubitable.[ E][L] 5. Qu'est-ce donc que j'ai cru ?tre ci-devant? Sans difficult?, j'ai pens? que j'?tais un homme. Mais qu'est-ce qu'un homme? Dirai-je que c'est un animal raisonnable? Non certes: car il faudrait par apr?s rechercher ce que c'est qu'animal, et ce que c'est que raisonnable, et ainsi d'une seule question nous tomberions insensiblement en une infinit? d'autres plus difficiles et embarrass?es, et je ne voudrais pas abuser du peu de temps et de loisir qui me reste, en l'employant ? d?m?ler de semblables subtilit?s. Mais je m'arr?terai plut?t ? consid?rer ici les pens?es qui naissaient ci-devant d'elles-m?mes en mon esprit, et qui ne m'?taient inspir?es que de ma seule nature, lorsque je m'appliquais ? la consid?ration de mon ?tre. Je me consid?rais, premi?rement, comme ayant un visage, des mains, des bras, et toute cette machine compos?e d'os et de chair, telle qu'elle para?t en un cadavre, laquelle je d?signais par le nom de corps. Je consid?rais, outre cela, que je me nourrissais, que je marchais, que je sentais et que je pensais, et je rapportais toutes ces actions ? l'?me; mais je ne m'arr?tais point ? penser ce que c'?tait que cette ?me, ou bien, si je m'y arr?tais, j'imaginais qu'elle ?tait quelque chose extr?mement rare et subtile, comme un vent, une flamme ou un air tr?s d?li?, qui ?tait insinu? et r?pandu dans mes plus grossi?res parties. Pour ce qui ?tait du corps, je ne doutais nullement de sa nature; car je pensais la conna?tre fort distinctement, et, si je l'eusse voulu expliquer suivant les notions que j'en avais, je l'eusse d?crite en cette sorte. Par le corps, j'entends tout ce qui peut ?tre termin? par quelque figure; qui peut ?tre compris en quelque lieu, et remplir un espace en telle sorte que tout autre corps en soit exclu; qui peut ?tre senti, ou par l' attouchement, ou par la vue , ou par l' ou?e , ou par le go?t, ou par l'odorat; qui peut ?tre m? en plusieurs fa?ons, non par lui-m?me, mais par quelque chose d'?tranger duquel il soit touch? et dont il re?oive l'impression. Car d'avoir en soi la puissance de se mouvoir, de sentir et de penser, je ne croyais aucunement que l'on d?t attribuer ces avantages ? la nature corporelle; au contraire, je m'?tonnais plut?t de voir que de semblables facult?s se rencontraient en certains corps.[E][ L] 6. Mais moi, qui suis-je, maintenant que je suppose qu'il y a quelqu'un qui est extr?mement puissant et, si je l'ose dire, malicieux et rus?, qui emploie toutes ses forces et toute son industrie ? me tromper ? Puis-je m'assurer d'avoir la moindre de toutes les choses que j'ai attribu?es ci- dessus ? la nature corporelle ? Je m'arr?te ? y penser avec attention, je passe et repasse toutes ces choses en mon esprit, et je n'en rencontre aucune que je puisse dire ?tre en moi. Il n'est pas besoin que je m'arr?te ? les d?nombrer. Passons donc aux attributs de l'?me, et voyons s'il y en a quelques-uns qui soient en moi. Les premiers sont de me nourrir et de marcher; mais s'il est vrai que je n'aie point de corps, il est vrai aussi que je ne puis marcher ni me nourrir. Un autre est de sentir; mais on ne peut aussi sentir sans le corps: outre que j'ai pens? sentir autrefois plusieurs choses pendant le sommeil, que j'ai reconnu ? mon r?veil n'avoir point en effet senties. Un autre est de penser; et je trouve ici que la pens?e est un attribut qui m'appartient: elle seule ne peut ?tre d?tach?e de moi. Je suis, j'existe : cela est certain; mais combien de temps ? A savoir, autant de temps que je pense; car peut-?tre se pourrait-il faire, si je cessais de penser, que je cesserais en m?me temps d'?tre ou d'exister. Je n'admets maintenant rien qui ne soit n?cessairement vrai: je ne suis donc, pr?cis?ment parlant, qu'une chose qui pense, c'est-?-dire un esprit, un entendement ou une raison, qui sont des termes dont la signification m'?tait auparavant inconnue. Or je suis une chose vraie, et vraiment existante; mais quelle chose ? Je l'ai dit: une chose qui pense. [ E][L] 7. Et quoi davantage ? J'exciterai encore mon imagination, pour chercher si je ne suis point quelque chose de plus. Je ne suis point cet assemblage de membres, que l'on appelle le corps humain; je ne suis point un air d?li? et p?n?trant, r?pandu dans tous ces membres; je ne suis point un vent, un souffle, une vapeur, ni rien de tout ce que je puis feindre et imaginer, puisque j'ai suppos? que tout cela n'?tait rien, et que, sans changer cette supposition, je trouve que je ne laisse pas d'?tre certain que je suis quelque chose. Mais aussi peut-il arriver que ces m?mes choses, que je suppose n'?tre point, parce qu'elles me sont inconnues, ne sont point en effet diff?rentes de moi, que je connais? Je n'en sais rien; je ne dispute pas maintenant de cela, je ne puis donner mon jugement que des choses qui me sont connues: j'ai reconnu que j'?tais, et je cherche quel je suis, moi que j'ai reconnu ?tre. Or il est tr?s certain que cette notion et connaissance de moi-m?me, ainsi pr?cis?ment prise, ne d?pend point des choses dont l'existence ne m'est pas encore connue; ni par cons?quent, et ? plus forte raison, d'aucunes de celles qui sont feintes et invent?es par l'imagination. Et m?me ces termes de feindre et d'imaginer m'avertissent de mon erreur; car je feindrais en effet, si j'imaginais ?tre quelque chose, puisque imaginer n'est autre chose que contempler la figure ou l'image d'une chose corporelle. Or je sais d?j? certainement que je suis, et que tout ensemble il se peut faire que toutes ces images-l?, et g?n?ralement toutes les choses que l'on rapporte ? la nature du corps, ne soient que des songes ou des chim?res. En suite de quoi je vois clairement que j'aurais aussi peu de raison en disant: j'exciterai mon imagination pour conna?tre plus distinctement qui je suis, que si je disais: je suis maintenant ?veill?, et j'aper?ois quelque chose de r?el et de v?ritable; mais, parce que je ne l'aper?ois pas encore assez nettement, je m'endormirai tout expr?s, afin que mes songes me repr?sentent cela m?me avec plus de verit? et d'?vidence. Et ainsi, je reconnais certainement que rien de tout ce que je puis comprendre par le moyen de l'imagination, n'appartient ? cete connaissance que j'ai de moi-m?me, et qu'il est besoin de rappeler et d?tourner son esprit de cette fa?on de concevoir, afin qu'il puisse lui-m?me reconna?tre bien distinctement sa nature.[E][ L] 8. Mais qu'est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu'est-ce qu'une chose qui pense ? C'est-?-dire une chose qui doute, qui con?oit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. [ E][L] 9. Certes ce n'est pas peu si toutes ces choses appartiennent ? ma nature. Mais pourquoi n'y appartiendraient-elles pas ? Ne suis-je pas encore ce m?me qui doute presque de tout, qui n?anmoins entends et con?ois certaines choses, qui assure et affirme celles-l? seules ?tre v?ritables, qui nie toutes les autres, qui veux et d?sire d'en conna?tre davantage, qui ne veux pas ?tre tromp?, qui imagine beaucoup de choses, m?me quelquefois en d?pit que j'en aie, et qui en sens aussi beaucoup, comme par l'entremise des organes du corps ? Y at-il rien de tout cela qui ne soit aussi v?ritable qu'il est certain que je suis, et que j'existe, quand m?me je dormirais toujours, et que celui qui m'a donn? l'?tre se servirait de toutes ses forces pour m'abuser? Y at-il aussi aucun de ces attributs qui puisse ?tre distingu? de ma pens?e, ou qu'on puisse dire ?tre s?par? de moi- m?me? Car il est de soi si ?vident que c'est moi qui doute, qui entends, et qui d?sire, qu'il n'est pas ici besoin de rien ajouter pour l'expliquer. Et j'ai aussi certainement la puissance d'imaginer; car encore qu'il puisse arriver (comme j'ai suppos? auparavant) que les choses que j'imagine ne soient pas vraies, n?anmoins cette puissance d'imaginer ne laisse pas d'?tre r?ellement en moi, et fait partie de ma pens?e. Enfin je suis le m?me qui sens, c'est-?- dire qui re?ois et connais les choses comme par les organes des sens, puisqu'en effet je vois la lumi?re, j'ou?s le bruit, je ressens la chaleur. Mais l'on me dira que ces apparences sont fausses et que je dors. Qu'il soit ainsi; toutefois, ? tout le moins il est tr?s certain qu'il me semble que je vois, que j'ou?s, et que ie m'?chauffe; et c'est proprement ce qui en moi s'appelle sentir, et cela, pris ainsi pr?cis?ment, n'est rien autre chose que penser. [ E][L] 10. D'o? je commence ? conna?tre quel je suis, avec un peu plus de lumi?re et de distinction que ci-devant. Mais je ne me puis emp?cher de croire que les choses corporelles, dont les images se forment par ma pens?e, et qui tombent sous le sens, ne soient plus distinctement connues que cette je ne sais quelle partie de moi-m?me qui ne tombe point sous l'imagination: quoiqu'en effet ce soit une chose bien ?trange, que des choses que je trouve douteuses et ?loign?es, soient plus clairement et plus facilement connues de moi, que celles qui sont v?ritables et certaines, et qui appartiennent ? ma propre nature. Mais je vois bien ce que c'est: mon esprit se pla?t de s'?garer, et ne se peut encore contenir dans les justes bornes de la v?rit?. Rel?chons-lui donc encore une fois la bride, afin que, venant ci- apr?s ? la retirer doucement et ? propos, nous le puissions plus facilement r?gler et conduire.[E][ L] 11. Commen?ons par la consid?ration des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, ? savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en g?n?ral, car ces notions g?n?rales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'?tre tir? de la ruche: il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a ?t? recueilli; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire conna?tre un corps, se rencontrent en celui-ci. Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu: ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'?vanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'?chauffe, ? peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La m?me cire demeure-t-elle apr?s ce changement? Il faut avouer qu'elle demeure; et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction? Certes ce ne peut ?tre rien de tout ce que j'y ai remarqu? par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le go?t, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement, ou l'ou?e, se trouvent chang?es, et cependant la m?me cire demeure. [ E][L] 12. Peut-?tre ?tait-ce ce que je pense maintenant, ? savoir que la cire n'?tait pas ni cette douceur du miel, ni cette agr?able odeur des fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Mais qu'est, pr?cis?ment parlant, que j'imagine, lorsque je la con?ois en cette sorte ? Consid?rons-le attentivement, et ?loignant toutes les choses qui n'appartiennent point ? la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'?tendu, de flexible et de muable. Or qu'est-ce que cela: flexible et muable? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire ?tant ronde est capable de devenir carr?e, et de passer du carr? en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la con?ois capable de recevoir une infinit? de semblables changements, et je ne saurais n?anmoins parcourir cette infinit? par mon imagination, et par cons?quent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la facult? d'imaginer. Qu'est-ce maintenant que cette extension? N'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est enti?rement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage? Et je ne concevrais pas clairement et selon la v?rit? ce que c'est que la cire, si j e ne pensais qu'elle est capable de recevoir plus de vari?t?s selon l'extension, que je n'en ai jamais imagin?. Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas m?me concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le con?oive, je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en g?n?ral, il est encore plus ?vident. Or quelle est cette cire, qui ne peut ?tre con?ue que par l'entendement ou l'esprit? Certes c'est la m?me que je vois, que je touche, que j'imagine, et la m?me que je connaissais d?s le commencement. Mais ce qui est ? remarquer sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aper?oit, n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais ?t?, quoiqu'il le sembl?t ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut ?tre imparfaite et confuse, comme elle ?tait auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est ? pr?sent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle, et dont elle est compos?e.[E][ L] 13. Cependant je ne me saurais trop ?tonner quand je consid?re combien mon esprit a de faiblesse, et de pente qui le porte insensiblement dans l'erreur. Car encore que sans parler je consid?re tout cela en moi-m?me, les paroles toutefois m'arr?tent, et je suis presque tromp? par les termes du langage ordinaire; car nous disons que nous voyons la m?me cire, si on nous la pr?sente, et non pas que nous jugeons que c'est la m?me, de ce qu'elle a m?me couleur et m?me figure: d'o? je voudrais presque conclure, que l'on conna?t la cire par la vision des yeux, et non par la seule inspection de l'esprit, si par hasard je ne regardais d'une fen?tre des hommes qui passent dans la rue, ? la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes, tout de m?me que je dis que je vois de la cire; et cependant que vois- je de cette fen?tre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? Mais je juge que ce sont de vrais hommes, et ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui r?side en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux.[ E][ L 14. Un homme qui t?che d'?lever sa connaissance au-del? du commun, doit avoir honte de tirer des occasions de douter des formes et des termes de parler du vulgaire; j'aime mieux passer outre, et consid?rer, si je concevais avec plus d'?vidence et de perfection ce qu'?tait la cire, lorsque je l'ai d'abord aper?ue, et que j'ai cru la conna?tre par le moyen des sens ext?rieurs, ou ? tout le moins du sens commun, ainsi qu'ils appellent, c'est-?-dire de la puissance imaginative, que je ne la con?ois ? pr?sent, apr?s avoir plus exactement examin? ce qu'elle est, et de quelle fa?on elle peut ?tre connue. Certes il serait ridic?le de mettre cela en doute. Car, qu'y avait- il dans cette premi?re perception qui f?t distinct et ?vident, et qui ne pourrait pas tomber en m?me sorte dans le sens du moindre des animaux? Mais quand je distingue la cire d'avec ses formes ext?rieures, et que, tout de m?me que si je lui avais ?t? ses v?tements, je la consid?re toute nue, certes, quoiqu'il se puisse encore rencontrer quelque erreur dans mon jugement, je ne la puis concevoir de cette sorte sans un esprit humain.[ E][L] 15. Mais enfin que dirai-je de cet esprit, c'est-?-dire de moi-m?me? Car jusques ici je n'admets en moi autre chose qu'un esprit. Que prononcerai-je, dis-je, de moi qui semble concevoir avec tant de nettet? et de distinction ce morceau de cire? Ne me connais-je pas moi-m?me, non seulement avec bien plus de v?rit? et de certitude, mais encore avec beaucoup plus de distinction et de nettet?? Car si je juge que la cire est, ou existe, de ce que je la vois, certes il suit bien plus ?videmment que je suis, ou que j'existe moi-m?me, de ce que je la vois. Car il se peut faire que ce que je vois ne soit pas en effet de la cire; il peut aussi arriver que je n'aie pas m?me des yeux pour voir aucune chose; mais il ne se peut pas faire que lorsque je vois, ou (ce que je ne distingue plus) lorsque je pense voir, que moi qui pense ne soit quelque chose. De m?me, si je juge que la cire existe, de ce que je la touche, il s'ensuivra encore la m?me chose, ? savoir que je suis; et si je le juge de ce que mon imagination me le persuade, ou de quelque autre cause que ce soit, je conclurai toujours la m?me chose. Et ce que j'ai remarqu? ici de la cire, se peut appliquer ? toutes les autres choses qui me sont ext?rieures, et qui se rencontrent hors de moi. Or si la notion ou la connaissance de la cire semble ?tre plus nette et plus distincte, apr?s qu'elle a ?t? d?couverte non seulement par la vue ou par l'attouchement, mais encore par beaucoup d'autres causes, avec combien plus d'?vidence, de distinction et de nettet?, me dois-je conna?tre moi-m?me, puisque toutes les raisons qui servent ? conna?tre et concevoir la nature de la cire, ou de quelque autre corps, prouvent beaucoup plus facilement et plus ?videmment la nature de mon esprit? Et il se rencontre encore tant d'autres choses en l'esprit m?me, qui peuvent contribuer ? l'?claircissement de sa nature, que celles qui d?pendent du corps, comme celles-ci, ne m?ritent quasi pas d'?tre nombr?es.[E][ L] 16. Mais enfin me voici insensiblement revenu o? je voulais; car, puisque c'est une chose qui m'est ? pr?sent connue, qu'? proprement parler nous ne concevons les corps que par la facult? d'entendre qui est en nous et non point par l'imagination ni par les sens, et que nous ne les connaissons pas de ce que nous les voyons, ou que nous les touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la pens?e, je connais ?videmment qu'il n'y a rien qui me soit plus facile ? conna?tre que mon esprit. Mais, parce qu'il est presque impossible de se d?faire si promptement d'une ancienne opinion il sera bon que je m'arr?te un peu en cet endroit, afin que, par la longueur de ma m?ditation, j'imprime plus profond?ment en ma m?moire cette nouvelle connaissance.[ E][L M?ditation Troisi?me De Dieu; qu'il existe. 1. JE fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je d?tournerai tous mes sens, j'effacerai m?me de ma pens?e toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu'? peine cela se peut-il faire, je les r?puterai comme vaines et comme fausses; et ainsi m'entretenant seulement moi-m?me, et consid?rant mon int?rieur, je t?cherai de me rendre peu ? peu plus connu et plus familier ? moi- m?me. Je suis une chose qui pense, c'est-?-dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui conna?t peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. Car, ainsi que j'ai remarqu? ci-devant, quoique les choses que je sens et que j'imagine ne soient peut-?tre rien du tout hors de moi et en elles-m?mes, je suis n?anmoins assur? que ces fa?ons de penser, que j'appelle sentiments et imaginations, en tant seulement qu'elles sont des fa?ons de penser, r?sident et se rencontrent certainement en moi. [E][ L] 2. Et dans ce peu que je viens de dire, je crois avoir rapport? tout ce que je sais v?ritablement, ou du moins tout ce que jusques ici j'ai remarqu? que je savais. Maintenant je consid?rerai plus exactement si peut-?tre il ne se retrouve point en moi d'autres connaissances que je n'aie pas encore aper?ues. Je suis certain que je suis une chose qui pense; mais ne sais-je donc pas aussi ce qui est requis pour me rendre certain de quelque chose? Dans cette premi?re connaissance, il ne se rencontre rien qu'une claire et distincte perception de ce que je connais; laquelle de vrai ne serait pas suffisante pour m'assurer qu'elle est vraie, s'il pouvait jamais arriver qu'une chose que je concevrais ainsi clairement et distinctement se trouv?t fausse. Et partant il me semble que d?j? je puis ?tablir pour r?gle g?n?rale, que toutes les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement, sont toutes vraies. [ E][ L] 3. Toutefois j'ai re?u et admis ci-devant plusieurs choses comme tr?s certaines et tr?s manifestes, lesquelles n?anmoins j'ai reconnu par apr?s ?tre douteuses et incertaines. Quelles ?taient donc ces choses-l?? C'?tait la terre, le ciel, les astres, et toutes les autres choses que j'apercevais par l'entremise de mes sens. Or qu'est-ce que je concevais clairement et distinctement en elles ? Certes rien autre chose sinon que les id?es ou les pens?es de ces choses se pr?sentaient ? mon esprit. Et encore ? pr?sent je ne nie pas que ces id?es ne se rencontrent en moi. Mais il y avait encore une autre chose que j'assurais, et qu'? cause de l'habitude que j'avais ? la croire, je pensais apercevoir tr?s clairement, quoique v?ritablement je ne l'aper?usse point, ? savoir qu'il y avait des choses hors de moi, d'o? proc?daient ces id?es, et auxquelles elles ?taient tout ? fait semblables. Et c'?tait en cela que je me trompais; ou, si peut-?tre je jugeais selon la v?rit?, ce n'?tait aucune connaissance que j'eusse, qui f?t cause de la v?rit? de mon jugement. [ E][ L] 4. Mais lorsque je consid?rais quelque chose de fort simple et de fort facile touchant l'arithm?tique et la g?om?trie, par exemple que deux et trois joints ensemble produisent le nombre de cinq, et autres choses semblables, ne les concevais-je pas au moins assez clairement pour assurer qu'elles ?taient vraies? Certes si j'ai jug? depuis qu'on pouvait douter de ces choses, ce n'a point ?t? pour autre raison, que parce qu'il me venait en l'esprit, que peut-?tre quelque Dieu avait pu me donner une telle nature, que je me trompasse m?me touchant les choses qui me semblent les plus manifestes. Mais toutes les fois que cette opinion ci-devant con?ue de la souveraine puissance d'un Dieu se pr?sente ? ma pens?e je suis contraint d'avouer qu'il lui est facile, s'il le veut, de faire en sorte que je m'abuse, m?me dans les choses que je crois conna?tre avec une ?vidence tr?s grande. Et au contraire toutes les fois que je me tourne vers les choses que je pense concevoir fort clairement, je suis tellement persuad? par elles, que de moi-m?me je me laisse emporter ? ces paroles: Me trompe qui pourra, si est-ce qu'il ne saurait jamais faire que je ne sois rien tandis que je penserai ?tre quelque chose; ou que quelque jour il soit vrai que je n'aie jamais ?t?, ?tant vrai maintenant que je suis, ou bien que deux et trois joints ensemble fassent plus ni moins que cinq, ou choses semblables, que je vois clairement ne pouvoir ?tre d'autre fa?on que je les con?ois. Et certes, puisque je n'ai aucune raison de croire qu'il y ait quelque Dieu qui soit trompeur, et m?me que je n'aie pas encore consid?r? celles qui prouvent qu'il y a un Dieu, la raison de douter qui d?pend seulement de cette opinion, est bien l?g?re, et pour ainsi dire m?taphysique. Mais afin de la pouvoir tout ? fait ?ter, je dois examiner s'il y a un Dieu, sit?t que l'occasion s'en pr?sentera; et si je trouve qu'il y en ait un, je dois aussi examiner s'il peut ?tre trompeur: car sans la connaissance de ces deux v?rit?s, je ne vois pas que je puisse jamais ?tre certain d'aucune chose. Et afin que je puisse avoir occasion d'examiner cela sans interrompre l'ordre de m?diter que je me suis propos?, qui est de passer par degr?s des notions que je trouverai les premi?res en mon esprit ? celles que j'y pourrai trouver apr?s, il faut ici que je divise toutes mes pens?es en certains genres, et que je consid?re dans lesquels de ces genres il y a proprement de la v?rit? ou de l'erreur. [ E][L] 5. Entre mes pens?es, quelques-unes sont comme les images des choses, et c'est ? celles-l? seules que convient proprement le nom d'id?e: comme lorsque je me repr?sente un homme, ou une chim?re, ou le ciel, ou un ange, ou Dieu m?me. D'autres, outre cela, ont quelques autres formes: comme, lorsque je veux, que je crains, que j'affirme ou que je nie, je con?ois bien alors quelque chose comme le sujet de l'action de mon esprit, mais j'ajoute aussi quelque autre chose par cette action ? l'id?e que j'ai de cette chose-l?; et de ce genre de pens?es, les unes sont appel?es volont?s ou affections, et les autres jugements. [ E][L] 6. Maintenant, pour ce qui concerne les id?es, si on les consid?re seulement en elles-m?mes, et qu'on ne les rapporte point ? quelque autre chose, elles ne peuvent, ? proprement parler, ?tre fausses; car soit que j'imagine une ch?vre ou une chim?re, il n'est pas moins vrai que j'imagine l'une que l'autre. Il ne faut pas craindre aussi qu'il se puisse rencontrer de la fausset? dans les affections ou volont?s; car encore que je puisse d?sirer des choses mauvaises, ou m?me qui ne furent jamais, toutefois il n'est pas pour cela moins vrai que je les d?sire. Ainsi il ne reste plus que les seuls jugements, dans lesquels je dois prendre garde soigneusement de ne me point tromper. Or la principale erreur et la plus ordinaire qui s'y puisse rencontrer, consiste en ce que je juge que les id?es qui sont en moi sont semblables, ou conformes ? des choses qui sont hors de moi; car certainement, si je consid?rais seulement les id?es comme de certains modes ou fa?ons de ma pens?e, sans les vouloir rapporter ? quelque autre chose d'ext?rieur, ? peine me pourraient-elles donner occasion de faillir. [ E][L] 7. Or de ces id?es les unes me semblent ?tre n?es avec moi, les autres ?tre ?trang?res et venir de dehors, et les autres ?tre faites et invent?es par moi-m?me. Car, que j'aie la facult? de concevoir ce que c'est qu'on nomme en g?n?ral une chose, ou une v?rit?, ou une pens?e, il me semble que je ne tiens point cela d'ailleurs que de ma nature propre; mais si j'ouis maintenant quelque bruit, si je vois le soleil, si je sens de la chaleur, jusqu'? cette heure j'ai jug? que ces sentiments proc?daient de quelques choses qui existent hors de moi; et enfin il me semble que les sir?nes, les hippogriffes et toutes les autres semblables chim?res sont des fictions et inventions de mon esprit. Mais aussi peut-?tre me puis-je persuader que toutes ces id?es sont du genre de celles que j'appelle ?trang?res, et qui viennent de dehors, ou bien qu'elles sont toutes n?es avec moi, ou bien qu'elles ont toutes ?t? faites par moi; car je n'ai point encore clairement d?couvert leur v?ritable origine. [ E][ L] 8. Et ce que j'ai principalement ? faire en cet endroit, eset de consid?rer, touchant celles qui me semblent venir de quelques objets qui sont hors de moi, quelles sont les raisons qui m'obligent ? les croire semblables ? ces objets. La premi?re de ces raisons est qu'il me semble que cela m'est enseign? par la nature; et la seconde, que j'exp?rimente en moi-m?me que ces id?es ne d?pendent point de ma volont?; car souvent elles se pr?sentent ? moi malgr? moi, comme maintenant, soit que je le veuille, soit que je ne le veuille pas, je sens de la chaleur, et pour cette cause je me persuade que ce sentiment ou bien cette id?e de la chaleur est produite en moi par une chose diff?rente de moi, ? savoir par la chaleur du feu aupr?s duquel je me rencontre. Et je ne vois rien qui me semble plus raisonnable, que de juger que cette chose ?trang?re envoie et imprime en moi sa ressemblance plut?t qu'aucune autre chose. [ E][ L] 9. Maintenant il faut que je voie si ces raisons sont assez fortes et convaincantes. Quand je dis qu'il me semble que cela m'est enseign? par la nature, j'entends seulement par ce mot de nature une certaine inclination qui me porte ? croire cette chose, et non pas une lumi?re naturelle qui me fasse connaitre qu'elle est vraie. Or ces deux choses diff?rent beaucoup entre elles; car je ne saurais rien r?voquer en doute de ce que la lumi?re naturelle me fait voir ?tre vrai, ainsi qu'elle m'a tant?t fait voir que, de ce que je doutais, je pouvais conclure que j'?tais. Et je n'ai en moi aucune autre facult?, ou puissance, pour distinguer le vrai du faux, qui me puisse enseigner que ce que cette lumi?re me montre comme vrai ne l'est pas, et ? qui je me puisse tant fier qu'? elle. Mais, pour ce qui est des inclinations qui me semblent aussi m'?tre naturelles, j'ai souvent remarqu?, lorsqu'il a ?t? question de faire choix entre les vertus et les vices, qu'elles ne m'ont pas moins port? au mal qu'au bien; c'est pourquoi je n'ai pas sujet de les suivre non plus en ce qui regarde le vrai et le faux. [ E][L] 10. Et pour l'autre raison, qui est que ces id?es doivent venir d'ailleurs, puisqu'elles ne d?pendent pas de ma volont?, je ne la trouve non plus convaincante. Car tout de m?me que ces inclinations, dont je parlais tout maintenant, se trouvent en moi, nonobstant qu'elles ne s'accordent pas toujours avec ma volont?, ainsi peut-?tre qu'il y a en moi quelque facult? ou puissance propre ? produire ces id?es sans l'aide d'aucunes choses ext?rieures, bien qu'elle ne me soit pas encore connue; comme en effet il m'a toujours sembl? jusques ici que, lorsque je dors, elles se forment ainsi en moi sans l'aid? des objets qu'elles repr?sentent. [ E][L] 11. Et enfin, encore que je demeurasse d'accord qu'elles sont caus?es par ces objets, ce n'est pas une cons?quence n?cessaire qu'elles doivent leur ?tre semblables. Au contraire, j'ai souvent remarqu?, en beaucoup d'exemples, qu'il y avait une grande diff?rence entre l'objet et son id?e. Comme, par exemple, je trouve dans mon esprit deux id?es du soleil toutes diverses: l'une tire son origine des sens, et doit ?tre plac?e dans le genre de celles que j'ai dit ci-dessus venir de dehors, par laquelle il me para?t extr?mement petit; l'autre est prise des raisons de l'astronomie, c'est-?-dir? de certaines notions n?es avec moi, ou enfin est form?e par moi-m?me de quelque sorte que ce puisse ?tre par laquelle il me para?t plusieurs fois plus grand que toute la terre. Certes, ces deux id?es que je con?ois du soleil, ne peuvent pas ?tre toutes deux semblables au m?me soleil; et la raison me fait croire que celle qui vient imm?diatement de son apparence, est celle qui lui est le plus dissemblable. [E][ L] 12. Tout cela me fait assez conna?tre que jusques ? cette heure ce n'a point ?t? par un jugement certain et pr?m?dit?, mais seulement par une aveugle et t?m?raire impulsion, que j'ai cru qu'il y avait des choses hors de moi, et diff?rentes de mon ?tre, qui, par les organes de mes sens, ou par quelque autre moyen que ce puisse ?tre, envoyaient en moi leurs id?es ou images, et y imprimaient leurs ressemblances. [ E][L] 13. Mais il se pr?sente encore une autre voie pour rechercher si, entre les choses dont j'ai en moi les id?es, il y en a quelques-unes qui existent hors de moi. A savoir, si ces id?es sont prises en tant seulement que ce sont de certaines fa?ons de penser, je ne reconnais entre elles aucune diff?rence ou in?galit?, et toutes semblent proc?der de moi d'une m?me sorte; mais, les consid?rant comme des images, dont les unes repr?sentent une chose et les autres une autre, il est ?vident qu'elles sont fort diff?rentes les unes des autres. Car, en effet celles qui me repr?sentent des substances, sont sans doute quelque chose de plus, et contiennent en soi (pour ainsi parler) plus de r?alit? objective, c'est-?-dire participent par repr?sentation ? plus de degr?s d'?tre ou de perfection, que celles qui me repr?sentent seulement des modes ou accidents. De plus, celle par laquelle je con?ois un Dieu souverain, ?ternel, infini, immuable, tout connaissant, tout-puissant, et Cr?ateur universel de toutes les choses qui sont hors de lui; celle-l?, dis-je, a certainement en soi plus de r?alit? objective, que celles par qui les substances finies me sont repr?sent?es. [E][ L] 14. Maintenant, c'est une chose manifeste par la lumi?re naturelle, qu'il doit y avoir pour le moins autant de r?alit? dans la cause efficiente et totale que dans son effet: car d'o? est-ce que l'effet peut tirer sa r?alit? sinon de sa cause ? et comment cette cause la lui pourrait-elle communiquer, si elle ne l'avait en elle-m?me? Et de l? il suit, non seulement que le n?ant ne saurait produire aucune chose, mais aussi que ce qui est plus parfait, c'est-?-dire qui contient en soi plus de r?alit?, ne peut ?tre une suite et une d?pendance du moins parfait. Et cette v?rit? n'est pas seulement claire et ?vidente dans les effets qui ont cette r?alit? que les philosophes appellent actuelle ou formelle, mais aussi dans les id?es o? l'on consid?re seulement la r?alit? qu'ils nomment objective: par exemple, la pierre qui n'a point encore ?t?, non seulement ne peut pas maintenant commencer d'?tre, si elle n'est produite par une chose qui poss?de en soi formellement, ou ?minemment, tout ce qui entre en la composition de la pierre, c'est-?-dire qui contienne en soi les m?mes choses ou d'autres plus excellentes que celles qui sont dans la pierre; et la chaleur ne peut ?tre produite dans un sujet qui en ?tait auparavant priv?, si ce n'est par une chose qui soit d'un ordre, d'un degr? ou d'un genre au moins aussi parfait que la chaleur, et ainsi des autres. Mais encore, outre cela, l'id?e de la chaleur, ou de la pierre, ne peut pas ?tre en moi, si elle n'y a ?t? mise par quelque cause, qui contienne en soi pour le moins autant de r?alit?, que j'en con?ois dans la chaleur ou dans la pierre. Car encore que cette cause-l? ne transmette en mon id?e aucune chose de sa r?alit? actuelle ou formelle, on ne doit pas pour cela s'imaginer que cette cause doive ?tre moins r?elle; mais on doit savoir que toute id?e ?tant un ouvrage de l'esprit, sa nature est telle qu'elle ne demande de soi aucune autre r?alit? formelle, que celle qu'elle re?oit et emprunte de la pens?e ou de l'esprit, dont elle est seulement un mode, c'est-?-dire une mani?re ou fa?on de penser. Or, afin qu'une id?e contienne une telle r?alit? objec'tive plut?t qu'une autre, elle doit sans doute avoir cela de quelque cause, dans laquelle il se rencontre pour le moins autant de r?alit? formelle que cette id?e contient de r?alit? objective. Car si nous supposons qu'il se trouve quelque chose dans l'id?e, qui ne se rencontre pas dans sa cause, il faut donc qu'elle tienne cela du n?ant; mais, pour imparfaite que soit cette fa?on d'?tre, par laquelle une chose est objectivement ou par repr?sentation dans l'entendement par son id?e, certes on ne peut pas n?anmoins dire que cette fa?on et mani?re-l? ne soit rien, ni par cons?quent que cette id?e tire son origine du n?ant. [ E][L] 15. Je ne dois pas aussi douter qu'il ne soit n?cessaire que la r?alit? soit formellement dans les causes de mes id?es, quoique la r?alit? que je consid?re dans ces id?es soit seulement objective, ni penser qu'il suffit que cette r?alit? se rencontre objectivement dans leurs causes; car, tout ainsi que cette mani?re d'?tre objectivement appartient aux id?es, de leur propre nature, de m?me aussi la mani?re ou la fa?on d'?tre formellement appartient aux causes de ces id?es (? tout le moins aux premi?res et principales) de leur propre nature. Et encore qu'il puisse arriver qu'une id?e donne la naissance ? une autre id?e, cela ne peut pas toutefois ?tre ? l'infini, mais il faut ? la fin parvenir ? une premi?re id?e, dont la cause soit comme un patron ou un original, dans lequel toute la r?alit? ou perfection soit contenue formellement et en effet, qui se rencontre seulement objectivement ou par repr?sentation dans ces id?es. En sorte que la lumi?re naturelle me fait conna?tre ?videmment, que les id?es sont en moi comme des tableaux, ou des images, qui peuvent ? la v?rit? facilement d?choir de la perfection des choses dont elles ont ?t? tir?es, mais qui ne peuvent jamais rien contenir de plus grand ou de plus parfait. [ E][L] 16. Et d'autant plus longuement et soigneusement j'examine toutes ces choses, d'autant plus clairement et distinctement je connais qu'elles sont vraies. Mais enfin que conclurai-je de tout cela? C'est ? savoir que, si la r?alit? objective de quelqu'une de mes id?es est telle, que je connaisse clairement qu'elle n'est point en moi, ni formellement, ni ?minemment, et que par cons?quent je ne puis pas moi-m?me en ?tre la cause, il suit de l? n?cessairement que je ne suis pas seul dans le monde, mais qu'il y a encore quelque autre chose qui existe, et qui est la cause de cette id?e; au lieu que, s'il ne se rencontre point en moi de telle id?e, je n'aurai aucun argument qui me puisse convaincre et rendre certain de l'existence d'aucune autre chose que de moi-m?me; car je les ai tous soigneusement recherch?s, et je n'en ai pu trouver aucun autre jusqu'? pr?sent. [E][ L] 17. Or entre ces id?es, outre celle qui me repr?sente ? moi-m?me, de laquelle il ne peut y avoir ici aucune difficult?, il y en a une autre qui me repr?sente un Dieu, d'autres des choses corporelles et inanim?es, d'autres des anges, d'autres des animaux, et d'autres enfin qui me repr?sentent des hommes semblables ? moi. [E][ L] 18. Mais pour ce qui regarde les id?es qui me repr?sentent d'autres hommes, ou des animaux, ou des anges, je con?ois facilement qu'elles peuvent ?tre form?es par le m?lange et la composition des autres id?es que j'ai des choses corporelles et de Dieu, encore que hors de moi il n'y e?t point d'autres hommes dans le monde, ni aucuns animaux, ni aucuns anges. [ E][L] 19. Et pour ce qui regarde les id?es des choses corporelles, je n'y reconnais rien de si grand ni de si excellent, qui ne me semble pouvoir venir de moi-m?me; car, si je les consid?re de plus pr?s, et si je les examine de la m?me fa?on que j'examinais hier l'id?e de la cire, je trouve qu'il ne s'y rencontre que fort peu de chose que je con?oive clairement et distinctement: ? savoir, la grandeur ou bien l'extension en longueur, largeur et profondeur; la figure qui est form?e par les termes et les bornes de cette extension; la situation que les corps diversement figur?s gardent entre eux; et le mouvement ou le changement de cette situation; auxquelles on peut ajouter la substance, la dur?e, et le nombre. Quant aux autres choses, comme la lumi?re, les couleurs, les sons, les odeurs, les saveurs, la chaleur, le froid, et les autres qualit?s qui tombent sous l'attouchement, elles se rencontrent dans ma pens?e avec tant d'obscurit? et de confusion, que j'ignore m?me si elles sont v?ritables, ou fausses et seulement apparentes, c'est-?-dire si les id?es que je con?ois de ces qualit?s, sont en effet les id?es de quelques choses r?elles, ou bien si elles ne me r?presentent que des ?tres chim?riques, qui ne peuvent exister. Car, encore que j'aie remarqu? ci-devant, qu'il n'y a que dans les jugements que se puisse rencontrer la vraie et formelle fausset?, il se peut n?anmoins trouver dans les id?es une certaine fausset? mat?rielle, ? savoir, lorsqu'elles repr?sentent ce qui n'est rien comme si c'?tait quelque chose. Par exemple, les id?es que j'ai du froid et de la chaleur sont si peu claires et si peu distinctes, que par leur moyen je ne puis pas discerner si le froid est seulement une privation de la chaleur, ou la chaleur une privation du froid, ou bien si l'une et l'autre sont des qualit?s r?elles, ou si elles ne le sont pas; et d'autant que, les id?es ?tant comme des images, il n'y en peut avoir aucune qui ne nous semble repr?senter quelque chose, s'il est vrai de dire que le froid ne soit autre chose qu'une privation de la chaleur, l'id?e qui me le repr?sente comme quelque chose de r?el et de positif, ne sera pas mal ? propos appel?e fausse, et ainsi des autres semblables id?es; auxquelles certes il n'est pas n?cessaire que j'attribue d'autre auteur que moi-m?me. [ E][ L] 20. Car, si elles sont fausses, c'est-?-dire si elles repr?sentent des choses qui ne sont point, la lumi?re naturelle me fait conna?tre qu'elles proc?dent du n?ant, c'est-?-dire qu'elles ne sont en moi, que parce qu'il manque quelque chose ? ma nature, et qu'elIe n'est pas toute parfaite. Et si ces id?es sont vraies, n?anmoins, parce qu'elles me font para?tre si peu de r?alit?, que m?me je ne puis pas nettement discerner la chose repr?sent?e d'avec le non-?tre, je ne vois point de raison pourquoi elles ne puissent ?tre produites par moim?me, et que je n'en puisse ?tre l'auteur. [ E][L] 21. Quant aux id?es claires et distinctes que j'ai des choses corporelles, il y en a quelques-unes qu'il semble que j'ai pu tirer de l'id?e que j'ai de moi-m?me, comme celle que j'ai de la substance, de la dur?e, du nombre, et d'autres choses semblables. Car, lorsque je pense que la pierre est une substance, ou bien une chose qui de soi est capable d'exister, puis que je suis une substance, quoique je con?oive bien que je suis une chose qui pense et non ?tendue, et que la pierre au contraire est une chose ?tendue et qui ne pense point, et qu'ainsi entre ces deux conceptions il se rencontre une notable diff?rence, toutefois elles semblent convenir en ce qu'elles repr?sentent des substances. De m?me, quand je pense que je suis mainteniant, et que je me ressouviens outre cela d'avoir ?t? autrefois, et que je con?ois plusieurs diverses pens?es dont je connais le nombre, alors j'acquiers en moi les id?es de la dur?e et du nombre, lesquelles, par apr?s, je puis transf?rer ? toutes les autres choses que je voudrai. Pour ce qui est des autres qualit?s dont les id?es des choses corporelles sont compos?es, ? savoir, l'?tendue, la figure, la situation, et le mouvement de lieu, il est vrai qu'elles ne sont point formellement en moi, puisque je ne suis qu'une chose qui pense; mais parce que ce sont seulement de certains modes de la substance, et comme les v?tements sous lesquels la substance corporelle nous para?t, et que je suis aussi moi-m?me une substance, il semble qu'elles puissent ?tre contenues en moi ?minemment. [ E][L] 22. Partant il ne reste que la seule id?e de Dieu, dans laquelle il faut consid?rer s'il y a quelque chose qui n'ait pu venir de moi-m?me. Par le nom de Dieu j'entends une substance infinie, ?ternelle, immuable, ind?pendante, toute connaissante, toute-puissante, et par laquelle moi-m?me, et toutes les autres choses qui sont (s'il est vrai qu'il y en ait qui existent) ont ?t? cr??es et produites. Or ces avantages sont si grands et si ?minents, que plus attentivement je les consid?re, et moins je me persuade que l'id?e que j'en ai puisse tirer son origine de moi seul. Et par cons?quent il faut n?cessairement conclure de tout ce que j'ai dit auparavant, que Dieu existe. [E][ L] 23. Car, encore que l'id?e de la substance soit en moi, de cela m?me que je suis une substance, je n'aurais pas n?anmoins l'id?e d'une substance infinie, moi qui suis un ?tre fini, si elle n'avait ?t? mise en moi par quelque substance qui f?t v?ritablement infinie. [ E][L] 24. Et je ne me dois pas imaginer que je ne con?ois pas l'infini par une v?ritable id?e, mais seulement par la n?gation de ce qui est fini, de m?me que je comprends le repos et les t?n?bres par la n?gation du mouvement et de la lumi?re: puisque au contraire je vois manifestement qu'il se rencontre plus de r?alit? dans la substance infinie que dans la substance finie, et partant que j'ai en quelque fa?on premi?rement en moi la notion de l'infini, que du fini, c'est-?-dire de Dieu, que de moi-m?me. Car comment serait-il possible que je pusse conna?tre que je doute et que je d?sire, c'est-?-dire qu'il me manque quelque chose et que je ne suis pas tout parfait, si je n'avais en moi aucune id?e d'un ?tre plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je conna?trais les d?fauts de ma nature ? [ E][L] 25. Et l'on ne peut pas dire que peut-?tre cette id?e de Dieu est mat?riellement fausse, et que par cons?quent je la puis tenir du n?ant, c'est-?-dire qu'elle peut ?tre en moi pour ce que j'ai du d?faut, comme j'ai dit ci-devant des id?es de la chaleur et du froid, et d'autres choses semblables: car, au contraire, cette id?e ?tant fort claire et fort distincte, et contenant en soi plus de r?alit? objective qu'aucune autre, il n'y en a point qui soit de soi plus vraie, ni qui puisse ?tre moins soup?onn?e d'erreur et de fausset?. L'id?e, dis-je, de cet ?tre souverainement parfait et infini est enti?rement vraie; car, encore que peut-?tre l'on puisse feindre qu'un tel ?tre n'existe point, on ne peut pas feindre n?anmoins que son id?e ne me repr?sente rien de r?el, comme j'ai tant?t dit de l'id?e du froid. Cette m?me id?e est aussi fort claire et fort distincte, puisque tout ce que mon esprit con?oit clairement et distinctement de r?el et de vrai, et qui contient en soi quelque perfection, est contenu et renferm? tout entier dans cette id?e. Et ceci ne laisse pas d'?tre vrai, encore que je ne comprenne pas l'infini, ou m?me qu'il se rencontre en Dieu une infinit? de choses que je ne puis comprendre, ni peut-?tre aussi atteindre aucunement par la pens?e: car il est de la nature de l'infini, que ma nature, qui est finie et born?e, ne le puisse comprendre; et il suffit que je con?oive bien cela, et que je juge que toutes les choses que je con?ois clairement, et dans lesquelles je sais qu'il y a quelque perfection, et peut-?tre aussi une infinit? d'autres que j'ignore, sont en Dieu formellement ou ?minemment, afin que l'id?e que j'en ai soit la plus vraie, la plus claire et la plus distincte de toutes celles qui sont en mon esprit. [ E][ L] 26. Mais peut-?tre aussi que je suis quelque chose de plus que je ne m'imagine, et que toutes les perfections que j'attribue ? la nature d'un Dieu, sont en quelque fa?on en moi en puissance, quoiqu'elles ne se produisent pas encore, et ne se fassent point para?tre par leurs actions. En effet j'exp?rimente d?j? que ma connaissance s'augmente et se perfectionne peu ? peu, et je ne vois rien qui la puisse emp?cher de s'augmenter de plus en plus jusques ? l'infini; puis, ?tant ainsi accrue et perfectionn?e, je ne vois rien qui emp?che que je ne puisse m'acqu?rir par son moyen toutes les autres perfections de la nature divine; et enfin il semble que la puissance que j'ai pour l'acquisition de ces perfections, si elle est en moi, peut ?tre capable d'y imprimer et d'y introduire leurs id?es. [ E][ L] 27. Toutefois, en y regardant un peu de pr?s, je reconnais que cela ne peut ?tre; car, premi?rement, encore qu'il f?t vrai que ma connaissance acqu?t tous les jours de nouveaux degr?s de perfection, et qu'il y e?t en ma nature beaucoup de choses en puissance, qui n'y sont pas encore actuellement, toutefois tous ces avantages n'appartiennent et n'approchent en aucune sorte de l'id?e que j'ai de la Divinit?, dans laquelle rien ne se rencontre seulement en puissance, mais tout y est actuellement et en effet. Et m?me n'est-ce pas un argument infaillible et tr?s certain d'imperfection en ma connaissance, de ce qu'elle s'accro?t peu ? peu, et qu'elle s'augmente par degr?s ? Davantage, encore que ma connaissance s'augment?t de plus en plus, n?anmoins je ne laisse pas de concevoir qu'elle ne saurait ?tre actuellement infinie, puisqu'elle n'arrivera jamais ? un si haut point de perfection, qu'elle ne soit encore capable d'acqu?rir quelque plus grand accroissement. Mais je con?ois Dieu actuellement infini en un si haut degr?, qu'il ne se peut rien ajouter ? la souveraine perfection qu'il poss?de. Et enfin je comprends fort bien que l'?tre objectif d'une id?e ne peut ?tre produit par un ?tre qui existe seulement en puissance, lequel ? proprement parler n'est rien, mais seulement par un ?tre formel ou actuel. [E][ L] 28. Et certes je ne vois rien en tout ce que je viens de dire, qui ne soit tr?s ais? ? conna?tre par la lumi?re naturelle ? tous ceux qui voudront y penser soigneusement; mais lorsque je rel?che quelque chose de mon attention, mon esprit se trouvant obscurci et comme aveugl? par les images des choses sensibles, ne se ressouvient pas facilement de la raison pourquoi l'id?e que j'ai d'un ?tre plus parfait que le mien, doit n?cessairement avoir ?t? mise en moi par un ?tre qui soit en effet plus parfait. C'est pourquoi je veux ici passer outre, et consid?rer si moi-m?me, qui ai cette id?e de Dieu, je pourrais ?tre, en cas qu'il n'y e?t point de Dieu.[ E][L] 29. Et je demande, de qui aurais-je mon existence ? Peut-?tre de moi-m?me, ou de mes parents, ou bien de quelques autres causes moins parfaites que Dieu; car on ne se peut rien imaginer de plus parfait, ni m?me d'?gal ? lui. [ E][L] 30. Or, si j'?tais ind?pendant de tout autre, et que je fusse moi-m?me l'auteur de mon ?tre, certes je ne douterais d'aucune chose, je ne concevrais plus de d?sirs, et enfin il ne me manquerait aucune perfection; car je me serais donn? ? moi-m?me toutes celles dont j'ai en moi quelque id?e, et ainsi je serais Dieu. Et je ne me dois point imaginer que les choses qui me manquent sont peut-?tre plus difficiles ? acqu?rir, que celles dont je suis d?j? en possession; car au contraire il est tr?s certain, qu'il a ?t? beaucoup plus difficile, que moi, c'est-?-dire une chose ou une substance qui pense, soit sorti du n?ant, qu'il ne me serait d'acqu?rir les lumi?res et les connaissances de plusieurs choses que j'ignore, et qui ne sont que des accidents de cette substance. Et ainsi sans difficult?, si je m'?tais moi-m?me donn? ce plus que je viens de dire, c'est-?-dire si j'?tais l'auteur de ma naissance et de mon existence, je ne me serais pas priv? au moins des choses qui sont de plus facile acquisition, ? savoir, de beaucoup de connaissances dont ma nature est d?nu?e; je ne me serais pas priv? non plus d'aucune des choses qui sont contenues dans l'id?e que je con?ois de Dieu, parce qu'il n'y en a aucune qui me semble de plus difficile acquisition; et s'il y en avait quelqu'une, certes elle me para?trait telle (suppos? que j'eusse de moi toutes les autres choses que je poss?de), puisque j'exp?rimenterais que ma puissance s'y terminerait, et ne serait pas capable d'y arriver. [ E][ L] 31. Et encore que je puisse supposer que peut-?tre j'ai toujours ?t? comme je suis maintenant, je ne saurais pas pour cela ?viter la force de ce raisonnement, et ne laisse pas de conna?tre qu'il est n?cessaire que Dieu soit l'auteur de mon existence. Car tout le temps de ma vie peut ?tre divis? en une infinit? de parties, chacune desquelles ne d?pend en aucune fa?on des autres; et ainsi, de ce qu'un peu auparavant j'ai ?t?, il ne s'ensuit pas que je doive maintenant ?tre, si ce n'est qu'en ce moment quelque cause me produise et me cr?e, pour ainsi dire, derechef, c'est-?-dire me conserve. En effet c'est une chose bien claire et bien ?vidente (? tous ceux qui consid?reront avec attention la nature du temps), qu'une substance, pour ?tre conserv?e dans tous les moments qu'elle dure, a besoin du m?me pouvoir et de la m?me action, qui serait n?cessaire pour la produire et la cr?er tout de nouveau, si elle n'?tait point encore. En sorte que la lumi?re naturelle nous fait voir clairement, que la conservation et la cr?ation ne diff?rent qu'au regard de notre fa?on de penser, et non point en effet. [ E][ L] 32. Il faut donc seulement ici que je m'interroge moi-m?me, pour savoir si je poss?de quelque pouvoir et quelque vertu, qui soit capable de faire en sorte que moi, qui suis maintenant, sois encore ? l'avenir: car, puisque je ne suis qu'une chose qui pense (ou du moins puisqu'il ne s'agit encore jusques ici pr?cis?ment que de cette partie-l? de moi-m?me), si une telle puissance r?sidait en moi, certes je devrais ? tout le moins le penser, et en avoir connaissance; mais je n'en ressens aucune dans moi, et par l? je connais ?videmment que je d?pends de quelque ?tre diff?rent de moi. [E][ L] 33. Peut-?tre aussi que cet ?tre-l?, duquel je d?pends, n'est pas ce que j'appelle Dieu, et que je suis produit, ou par mes parents, ou par quelques autres causes moins parfaites que lui ? Tant s'en faut, cela ne peut ?tre ainsi. Car, comme j'ai d?j? dit auparavant, c'est une chose tr?s ?vidente qu'il doit y avoir au moins autant de r?alit? dans la cause que dans son effet. Et partant, puisque je suis une chose qui pense, et qui ai en moi quelque id?e de Dieu, quelle que soit enfin la cause que l'on attribue ? ma nature, il faut n?cessairement avouer qu'elle doit pareillement ?tre une chose qui pense, et poss?der en soi l'id?e de toutes les perfections que j'attribue ? la nature Divine. Puis l'on peut derechef rechercher si cette cause tient son origine et son existence de soi-m?me, ou de quelque autre chose. Car si elle la tient de soi-m?me, il s'ensuit, par les raisons que j'ai ci-devant all?gu?es, qu'elle-m?me doit ?tre Dieu; puisque ayant la vertu d'?tre et d'exister par soi, elle doit aussi avoir sans doute la puissance de poss?der actuellement toutes les perfections dont elle con?oit les id?es, c'est-?-dire toutes celles que je con?ois ?tre en Dieu. Que si elle tient son existence de quelque autre cause que de soi, on demandera derechef, par la m?me raison, de cette seconde cause, si elle est par soi, ou par autrui, jusques ? ce que de degr?s en degr?s on parvienne enfin ? une derni?re cause qui se trouvera ?tre Dieu. [ E][L] 34. Et il est tr?s manifeste qu'en cela il ne peut y avoir de progr?s ? l'infini, vu qu'il ne s'agit pas tant ici de la cause qui m'a produit autrefois, comme de celle qui me conserve pr?sentement. [E][ L] 35. On ne peut pas feindre aussi que peut-?tre plusieurs causes ont ensemble concouru en partie ? ma production, et que de l'une j'ai re?u l'id?e d'une des perfections que j'attribue ? Dieu, et d'une autre l'id?e de quelque autre, en sorte que toutes ces perfections se trouvent bien ? la v?rit? quelque part dans l'Univers, mais ne se rencontrent pas toutes jointes et assembl?es dans une seule qui soit Dieu. Car, au contraire, l'unit?, la simplicit?, ou l'ins?parabilit? de toutes les choses qui sont en Dieu, est une des principales perfections que je con?ois ?tre en lui; et certes l'id?e de cette unit? et assemblage de toutes les perfections de Dieu, n'a pu ?tre mise en moi par aucune cause, de qui je n'aie point aussi re?u les id?es de toutes les autres perfections. Car elle ne peut pas me les avoir fait comprendre ensemblement jointes et ins?parables, sans avoir fait en sorte en m?me temps que je susse ce qu'elles ?taient, et que je les connusse toutes en quelque fa?on. [ E][L] 36. Pour ce qui regarde mes parents, desquels il semble que je tire ma naissance, encore que tout ce que j'en ai jamais pu croire soit v?ritable, cela ne fait pas toutefois que ce soit eux qui me conservent, ni qui m'aient fait et produit en tant que je suis une chose qui pense, puisqu'ils ont seulement mis quelques dispositions dans cette mati?re, en laquelle je juge que moi, c'est-?-dire mon esprit, lequel seul je prends maintenant pour moi-m?me, se trouve renferm?; et partant il ne peut y avoir ici ? leur ?gard aucune difficult?, mais il faut n?cessairement conclure que, de cela seul que j'existe, et que l'id?e d'un ?tre souverainement parfait (c'est-?-dire de Dieu) est en moi , l' existence de Dieu est tr?s ?videmment d?montr?e. [ E][L] 37. Il me reste seulement ? examiner de quelle fa?on j'ai acquis cette id?e. Car je ne l'ai pas re?ue par les sens, et jamais elle ne s'est offerte ? moi contre mon attente, ainsi que font les id?es des choses sensibles, lorsque ces choses se pr?sentent ou semblent se pr?senter aux organes ext?rieurs de mes sens. Elle n'est pas aussi une pure production ou fiction de mon esprit; car il n'est pas en mon pouvoir d'y diminuer ni d'y ajouter aucune chose. Et par cons?quent il ne reste plus autre chose ? dire, sinon que, comme l'id?e de moi-m?me, elle est n?e et produite avec moi d?s lors que j'ai ?t? cr??. [ E][ L] 38. Et certes on ne doit pas trouver ?trange que Dieu, en me cr?ant, ait mis en moi cette id?e pour ?tre comme la marque de l'ouvrier empreinte sur son ouvrage; et il n'est pas aussi n?cessaire que cette marque soit quelque chose de diff?rent de ce m?me ouvrage. Mais de cela seul que Dieu m'a cr??, il est fort croyable qu'il m'a en quelque fa?on produit ? son image et semblance, et que je con?ois cette ressemblance (dans laquelle l'id?e de Dieu se trouve contenue) par la m?me facult? par laquelle je me con?ois moi-m?me; c'est-?-dire que, lorsque je fais r?flexion sur moi, non seulement je connais que je suis une chose imparfaite, incompl?te, et d?pendante d'autrui, qui tend et qui aspire sans cesse ? quelque chose de meilleur et de plus grand que je ne suis, mais je connais aussi, en m?me temps, que celui duquel je d?pends, poss?de en soi toutes ces grandes choses auxquelles j'aspire, et dont je trouve en moi les id?es, non pas ind?finiment et seulement en puissance, mais qu'il en jouit en effet, actuellement et infiniment et, ainsi qu'il est Dieu. Et toute la force de l'argument dont j'ai ici us? pour prouver l'existence de Dieu consiste en ce que je reconnais qu'il ne serait pas possible que ma nature f?t telle qu'elle est, c'est-?-dire que j'eusse en moi l'id?e d'un Dieu, si Dieu n'existait v?ritablement; ce m?me Dieu, dis-je, duquel l'id?e est en moi, c'est-?-dire qui poss?de toutes ces hautes perfections, dont notre esprit peut bien avoir quelque id?e sans pourtant les comprendre toutes, qui n'est sujet ? aucuns d?fauts, et qui n'a rien de toutes les choses qui marquent quelque imperfection. D'o? il est assez ?vident qu'il ne peut ?tre trompeur, puisque la lumi?re naturelle nous enseigne que la tromperie d?pend n?cessairement de quelque d?faut. [ E][L] 39. Mais, auparavant que j'examine cela plus soigneusement, et que je passe ? la consid?ration des autres v?rit?s que l'on en peut recueillir, il me semble tr?s ? propos de m'arr?ter quelque temps ? la contemplation de ce Dieu tout parfait, de peser tout ? loisir ses merveilleux attributs, de consid?rer, d'admirer et d'adorer l'incomparable beaut? de cette immense lumi?re, au moins autant que la force de mon esprit, qui en demeure en quelque sorte ?bloui, me le pourra permettre. Car, comme la foi nous apprend que la souveraine f?licit? de l'autre vie ne consiste que dans cette contemplation de la Majest? divine, ainsi exp?rimenterons-nous d?s maintenant, qu'une semblable m?ditation, quoique incomparablement moins parfaite, nous fait jouir du plus grand contentement que nous soyons capables de ressentir en cette vie. [ E][ L] M?ditation Quatri?me Du vrai et du faux 1. JE me suis tellement accoutum? ces jours pass?s ? d?tacher mon esprit des sens, et j'ai si exactement remarqu? qu'il y a fort peu de choses que l'on connaisse avec certitude touchant les choses corporelles, qu'il y en a beaucoup plus qui nous sont connues touchant l'esprit humain, et beaucoup plus encore de Dieu m?me, que maintenant je d?tournerai sans aucune difficult? ma pens?e de la consid?ration des choses sensibles ou imaginables, pour la porter ? celles qui, ?tant d?gag?es de toute mati?re, sont purement intelligibles. Et certes l'id?e que j'ai de l'esprit humain, en tant qu'il est une chose qui pense, et non ?tendue en longueur, largeur et profondeur, et qui ne participe ? rien de ce qui appartient au corps, est incomparablement plus distincte que l' id?e d' aucune chose corporelle. Et lorsque je consid?re que je doute, c'est-?-dire que je suis une chose incompl?te et d?pendante, l'id?e d'un ?tre complet et ind?pendant, c'est-?-dire de Dieu, se pr?sente ? mon esprit avec tant de distinction et de clart?; et de cela seul que cette id?e se retrouve en moi, ou bien que je suis ou existe, moi qui poss?de cette id?e, je conclus si ?videmment l'existence de Dieu, et que la mienne d?pend enti?rement de lui en tous les moments de ma vie, que je ne pense pas que l'esprit humain puisse rien conna?tre avec plus d'?vidence et de certitude. Et d?j? il me semble que je d?couvre un chemin qui nous conduira de cette contemplation du vrai Dieu (dans lequel tous les tr?sors de la science et de la sagesse sont renferm?s) ? la connaissance des autres choses de l'Univers. [ E][ L] 2. Car, premi?rement, je reconnais qu'il est impossible que jamais il me trompe, puisqu'en toute fraude et tromperie il se rencontre quelque sorte d'imperfection. Et quoiqu'il semble que pouvoir tromper soit une marque de subtilit?, ou de puissance, toutefois vouloir tromper t?moigne sans doute de la faiblesse ou de la malice. Et, partant, cela ne peut se rencontrer en Dieu. .[ E][ L] 3. En apr?s j'exp?rimente en moi-m?me une certaine puissance de juger, laquelle sans doute j'ai re?ue de Dieu, de m?me que tout le reste des choses que je poss?de; et comme il ne voudrait pas m'abuser, il est certain qu'il ne me l'a pas donn?e telle que je puisse jamais faillir, lorsque j'en userai comme il faut [ E][ L] 4. Et il ne resterait aucun doute de cette v?rit?, si l'on n'en pouvait, ce semble, tirer cette cons?quence, qu'ainsi donc je ne me suis jamais tromp?; car, si je tiens de Dieu tout ce que je poss?de, et s'il ne m'a point donn? de puissance pour faillir, il semble que je ne me doive jamais abuser. Et de vrai, lorsque je ne pense qu'? Dieu, je ne d?couvre en moi aucune cause d'erreur ou de fausset?; mais puis apr?s, revenant ? moi, l'exp?rience me fait conna?tre que je suis n?anmoins sujet ? une infinit? d'erreurs, desquelles recherchant la cause de plus pr?s, je remarque qu'il ne se pr?sente pas seulement ? ma pens?e une rcelle et positive id?e de Dieu, ou bien d'un ?tre souverainement parfait, mais aussi, pour ainsi parler, une certaine id?e n?gative du n?ant, c'est-?-dire de ce qui est infiniment ?loign? de toute sorte de perfection; et que je suis comme un milieu entre Dieu et le n?ant, c'est-?-dire plac? de telle sorte entre le souverain ?tre et le non-?tre, qu'il ne se rencontre, de vrai, rien en moi qui me puisse conduire dans l'erreur, en tant qu'un souverain ?tre m'a produit; mais que, si je me consid?re comme participant en quelque fa?on du n?ant ou du non-?tre, c'est-?-dire en tant que je ne suis pas moi-m?me le souverain ?tre, je me trouve expos? ? une infinit? de manquements, de fa?on que je ne me dois pas ?tonner si je me trompe. Ainsi je connais que l'erreur, en tant que telle, n'est pas quelque chose de r?el qui d?pende de Dieu, mais que c'est seulement un d?faut; et partant, que je n'ai pas besoin pour faillir de quelque puissance qui m'ait ?t? donn?e de Dieu particuli?rement pour cet effet, mais qu'il arrive que je me trompe, de ce que la puissance que Dieu m'a donn?e pour discerner le vrai d'avec le faux, n'est pas en moi infinie.[ E][ L] 5. Toutefois cela ne me satisfait pas encore tout ? fait; car l'erreur n'est pas une pure n?gation, c'est-?-dire, n'est pas le simple d?faut ou manquement de quelque perfection qui ne m'est point due, mais plut?t est une privation de quelque connaissance qu'il semble que je devrais poss?der. Et consid?rant la nature de Dieu il ne me semble pas possible qu'il m'ait donn? quelque facult? qui soit imparfaite en son genre, c'est-?-dire qui manque de quelque perfection qui lui soit due; car s'il est vrai que plus l'artisan est expert, plus les ouvrages qui sortent de ses mains sont parfaits et accomplis, quel ?tre nous imaginerions-nous avoir ?t? produit par ce souverain Cr?ateur de toutes choses, qui ne soit parfait et enti?rement achev? en toutes ses parties ? Et certes il n'y a point de doute que Dieu n'ait pu me cr?er tel que je ne me pusse jamais tromper, il est certain aussi qu'il veut toujours ce qui est le meilleur: m'est-il donc plus avantageux de faillir, que de ne point faillir? [ E][ L] 6. Consid?rant cela avec plus d'attention, il me vient d'abord en la pens?e que je ne me dois point ?tonner, si mon intelligence n'est pas capable de comprendre pourquoi Dieu fait ce qu'il fait, et qu'ainsi je n'ai aucune raison de douter de son existence, de ce que peut-?tre je vois par exp?rience beaucoup d'autres choses, sans pouvoir comprendre pour quelle raison ni comment Dieu les a produites. Car, sachant d?j? que ma nature est extr?mement faible et limit?e, et au contraire que celle de Dieu est immense, incompr?hensible, et infinie, je n'ai plus de peine ? reconna?tre qu'il y a une infinit? de choses en sa puissance, desquelles les causes surpassent la port?e de mon esprit. Et cette seule raison est suffisante pour me persuader que tout ce genre de causes, qu'on a coutume de tirer de la fin, n'est d'aucun usage dans les choses physiques, ou naturelles; car il ne me semble pas que je puisse sans t?m?rit? rechercher et entreprendre de d?couvrir les fins imp?n?trables de Dieu.[ E][ L] 7. De plus il me tombe encore en l'esprit, qu'on ne doit pas consid?rer une seule cr?ature s?par?ment, lorsqu'on recherche si les ouvrages de Dieu sont parfaits, mais g?n?ralement toutes les cr?atures ensemble. Car la m?me chose qui pourrait peut-?tre avec quelque sorte de raison sembler fort imparfaite, si elle ?tait toute seule, se rencontre tr?s parfaite en sa nature, si elle est regard?e comme partie de tout cet Univers. Et quoique, depuis que j'ai fait dessein de douter de toutes choses, je n'ai connu certainement que mon existence et celle de Dieu, toutefois aussi, depuis que j'ai reconnu l'infinie puissance de Dieu, je ne saurais nier qu'il n'ait produit beaucoup d'autres choses, ou du moins qu'il n'en puisse produire, en sorte que j'existe et sois plac? dans le monde, comme faisant partie de l'universalit? de tous les ?tres.[ E][ L] 8. En suite de quoi, me regardant de plus pr?s, et consid?rant quelles sont mes erreurs (lesquelles seules t?moignent qu'il y a en moi de l'imperfection), je trouve qu'elles d?pendent du concours de deux causes, ? savoir, de la puissance de conna?tre qui est en moi, et de la puissance d'?lire, ou bien de mon libre arbitre: c'est-?-dire, de mon entendement, et ensemble de ma volont?. Car par l'entendement seul je n'assure ni ne nie aucune chose, mais je con?ois seulement les id?es des choses, que je puis assurer ou nier. Or, en le consid?rant ainsi pr?cis?ment, on peut dire qu'il ne se trouve jamais en lui aucune erreur, pourvu qu'on prenne le mot d'erreur en sa propre signification. Et encore qu'il y ait peut-?tre une infinit? de choses dans le monde, dont je n'ai aucune id?e en mon entendement, on ne peut pas dire pour cela qu'il soit priv? de ces id?es, comme de quelque chose qui soit due ? sa nature, mais seulement qu'iI ne les a pas; parce qu'en effet il n'y a aucune raison qui puisse prouver que Dieu ait d? me donner une plus grande et plus ample facult? de conna?tre, que celle qu'il m'a donn?e; et, quelque adroit et savant ouvrier que je me le repr?sente, je ne dois pas pour cela penser qu'il ait d? mettre dans chacun de ses ouvrages toutes les perfections qu'il peut mettre dans quelques-uns. Je ne puis pas aussi me plaindre que Dieu ne m'a pas donn? un libre arbitre, ou une volont? assez ample et parfaite, puisqu'en effet je l'exp?rimente si vague et si ?tendue, qu'elle n'est renferm?e dans aucunes bornes. Et ce qui me semble bien remarquable en cet endroit, est que, de toutes les autres choses qui sont en moi, il n'y en a aucune si parfaite et si ?tendue, que je ne reconnaisse bien qu'elle pourrait ?tre encore plus grande et plus parfaite. Car, par exemple, si je consid?re la facult? de concevoir qui est en moi, je trouve qu'elle est d'une fort petite ?tendue, et grandement limit?e, et tout ensemble je me repr?sente l'id?e d'une autre facult? beaucoup plus ample, et m?me infinie; et de cela seul que je puis me repr?senter son id?e, je connais sans difficult? qu'elle appartient ? la nature de Dieu. En m?me fa?on, si j'examine la m?moire, ou l'imagination, ou quelque autre puissance, je n'en trouve aucune qui ne soit en moi tr?s petite et born?e, et qui en Dieu ne soit immense et infinie. Il n'y a que la seule volont?, que j'exp?rimente en moi ?tre si grande, que je ne con?ois point l'id?e d'aucune autre plus ample et plus ?tendue: en sorte que c'est elle principalement qui me fait conna?tre que je porte l'image et la ressemblance de Dieu. Car, encore qu'elle soit incomparablement plus grande dans Dieu, que dans moi, soit ? raison de la connaissance et de la puissance, qui s'y trouvant jointes la rendent plus ferme et plus efficace, soit ? raison de l'objet, d'autant qu'elle se porte et s'?tend infiniment ? plus de choses; elle ne me semble pas toutefois plus grande, si je la consid?re formellement et pr?cis?ment en elle-m?me. Car elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas (c'est-?-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir), ou plut?t seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l'entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu'aucune force ext?rieure nous y contraigne. Car, afin que je sois libre, il n'est pas n?cessaire que je sois indiff?rent ? choisir l'un ou l'autre des deux contraires; mais plut?t, d'autant plus que je penche vers l'un, soit que je connaisse ?videmment que le bien et le vrai s'y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l'int?rieur de ma pens?e, d' autant plus librement j'en fais choix et je l'embrasse. Et certes la gr?ce divine et la connaissance naturelle, bien loin de diminuer ma libert?, l'augmentent plut?t, et la fortifient. De fa?on que cette indiff?rence que je sens, lorsque je ne suis point emport? vers un c?t? plut?t que vers un autre par le poids d'aucune raison, est le plus bas degr? de la libert?, et fait plut?t para?tre un d?faut dans la connaissance, qu'une perfection dans la volont?, car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de d?lib?rer quel jugement et quel choix je devrais faire; et ainsi je serais enti?rement libre, sans jamais ?tre indiff?rent.[E][ L] 9. De tout ceci je reconnais que ni la puissance de vouloir, laquelle j'ai re?ue de Dieu, n'est point d'elle-m?me la cause de mes erreurs, car elle est tr?s ample et tr?s parfaite en son esp?ce; ni aussi la puissance d'entendre ou de concevoir: car ne concevant rien que par le moyen de cette puissance que Dieu m'a donn?e pour concevoir, sans doute que tout ce que je con?ois, je le con?ois comme il faut, et il n'est pas possible qu'en cela je me trompe. D'o? est-ce donc que naissent mes erreurs ? C'est ? savoir, de cela seul que, la volont? ?tant beaucoup plus ample et plus ?tendue que l'entendement, je ne la contiens pas dans les m?mes limites, mais que je l'?tends aussi aux choses que je n'entends pas; auxquelles ?tant de soi indiff?rente, elle s'?gare fort ais?ment, et choisit le mal pour le bien, ou le faux pour le vrai. Ce qui fait que je me trompe et que je p?che.[ E][ L] 10. Par exemple, examinant ces jours pass?s si quelque chose existait dans le monde, et connaissant que, de cela seul que j'examinais cette question, il suivait tr?s ?videmment que j'existais moi-m?me, je ne pouvais pas m'emp?cher de juger qu'une chose que je concevais si clairement ?tait vraie, non que je m'y trouvasse forc? par aucune cause ext?rieure, mais seulement, parce que d'une grande clart? qui ?tait en mon entendement, a suivi une grande inclination en ma volont?; et je me suis port? ? croire avec d'autant plus de libert?, que je me suis trouv? avec moins d'indiff?rence. Au contraire, ? pr?sent je ne connais pas seulement que j'existe, en tant que je suis quelque chose qui pense, mais il se pr?sente aussi ? mon esprit une certaine id?e de la nature corporelle: ce qui fait que je doute si cette nature qui pense, qui est en moi, ou plut?t par laquelle je suis ce que je suis, est diff?rente de cette nature corporelle, ou bien si toutes deux ne sont qu'une m?me chose. Et je suppose ici que je ne connais encore aucune raison, qui me persuade plut?t l'un que l'autre: d'o? il suit que je suis enti?rement indiff?rent ? le nier, ou ? l'assurer, ou bien m?me ? m'abstenir d'en donner aucun jugement.[ E][ L] 11. Et cette indiff?rence ne s'?tend pas seulement aux choses dont l'entendement n'a aucune connaissance, mais g?n?ralement aussi ? toutes celles qu'il ne d?couvre pas avec une parfaite clart?, au moment que la volont? en d?lib?re; car, pour probables que soient les conjectures qui me rendent enclin ? juger quelque chose, la seule connaissance que j'ai que ce ne sont que des conjectures, et non des raisons certaines et indubitables, suffit pour me donner occasion de juger le contraire. Ce que j'ai suffisamment exp?riment? ces jours pass?s lorsque j'ai pos? pour faux tout ce que j'avais tenu auparavant pour tr?s v?ritable, pour cela seul que j'ai remarqu? que l'on en pouvait douter en quelque sorte.[ E][ L] 12. Or si je m'abstiens de donner mon jugement sur une chose, lorsque je ne la con?ois pas avec assez de clart? et de distinction, il est ?vident que j'en use fort bien, et que je ne suis point tromp?; mais si je me d?termine ? la nier, ou assurer, alors je ne me sers plus comme je dois de mon libre arbitre; et si j'assure ce qui n'est pas vrai, il est ?vident que je me trompe, m?me aussi, encore que je juge selon la v?rit?, cela n'arrive que par hasard, et je ne laisse pas de faillir, et d'user mal de mon libre arbitre; car la lumi?re naturelle nous enseigne que la connaissance de l'entendement doit toujours pr?c?der la d?termination de la volont?. Et c'est dans ce mauvais usage du libre arbitre, que se rencontre la privation qui constitue la forme de l'erreur. La privation, dis-je, se rencontre dans l'op?ration, en tant qu'elle proc?de de moi; mais elle ne se trouve pas dans la puissance que j'ai re?ue de Dieu, ni m?me dans l'op?ration, en tant qu'elle d?pend de lui.[ E][ L] 13. Car je n'ai certes aucun sujet de me plaindre, de ce que Dieu ne m'a pas donn? une intelligence plus capable, ou une lumi?re naturelle plus grande que celle que je tiens de lui, puisqu'en effet il est du propre de l'entendement fini, de ne pas comprendre une infinit? de choses, et du propre d'un entendement cr?? d'?tre fini: mais j'ai tout sujet de lui rendre gr?ces, de ce que, ne m'ayant jamais rien d?, il m'a n?anmoins donn? tout le peu de perfections qui est en moi; bien loin de concevoir des sentiments si injustes que de m'imaginer qu'il m'ait ?t? ou retenu injustement les autres perfections qu'il ne m'a point donn?es.[ E][ L] 14. Je n'ai pas aussi sujet de me plaindre, de ce qu'il m'a donn? une volont? plus ?tendue que l'entendement, puisque, la volont? ne consistant qu'en une seule chose, et son sujet ?tant comme indivisible, il semble que sa nature est telle qu'on ne lui saurait rien ?ter sans la d?truire; et certes plus elle se trouve ?tre grande, et plus j'ai ? remercier la bont? de celui qui me l'a donn?e. [ E][ L] 15. Et enfin je ne dois pas aussi me plaindre, de ce que Dieu concourt avec moi pour former les actes de cette volont?, c'est-?-dire les jugements dans lesquels je me trompe, parce que ces actes-l? sont enti?rement vrais, et absolument bons, en tant qu'ils d?pendent de Dieu; et il y a en quelque sorte plus de perfection en ma nature, de ce que je les puis former, que si je ne le pouvais pas. Pour la privation, dans laquelle seule consiste la raison formelle de l'erreur et du p?ch?, elle n'a besoin d'aucun concours de Dieu, puisque ce n'est pas une chose ou un ?tre, et que, si on la rapporte ? Dieu comme ? sa cause, elle ne doit pas ?tre nomm?e privation, mais seulement n?gation, selon la signification qu'on donne ? ces mots dans l'?cole. Car en effet ce n'est point une imperfection en Dieu, de ce qu'il m'a donn? la libert? de donner mon jugement, ou de ne le pas donner, sur certaines choses dont il n'a pas mis une claire et distincte connaissance en mon entendement; mais sans doute c'est en moi une imperfection, de ce que je n'en use pas bien, et que je donne t?m?rairement mon jugement, sur des choses que je ne con?ois qu'avec obscurit? et confusion. Je vois n?anmoins qu'il ?tait ais? ? Dieu de faire en sorte que je ne me trompasse jamais, quoique je demeurasse libre, et d'une connaissance born?e, ? savoir, en donnant ? mon entendement une claire et distincte intelligence de toutes les choses dont je devais jamais d?lib?rer, ou bien seulement s'il e?t si profond?ment grav? dans ma m?moire la r?solution de ne juger jamais d'aucune chose sans la concevoir clairement et distinctement, que je ne la pusse jamais oublier. Et je remarque bien qu'en tant que je me consid?re tout seul, comme s'il n'y avait que moi au monde, j'aurais ?t? beaucoup plus parfait que je ne suis, si Dieu m'avait cr?? tel que je ne faillisse jamais. Mais je ne puis pas pour cela nier, que ce ne soit en quelque fa?on une plus grande perfection dans tout l'Univers, de ce que quelques-unes de ses parties ne sont pas exemptes de d?fauts, que si elles ?taient toutes semblables. Et je n'ai aucun droit de me plaindre, si Dieu, m'ayant mis au monde, n'a pas voulu me mettre au rang des choses les plus nobles et les plus parfaites.[ E][ L] 16. M?me j'ai sujet de me contenter de ce que, s'il ne m'a pas donn? la vertu de ne point faillir, par le premier moyen que j'ai ci-dessus d?clar?, qui d?pend d'une claire et ?vidente connaissance de toutes les choses dont je puis d?lib?rer, il a au moins laiss? en ma puissance l'autre moyen, qui est de retenir fermement la r?solution de ne jamais donner mon jugement sur les choses dont la v?rit? ne m'est pas clairement connue. Car quoique je remarque cette faiblesse en ma nature, que je ne puis attacher continuellement mon esprit ? une m?me pens?e, je puis toutefois, par une m?ditation attentive et souvent r?it?r?e, me l'imprimer si fortement en la m?moire, que je ne manque jamais de m'en ressouvenir, toutes les fois que j'en aurai besoin, et acqu?rir de cette fa?on l'habitude de ne point faillir. [ E][ L] 17. Et, d'autant que c'est en cela que consiste la plus grande et principale perfection de l'homme, j'estime n'avoir pas peu gagn? par cette M?ditation, que d'avoir d?couvert la cause des fausset?s et des erreurs. Et certes il n'y en peut avoir d'autre que celle que j'ai expliqu?e; car toutes les fois que je retiens tellement ma volont? dans les bornes de ma connaissance, qu'elle ne fait aucun jugement que des choses qui lui sont clairement et distinctement repr?sent?es par l'entendement, il ne se peut faire que je me trompe; parce que toute conception claire et distincte est sans doute quelque chose de r?el et de positif, et partant ne peut tirer son origine du n?ant, mais doit n?cessairement avoir Dieu pour son auteur, Dieu, dis-je, qui, ?tant souverainement parfait, ne peut ?tre cause d'aucune erreur; et par cons?quent il faut conclure qu'une telle conception ou un tel jugement est v?ritable. Au reste je n'ai pas seulement appris aujourd'hui ce que je dois ?viter pour ne plus faillir mais aussi ce que je dois faire pour parvenir ? la connaissance de la v?rit?. Car certainement j'y parviendrai, si j'arr?te suffisamment mon attention sur toutes les choses que je concevrai parfaitement, et si je les s?pare des autres que je ne comprends qu'avec confusion et obscurit?. A quoi dor?navant je prendrai soigneusement garde.[ E][ L] M?ditation Cinqui?me De l'essence des choses mat?rielles; et, derechef de Dieu, qu'il existe. 1. IL me reste beaucoup d'autres choses ? examiner, touchant les attributs de Dieu, et touchant ma propre nature, c'est-?-dire celle de mon esprit: mais j'en reprendrai peut-?tre une autre fois la recherche. Maintenant (apr?s avoir remarqu? ce qu'il faut faire ou ?viter pour parvenir ? la connaissance de la v?rit?), ce que j'ai principalement ? faire, est d'essayer de sortir et de me d?barrasser de tous les doutes o? je suis tomb? ces jours pass?s, et voir si l'on ne peut rien connaitre de certain touchant les choses mat?rielles. [ E] [ L] 2. Mais avant que j'examine s'il y a de telles choses qui existent hors de moi, je dois consid?rer leurs id?es, en tant qu'elles sont en ma pens?e, et voir quelles sont celles qui sont distinctes, et quelles sont celles qui sont confuses. [ E] [ L] 3. En premier lieu, j'imagine distinctement cette quantit? que les philosophes appellent vulgairement la quantit? continue, ou bien l'extension en longueur, largeur et profondeur, qui est en cette quantit?, ou plut?t en la chose ? qui on l'attribue. De plus, je puis nombrer en elle plusieurs diverses parties, et attribuer ? chacune de ces parties toutes sortes de grandeurs, de figures, de situations, et de mouvements; et enfin, je puis assigner ? chacun de ces mouvements toutes sortes de dur?es. [ E] [ L] 4. Et je ne connais pas seulement ces choses avec distinction, lorsque je les consid?re en g?n?ral; mais aussi, pour peu que j'y applique mon attention, je con?ois une infinit? de particularit?s touchant les nombres, les figures, les mouvements, et autres choses semblables, dont la v?rit? se fait para?tre avec tant d'?vidence et s'accorde si bien avec ma nature, que lorsque je commence ? les d?couvrir, il ne me semble pas que j'apprenne rien de nouveau, mais plut?t que je me ressouviens de ce que je savais d?j? auparavant, c'est-?-dire que j'aper?ois des choses qui ?taient d?j? dans mon esprit, quoique je n'eusse pas encore tourn? ma pens?e vers elles. [ E] [ L] 5. Et ce que je trouve ici de plus consid?rable, est que je trouve en moi une infinit? d'id?es de certaines choses, qui ne peuvent pas ?tre estim?es un pur n?ant, quoique peut-?tre elles n'aient aucune existence hors de ma pens?e, et qui ne sont pas feintes par moi, bien qu'il soit en ma libert? de les penser ou ne les penser pas; mais elles ont leurs natures vraies et immuables. Comme, par exemple, lorsque j'imagine un triangle, encore qu'il n'y ait peut-?tre en aucun lieu du monde hors de ma pens?e une telle figure, et qu'il n'y en ait jamais eu, il ne laisse pas n?anmoins d'y avoir une certaine nature, ou forme, ou essence d?termin?e de cette figure, laquelle est immuable et ?ternelle, que je n'ai point invent?e, et qui ne d?pend en aucune fa?on de mon esprit; comme il para?t de ce que l'on peut d?montrer diverses propri?t?s de ce triangle, ? savoir, que les trois angles sont ?gaux ? deux droits, que le plus grand angle est soutenu par le plus grand c?t?, et autres semblables, lesquelles maintenant, soit que je le veuille ou non, je reconnais tr?s clairement et tr?s ?videmment ?tre en lui, encore que je n'y aie pens? auparavant en aucune fa?on, lorsque je me suis imagin? la premi?re fois un triangle; et partant on ne peut pas dire que je les aie feintes et invent?es. [ E] [ L] 6. Et je n'ai que faire ici de m'objecter, que peut-?tre cette id?e du triangle est venue en mon esprit par l'entremise de mes sens, parce que j'ai vu quelquefois des corps de figure triangulaire; car le puis former en mon esprit une infinit? d'autres figures, dont on ne peut avoir le moindre soup?on que jamais elles me soient tomb?es sous les sens, et je ne laisse pas toutefois de pouvoir d?montrer diverses propri?t?s touchant leur nature, aussi bien que touchant celle du triangle: lesquelles certes doivent ?tre toutes vraies, puisque je les con?ois clairement. Et partant elles sont quelque chose, et non pas un pur n?ant; car il est tr?s ?vident que tout ce qui est vrai est quelque chose, et j'ai d?j? amplement d?montr? ci-dessus que toutes les choses que je connais clairement et distinctement sont vraies. Et quoique je ne l'eusse pas d?montr?, toutefois la nature de mon esprit est telle, que je ne me saurais emp?cher de les estimer vraies, pendant que je les con?ois clairement et distinctement. Et je me ressouviens que, lors m?me que j'?tais encore fortement attach? aux objets des sens, j'avais tenu au nombre des plus constantes v?rit?s celles que je concevais clairement et distinctement touchant les figures, les nombres, et les autres choses qui appartiennent ? l'arithm?tique et a la g?om?trie. [E] [ L] 7. Or maintenant, si de cela seul que je puis tirer de ma pens?e l'id?e de quelque chose, il s'ensuit que tout ce que je reconnais clairement et distinctement appartenir ? cette chose, lui appartient en effet, ne puis-je pas tirer de ceci un argument et une preuve d?monstrative de l'existence de Dieu? Il est certain que je ne trouve pas moins en moi son id?e, c'est-?-dire l'id?e d'un ?tre souverainement parfait, que celle de quelque figure ou de quelque nombre que ce soit. Et je ne connais pas moins clairement et distinctement qu'une actuelle et ?ternelle existence appartient ? sa nature, que je connais que tout ce que je puis d?montrer de quelque figure ou de quelque nombre, appartient v?ritablement ? la nature de cette figure ou de ce nombre. Et partant, encore que tout ce que j'ai conclu dans les M?ditations pr?c?dentes, ne se trouv?t point v?ritable, l'existence de Dieu doit passer en mon esprit au moins pour aussi certaine, que j'ai estim? jusques ici toutes les v?rit?s des math?matiques, qui ne regardent que les nombres et les figures: bien qu'? la v?rité. [ E] [L] 8. Cela ne paraisse pas d'abord enti?rement manifeste, mais semble avoir quelque apparence de sophisme. Car, ayant accoutum? dans toutes les autres choses de faire distinction entre l'existence et l'essence, je me persuade ais?ment que l'existence peut ?tre s?par?e de l'essence de Dieu, et qu'ainsi on peut concevoir Dieu comme n'?tant pas actuellement. Mais n?anmoins, lorsque j'y pense avec plus d'attention, je trouve manifestement que l'existence ne peut non plus ?tre s?par?e de l'essence de Dieu, que de l'essence d'un triangle rectiligne la grandeur de ses trois angles ?gaux ? deux droits, ou bien de l'id?e d'une montagne l'id?e d'une vall?e; en sorte qu'il n'y a pas moins de r?pugnance de concevoir un Dieu (c'est-?-dire un ?tre souverainement parfait) auquel manque l'existence (c'est-?-dire auquel manque quelque perfection), que de concevoir une montagne qui n'ait point de vall?e. [ E] [ L] 9. Mais encore qu'en effet je ne puisse pas concevoir un Dieu sans existence, non plus qu'une montagne sans vall?e, toutefois, comme de cela seul que je con?ois une montagne avec une vall?e, il ne s'ensuit pas qu'il y ait aucune montagne dans le monde, de m?me aussi, quoique je con?oive Dieu avec l'existence, il semble qu'il ne s'ensuit pas pour cela qu'il y en ait aucun qui existe: car ma pens?e n'impose aucune n?cessit? aux choses; et comme il ne tient qu'? moi d'imaginer un cheval ail?, encore qu'il n'y en ait aucun qui ait des ailes, ainsi je pourrais peut-?tre attribuer l'existence ? Dieu, encore qu'il n'y e?t aucun Dieu qui exist?t. [ E] [ L] 10. Tant s'en faut, c'est ici qu'il y a un sophisme cach? sous l'apparence de cette objection: car de ce que je ne puis concevoir une montagne sans vall?e, il ne s'ensuit pas qu'il y ait au monde aucune montagne, ni aucune vall?e, mais seulement que la montagne et la vall?e, soit qu'il y en ait, soit qu'il n'y en ait point, ne se peuvent en aucune fa?on s?parer l'une d'avec l'autre; au lieu que, de cela seul que je ne puis concevoir Dieu sans existence, il s'ensuit que l'existence est ins?parable de lui, et partant puisse pas qu'il existe v?ritablement: non pas que ma pens?e puisse faire que cela soit de la sorte, et qu'elle impose aux choses aucune n?cessit?; mais, au contraire, parce que la n?cessit? de la chose m?me, ? savoir de l'existence de Dieu, d?termine ma pens?e ? le concevoir de cette fa?on. Car il n'est pas en ma libert? de concevoir un Dieu sans existence (c'est-?-dire un ?tre souverainement parfait sans une souveraine perfection) , comme il m'est libre d'imaginer un cheval sans ailes ou avec des ailes. [ E] [ L] 11. Et on ne doit pas dire ici qu'il est ? la v?rit? n?cessaire que j'avoue que Dieu existe, apr?s que j'ai suppos? qu'il poss?de toutes sortes de perfections, puisque l'existence en est une, mais qu'en effet ma premi?re supposition n'?tait pas n?cessaire; de m?me qu'il n'est point n?cessaire de penser que toutes les figures de quatre c?t?s se peuvent inscrire dans le cercle, mais que, supposant que j'aie cette pens?e, je suis contraint d'avouer que le rhombe se peut inscrire dans le cercle, puisque c'est une figure de quatre c?t?s; et ainsi je serai contraint d'avouer une chose fausse. On ne doit point, dis-je, all?guer cela: car encore qu'il ne soit pas n?cessaire que je tombe jamais dans aucune pens?e de Dieu, n?anmoins, toutes les fois qu'il m'arrive de penser ? un ?tre premier et souverain, et de tirer, pour ainsi dire, son id?e du tr?sor de mon esprit, il est n?cessaire que je lui attribue toutes sortes de perfections, quoique je ne vienne pas ? les nombrer toutes, et ? appliquer mon attention sur chacune d'elles en particulier. Et cette n?cessit? est suffisante pour me faire conclure (apr?s que j'ai reconnu que l'existence est une perfection), que cet ?tre premier et souverain existe v?ritablement: de m?me qu'il n'est pas n?cessaire que j'imagine jamais aucun triangle; mais toutes les fois que je veux consid?rer une figure rectiligne compos?e seulement de trois angles, il est absolument n?cessaire que je lui attribue toutes les choses qui servent ? conclure que ses trois angles ne sont pas plus grands que deux droits, encore que peut-?tre je ne consid?re pas alors cela en particulier. Mais quand j'examine quelles figures sont capables d'?tre inscrites dans le cercle, il n'est en aucune fa?on n?cessaire que je pense que toutes les figures de quatre c?t?s sont de ce nombre; au contraire, je ne puis pas m?me feindre que cela soit, tant que je ne voudrai rien recevoir en ma pens?e, que ce que je pourrai concevoir clairement et distinctement. Et par cons?quent il y a une grande diff?rence entre les fausses suppositions, comme est celle-ci, et les v?ritables id?es qui sont n?es avec moi, dont la premi?re et principale est celle de Dieu. Car en effet je reconnais en plusieurs fa?ons que cette id?e n'est point quelque chose de feint ou d'invent?, d?pendant seulement de ma pens?e, mais que c'est l'image d'une vraie et immuable nature. Premi?rement, ? cause que je ne saurais concevoir autre chose que Dieu seul, ? l'essence de laquelle l'existence appartienne avec n?cessit?. Puis aussi, parce qu'il ne m'est pas possible de concevoir deux ou plusieurs Dieux de m?me fa?on. Et, pos? qu'il y en ait un maintenant qui existe, je vois clairement qu'il est n?cessaire qu'il ait ?t? auparavant de toute ?ternit?, et qu'il soit ?ternellement ? l'avenir. Et enfin, parce que je connais une infinit? d'autres choses en Dieu, desquelles je ne puis rien diminuer ni changer. [E] [ L] 12. Au reste, de quelque preuve et argument que je me serve, il en faut toujours revenir l?, qu'il n'y a que les choses que je con?ois clairement et distinctement, qui aient la force de me persuader enti?rement. Et quoique entre les choses que je con?ois de cette sorte, il y en ait ? la v?rit? quelques-unes manifestement connues d'un chacun, et qu'il y en ait d'autres aussi qui ne se d?couvrent qu'? ceux qui les consid?rent de plus pr?s et qui les examinent plus exactement; toutefois, apr?s qu'elles sont une fois d?couvertes, elles ne sont pas estim?es moins certaines les unes que les autres. Comme, par exemple, en tout triangle rectangle, encore qu'il ne paraisse pas d'abord si facilement que le carr? de la base est ?gal aux carr?s des deux autres c?t?s, comme il est ?vident que cette base est oppos?e au plus grand angle, n?anmoins, depuis que cela a ?t? une fois reconnu, on est autant persuad? de la v?rit? de l'un que de l'autre. Et pour ce qui est de Dieu, certes, si mon esprit n'?tait pr?venu d'aucuns pr?jug?s, et que ma pens?e ne se trouv?t point divertie par la pr?sence continuelle des images des choses sensibles , il n'y aurait aucune chose que je connusse plut?t ni plus facilement que lui. Car y a-t-il rien de soi plus clair et plus manifeste, que de penser qu'il y a un Dieu, c'est-?-dire un ?tre souverain et parfait, en l'id?e duquel seul l'existence n?cessaire ou ?ternelle est comprise, et par cons?quent qui existe ? [ E] [ L] 13. Et quoique pour bien concevoir cette v?rit?, j'aie eu besoin d'une grande application d'esprit, toutefois ? pr?sent je ne m'en tiens pas seulement aussi assur? que de tout ce qui me semble le plus certain: mais, outre cela, je remarque que la certitude de toutes les autres choses en d?pend si absolument, que sans cette connaissance il est impossible de pouvoir jamais rien savoir parfaitement. [ E] [ L] 14. Car encore que je sois d'une telle nature, que, d?s aussit?t que je comprends quelque chose fort clairement et fort distinctement, je suis naturellement port? ? la croire vraie; n?anmoins, parce que je suis aussi d'une telle nature, que je ne puis pas avoir l'esprit toujours attach? ? une m?me chose, et que souvent je me ressouviens d'avoir jug? une chose ?tre vraie; lorsque je cesse de consid?rer les raisons qui m'ont oblige ? la juger telle, il peut arriver pendant ce temps-l? que d'autres raisons se pr?sentent ? moi, lesquelles me feraient ais?ment changer d'opinion, si j'ignorais qu'il y e?t un Dieu. Et ainsi je n'aurais jamais une vraie et certaine science d'aucune chose que ce soit, mais seulement de vagues et inconstantes opinions. Comme, par exemple, lorsque je consid?re la nature du triangle, je connais ?videmment, moi qui suis un peu vers? dans la g?om?trie, que ses trois angles sont ?gaux ? deux droits, et il ne m'est pas possible de ne le point croire, pendant que j 'applique ma pens?e ? sa d?monstration; mais aussit?t que je l'en d?tourne, encore que je me ressouvienne de l'avoir clairement comprise, toutefois il se peut faire ais?ment que je doute de sa v?rit?, si j'ignore qu'il y ait un Dieu. Car je puis me persuader d'avoir ?t? fait tel par la nature, que je me puisse ais?ment tromper, m?me dans les choses que je crois comprendre avec le plus d'?vidence et de certitude; vu principalement que je me ressouviens d'avoir souvent estim? beaucoup de choses pour vraies et certaines, lesquelles par apr?s d'autres raisons m'ont port? ? juger absolument fausses. [ E] [ L] 15. Mais apr?s que j'ai reconnu qu'il y a un Dieu, parce qu'en m?me temps j'ai reconnu aussi que toutes choses d?pendent de lui, et qu'il n'est point trompeur, et qu'en suite de cela j'ai jug? que tout ce que je con?ois clairement et distinctement ne peut manquer d'?tre vrai: encore que je ne pense plus aux raisons pour lesquelles j'ai jug? cela ?tre v?ritable, pourvu que je me ressouvienne de l'avoir clairement et distinctement compris, on ne me peut apporter aucune raison contraire, qui me le fasse jamais r?voquer en doute; et ainsi j'en ai une vraie et certaine science. Et cette m?me science s'?tend aussi ? toutes les autres choses que je me ressouviens d'avoir autrefois d?montr?es, comme aux v?rit?s de la g?om?trie, et autres semblables: car qu'est-ce que l'on me peut objecter, pour m'obliger ? les r?voquer en doute? Me dira-t-on que ma nature est telle que je suis fort sujet ? me m?prendre? Mais je sais d?j? que je ne puis me tromper dans les jugements dont je connais clairement les raisons. Me dirat-on que j'ai tenu autrefois beaucoup de choses pour vraies et certaines, lesquelles j'ai reconnues par apr?s ?tre fausses? Mais je n'avais connu clairement ni distinctement aucune de ces choses-l?, et, ne sachant point encore cette r?gle par laquelle je m'assure de la v?rit?, j'avais ?t? port? ? les croire par des raisons que j'ai reconnues depuis ?tre moins fortes que je ne me les ?tais pour lors imagin?es. Que me pourra-t- on donc objectier davantage ? Que peut-?tre je dors (comme je me l'?tais moi-m?me object? ci-devant), ou bien que toutes les pens?es que j'ai maintenant ne sont pas plus vraies que les r?veries que nous imaginons ?tant endormis? Mais quand bien m?me je dormirais, tout ce qui se pr?sente ? mon esprit avec ?vidence, est absolument v?ritable. [E] [ L] 16. Et ainsi je reconnais tr?s clairement que la certitude et la v?rit? de toute science d?pend de la seule connaissance du vrai Dieu: en sorte qu'avant que je le connusse, je ne pouvais savoir parfaitement aucune autre chose. Et ? pr?sent que je le connais, j'ai le moyen d'acqu?rir une science parfaite touchant une infinit? de choses, non seulement de celles qui sont en lui, mais aussi de celles qui appartiennent ? la nature corporelle, en tant qu'elle peut servir d'objet aux d?monstrations des g?om?tres, lesquels n'ont point d'?gard ? son existence. [ E] [ L] M?ditation Sixi?me De l'existence des choses mat?rielles, et de la r?elle distinction entre l'?me et le corps de l'homme. 1. IL ne me reste plus maintenant qu'? examiner s'il y a des choses mat?rielles: et certes au moins sais-je d?j? qu'il y en peut avoir, en tant qu'on les consid?re comme l'objet des d?monstrations de g?om?trie, vu que de cette fa?on je les con?ois fort clairement et fort distinctement. Car il n'y a point de doute que Dieu n'ait la puissance de produire toutes les choses que je suis capable de concevoir avec distinction; et je n'ai jamais jug? qu'il lui f?t impossible de faire qu?lque chose, qu'alors que je trouvais de la contradiction ? la pouvoir bien concevoir. De plus, la facult? d'imaginer qui est en moi, et de laquelle je vois par exp?rience que je me sers lorsque je m'applique ? ta consid?ration des choses mat?rielles, est capable de me persuader leur existence: car quand je consid?re attentivement ce que c'est que l'imagination, je trouve qu'elle n'est autre chose qu'une certaine application de la facult? qui conna?t, au corps qui lui est intimement pr?sent, et partant qui existe. [L][E] 2. Et pour rendre cela tr?s manifeste, je remarque premi?rement la diff?rence qui est entre l'imagination et la pure intellection ou conception. Par exemple, lorsque j'imagine un triangle, je ne le con?ois pas seulement comme une figure compos?e et comprise de trois lignes, mais outre cela je consid?re ces trois lignes comme pr?sentes par la force et l'application int?rieure de mon esprit; et c'est proprement ce que j 'appelle imaginer. Que si je veux penser ? un chiliogone, je con?ois bien ? la v?rit? que c'est une figure compos?e de mille c?t?s, aussi facilement que je con?ois qu'un triangle est une figure compos?e de trois c?t?s seulement; mais je ne puis pas imaginer les mille c?t?s d'un chiliogone, comme je fais les trois d'un triangle, ni, pour ainsi dire, les regarder comme pr?sents avec les yeux de mon esprit. Et quoique, suivant la coutume que j'ai de me servir toujours de mon imagination, lorsque je pense aux choses corporelles, il arrive qu'en concevant un chiliogone je me repr?sente confus?ment quelque figure, toutefois il est tr?s ?vident que cette figure n'est point un chiliogone, puisqu'elle ne diff?re nullement de celle que je me repr?senterais, si je pensais ? un myriogone, ou ? quelque autre figure de beaucoup de c?t?s; et qu'elle ne sert en aucune fa?on ? d?couvrir les propri?t?s qui font la diff?rence du chiliogone d'avec les autres polygones. Que s'il est question de consid?rer un pentagone, il est bien vrai que je puis concevoir sa figure, aussi bien que celle d'un chiliogone, sans le secours de l'imagination; mais je la puis aussi imaginer en appliquant l'attention de mon esprit ? chacun de ses cinq c?t?s, et tout ensemble ? l'aire, ou ? l'espace qu'ils renferment. Ainsi je connais clairement que j'ai besoin d'une particuli?re contention d'esprit pour imaginer, de laquelle je ne me sers point pour concevoir; et cette particuli?re contention d'esprit montre ?videmment la diff?rence qui est entre l'imagination et l'intellection ou conception pure. [L][E] 3. Je remarque outre cela que cette vertu d'imaginer qui est en moi, en tant qu'elle diff?re de la puissance de concevoir, n'est en aucune sorte n?cessaire ? ma nature ou ? mon essence, c'est-?-dire ? l'essence de mon esprit; car, encore que je ne l'eusse point, il est sans doute que je demeurerais toujours le m?me que je suis maintenant: d'o? il semble que l'on puisse conclure qu'elle d?pend de quelque chose qui diff?re de mon esprit. Et je con?ois facilement que, si quelque corps existe, auquel mon esprit soit conjoint et uni de telle sorte, qu'il se puisse appliquer ? le consid?rer quand il lui pla?t, il se peut faire que par ce moyen il imagine les choses corporelles: en sorte que cette fa?on de penser diff?re seulement de la pure intellection, en ce que l'esprit en concevant se tourne en quelque fa?on vers soi-m?me, et consid?re quelqu'une des id?es qu'il a en soi; mais en imaginant il se tourne vers le corps, et y consid?re quelque chose de conforme ? l'id?e qu'il a form?e de soi-m?me ou qu'il a re?ue par les sens. Je con?ois, dis-je, ais?ment que l 'imagination se peut faire de cette sorte, s'il est vrai qu'il y ait des corps; et parce que je ne puis rencontrer aucune autre voie pour expliquer comment elle se fait, je conjecture de l? probablement qu'il y en a: mais ce n'est que probablement, et quoique j'examine soigneusement toutes choses, je ne trouve pas n?anmoins que de cette id?e distincte de la nature corporelle, que j'ai en mon imagination, le puisse tirer aucun argument qui conclue avec n?cessit? l'existence de quelque corps. [L][E] 4. Or j'ai accoutum? d'imaginer beaucoup d'autres choses, outre cette nature corporelle qui est l'objet de la g?om?trie, ? savoir les couleurs, les sons, les saveurs, la douleur, et autres choses semblables, quoique moins distinctement. Et d'autant que j'aper?ois beaucoup mieux ces choses-l? par les sens, par l'entremise desquels, et de la m?moire, elles semblent ?tre parvenues jusqu'? mon imagination, je crois que, pour les examiner plus commod?ment, il est ? propos que j'examine en m?me temps ce que c'est que sentir, et que je voie si des id?es que je re?ois en mon esprit par cette fa?on de penser, que j'appelle sentir, je puis tirer quelque preuve certaine de l'existence des choses corporelles. [L][E] 5. Et premi?rement je rappellerai dans ma m?moire quelles sont les choses que j'ai ci-devant tenues pour vraies, comme les ayant re?ues par les sens, et sur quels fondements ma cr?ance ?tait appuy?e. Et apr?s, j'examinerai les raisons qui m'ont oblig? depuis ? les r?voquer en doute. Et enfin je consid?rerai ce que j'en dois maintenant croire. [L][E] 6. Premi?rement donc j'ai senti que j'avais une t?te, des mains, des pieds, et tous les autres membres dont est compos? ce corps que je consid?rais comme une partie de moi-m?me, ou peut-?tre aussi comme le tout. De plus j'ai senti que ce corps ?tait plac? entre beaucoup d'autres, desquels il ?tait capable de recevoir diverses commodit?s et incommodit?s, et je remarquais ces commodit?s par un certain sentiment de plaisir ou de volupt?, et ces incommodit?s par un sentiment de douleur. Et outre ce plaisir et cette douleur, je ressentais aussi en moi la faim, la soif, et d'autres semblables app?tits, comme aussi de certaines inclinations corporelles vers la joie, la tristesse, la col?re, et autres semblables passions. Et au dehors, outre l'extension, les figures, les mouvements des corps, je remarquais en eux de la duret?, de la chaleur, et toutes les autres qualit?s qui tombent sous l'attouchement. De plus j'y remarquais de la lumi?re, des couleurs, des odeurs, des saveurs et des sons, dont la vari?t? me donnait moyen de distinguer le ciel, la terre, la mer, et g?n?ralement tous les autres corps les uns d'avec les autres. Et certes, consid?rant les id?es de toutes ces qualit?s qui se pr?sentaient ? ma pens?e, et lesquelles seules je sentais proprement et imm?diatement, ce n'?tait pas sans raison que je croyais sentir des choses enti?rement diff?rentes de ma pens?e, ? savoir des corps d'o? proc?daient ces id?es. Car j'exp?rimentais qu'elles se pr?sentaient ? elle, sans que mon consentement y f?t requis, en sorte que je ne pouvais sentir aucun objet, quelque volont? que j'en eusse, s'il ne se trouvait pr?sent ? l'organe d'un de mes sens; et il n'?tait nullement en mon pouvoir de ne le pas sentir, lorsqu'il s'y trouvait pr?sent. Et parce que les id?es que je recevais par les sens ?taient beaucoup plus vives, plus expresses, et m?me ? leur fa?on plus distinctes, qu'aucune de celles que je pouvais feindre de moi-m?me en m?ditant, ou bien que je trouvais imprim?es en ma m?moire, il semblait qu'elles ne pouvaient proc?der de mon esprit; de fa?on qu'il ?tait n?cessaire qu'elles fussent caus?es en moi par quelques autres choses. Desquelles choses n'ayant aucune connaissance, sinon celle que me donnaient ces m?mes id?es, il ne me pouvait venir autre chose en l'esprit, sinon que ces choses-l? ?taient semblables aux id?es qu'elles causaient. Et parce que je me ressouvenais aussi que je m'?tais plut?t servi des sens que de la raison, et que je reconnaissais que les id?es que je formais de moi-m?me n'?taient pas si expresses, que celles que je recevais par les sens, et m?me qu'elles ?taient le plus souvent compos?es des parties de celles-ci, je me persuadais ais?ment que je n'avais aucune id?e dans mon esprit, qui n'e?t pass? auparavant par mes sens. Ce n'?tait pas aussi sans quelque raison que je croyais que ce corps (lequel par un certain droit particulier j'appelais mien) m'appartenait plus proprement et plus ?troitement que pas un autre. Car en effet je n'en pouvais jamais ?tre s?par? comme des autres corps; je ressentais en lui et pour lui tous mes app?tits et toutes mes affections; et enfin j'?tais touch? des sentiments de plaisir et de douleur en ses parties, et non pas en celles des autres corps qui en sont s?par?s. Mais quand j'examinais pourquoi de ce je ne sais quel sentiment de douleur suit la tristesse en l'esprit, et du sentiment de plaisir na?t la joie, ou bien pourquoi cette je ne sais quelle ?motion de l'estomac, que j'appelle faim, nous fait avoir envie de manger, et la s?cheresse du gosier nous fait avoir envie de boire, et ainsi du reste, je n'en pouvais rendre aucune raison, sinon que la nature me l'enseignait de la sorte; car il n'y a certes aucune affinit? ni aucun rapport (au moins que je puisse comprendre) entre cette ?motion de l'estomac et le d?sir de manger, non plus qu'entre le sentiment de la chose qui cause de la douleur, et la pens?e de tristesse que fait na?tre ce sentiment. Et en m?me fa?on il me semblait que j'avais appris de la nature toutes les autres choses que je jugeais touchant les objets de mes sens; parce que je remarquais que les jugements que j'avais coutume de faire de ces objets, se formaient en moi avant que j'eusse le loisir de peser et consid?rer aucunes raisons qui me pussent obliger ? les faire. [L][E] 7. Mais par apr?s plusieurs exp?riences ont peu ? peu ruin? toute la cr?ance que j'avais ajout?e aux sens. Car j'ai observ? plusieurs fois que des tours, qui de loin m'avaient sembl? rondes, me paraissaient de pr?s ?tre carr?es, et que des colosses, ?lev?s sur les plus hauts sommets de ces tours, me paraissaient de petites statues ? les regarder d'en bas; et ainsi, dans une infinit? d'autres rencontres, j'ai trouv? de l'erreur dans les jugements fond?s sur les sens ext?rieurs. Et non pas seulement sur les sens ext?rieurs, mais m?me sur les int?rieurs: car y a-t-il chose plus intime ou plus int?rieure que la douleur ? et cependant j'ai autrefois appris de quelques personnes qui avaient les bras et les jambes coup?s, qu'il leur semblait encore quelquefois sentir de la douleur dans la partie qui leur avait ?t? coup?e; ce qui me donnait sujet de penser, que je ne pouvais aussi ?tre assur? d'avoir mal ? quelqu'un de mes membres, quoique je sentisse en lui de la douleur. Et ? ces raisons de douter j'en ai encore ajout? depuis peu deux autres fort g?n?rales. La premi?re est que je n'ai jamais rien cru sentir ?tant ?veill?, que je ne puisse aussi quelquefois croire sentir quand je dors; et comme je ne crois pas que les choses qu'il me semble que je sens en dormant, proc?dent de quelques objets hors de moi, je ne voyais pas pourquoi je devais plut?t avoir cette cr?ance touchant celles qu'il me semble que je sens ?tant ?veill?. Et la seconde, que, ne connaissant pas encore, ou plut?t feignant de ne pas conna?tre l'auteur de mon ?tre, je ne voyais rien qui p?t emp?cher que je n'eusse ?t? fait tel par la nature, que je me trompasse m?me dans les choses qui me paraissaient les plus v?ritables. Et pour les raisons qui m'avaient ci-devant persuad? la v?rit? des choses sensibles, je n'avais pas beaucoup de peine ? y r?pondre. Car la nature semblant me porter ? beaucoup de choses dont la raison me d?tournait, je ne croyais pas me devoir confier beaucoup aux enseignements de cette nature. Et quoique les id?es que je re?ois par les sens ne d?pendent pas de ma volont?, je ne pensais pas que l'on d?t pour cela conclure qu'elles proc?daient de choses diff?rentes de moi, puisque peut-?tre il se peut rencontrer en moi quelque facult? (bien qu'elle m'ait ?t? jusques ici inconnue), qui en soit la cause, et qui les produise. [L][E] 8. Mais maintenant que je commence ? me mieux conna?tre moi-m?me et a d?couvrir plus clairement l'auteur de mon origine, je ne pense pas ? la v?rit? que je doive t?m?rairement admettre toutes les choses que les sens semblent nous enseigner, mais je ne pense pas aussi que je les doive toutes g?n?ralement r?voquer en doute. [L][E] 9. Et premi?rement, parce que je sais que toutes les choses que je con?ois clairement et distinctement, peuvent ?tre produites par Dieu telles que je les con?ois, il suffit que je pui,sse concevoir clairement et distinctement une chose sans une autre, pour ?tre certain que l'une est distincte ou diff?rente de l'autre, parce qu'elles peuvent ?tre pos?es s?par?ment, au moins par la toute-puissance de Dieu; et il n'importe pas par quelle puissance cette s?paration se fasse, pour m'obliger a les juger diff?rentes. Et partant? de cela m?me que je connais avec certitude que j'existe, et que cependant je ne remarque point qu'il appartienne n?cessairement aucune autre chose ? ma nature ou ? mon essence, sinon que je suis une chose qui pense, je conclus fort bien que mon essence consiste en cela seul, que je suis une chose qui pense, ou une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser. Et quoique peut-?tre (ou plut?t certainement, comme je le dirai tant?t) j'aie un corps auquel je suis tr?s ?troitement conjoint; n?anmoins, parce que d'un c?t? j'ai une claire et distincte id?e de moi-m?me, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non ?tendue, et que d'un autre j'ai une id?e distincte du corps, en tant qu'il est seulement une chose ?tendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, c'est-?-dire mon ?me, par laquelle je suis ce que je suis, est enti?rement et v?ritablement distincte de mon corps, et qu'elle peut ?tre ou exister sans lui. [L][E] 10. Davantage, je trouve en moi des facult?s de penser toutes particuli?res, et distinctes de moi, ? savoir les facult?s d'imaginer et de sentir, sans lesquelles je puis bien me concevoir clairement et distinctement tout entier, mais non pas elles sans moi, c'est-?-dire sans une substance intelligente ? qui elles soient attach?es. Car dans la notion que nous avons de ces facult?s, ou (pour me servir des termes de l'?cole) dans leur concept formel, elles enferment quelque sorte d'intellection: d'o? je con?ois qu'elles sont distinctes de moi, comme les figures, les mouvements, et les autres modes ou accidents des corps, le sont des corps m?mes qui les soutiennent. Je reconnais aussi en moi quelques autres facult?s comme celles de changer de lieu, de se mettre en plusieurs postures, et autres semblables, qui ne peuvent ?tre con?ues, non plus que les pr?c?dentes, sans quelque substance ? qui elles soient attach?es, ni par cons?quent exister sans elles; mais il est tr?s ?vident que ces facult?s, s'il est vrai qu'?lles existent, doivent ?tre attach?es ? quelque substance corporelle ou ?tendue, et non pas ? une substance intelligente, puisque, dans leur concept clair et distinct, il y a bien quelque sorte d'extension qui se trouve contenue, mais point du tout d'intelligence. De plus, il se rencontre en moi une certaine facult? passive de sentir, c'est-?-dire de recevoir et de conna?tre les id?es des choses sensibles; mais elle me serait inutile, et je ne m'en pourrais aucunement servir, s'il n'y avait en moi, ou en autrui, une autre facult? active, capable de former et produire ces id?es. Or cette facult? active ne peut ?tre en moi en tant que je ne suis qu'une chose qui pense, vu qu'elle ne pr?suppose point ma pens?e, et aussi que ces id?es-l? me sont souvent repr?sent?es sans que j'y contribue en aucune sorte, et m?me souvent contre mon gr?; il faut donc n?cessairement qu'elle soit en quelque substance diff?rente de moi, dans laquelle toute la r?alit?, qui est objectivement dans les id?es qui en sont produites, soit contenue formellement ou ?minemment (comme je l'ai remarqu? ci-devant). Et cette substance est ou un corps, c'est-?-dire une nature corporelle, dans laquelle est contenu formellement et en effet tout ce qui est objectivement et par repr?sentation dans les id?es; ou bien c'est Dieu m?me, ou quelque autre cr?ature plus noble que le corps, dans laquelle cela m?me est contenu ?minemment. Or, Dieu n'?tant point trompeur, il est tr?s manifeste qu'il ne m'envoie point ces id?es imm?diatement par lui-m?me, ni aussi par l'entremise de quelque cr?ature, dans laquelle leur r?alit? ne soit pas contenue formellement, mais seulement ?minemment. Car ne m'ayant donn? aucune facult? pour conna?tre que cela soit, mais au contraire une tr?s grande inclination ? croire qu'elles me sont envoy?es ou qu'elles partent des choses corporelles, je ne vois pas comment on pourrait l'excuser de tromperie, si en effet ces id?es partaient ou ?taient produites par d'autres causes que par des choses corporelles. Et partant il faut confesser qu'il y a des choses corporelles qui existent. Toutefois elles ne sont peut-?tre pas enti?rement telles que nous les apercevons par les sens, car cette perception des sens est fort obscure et confuse en plusieurs choses; mais au moins faut-il avouer que toutes les choses que j'y con?ois clairement et distinctement, c'est-?-dire toutes les choses, g?n?ralement parlant, qui sont comprises dans l'objet de la g?om?trie sp?culative, s'y retrouvent v?ritablement. [L][E] 11. Mais pour ce qui est des autres choses, lesquelles ou sont seulement particuli?res, par exemple, que le soleil soit de telle grandeur et de telle figure, etc., ou bien sont con?ues moins clairement et moins distinctement, comme la lumi?re, le son, la douleur, et autres semblables, il est certain qu'encore qu'elles soient fort douteuses et incertaines, toutefois de cela seul que Dieu n'est point trompeur, et que par cons?quent il n'a point permis qu'il p?t y avoir aucune fausset? dans mes opinions, qu'il ne m'ait aussi donn? quelque facult? capable de la corriger, je crois pouvoir conclure assur?ment que j'ai en moi les moyens de les conna?tre avec certitude. Et premi?rement il n'y a point de doute que tout ce que la nature m'enseigne contient quelque v?rit?. Car par la nature, consid?r?e en g?n?ral, je n'entends maintenant autre chose que Dieu m?me, ou bien l'ordre et la disposition que Dieu a ?tablie dans les choses cr??es. Et par ma nature en particulier, je n'entends autre chose que la complexion ou l'assemblage de toutes les choses que Dieu m'a donn?es. [L][E] 12. Or il n'y a rien que cette nature m'enseigne plus express?ment, ni plus sensiblement, sinon que j'ai un corps qui est mal dispos? quand je sens de la douleur, qui a besoin de manger ou de boire, quand j'ai les sentiments de la faim ou de la soif, etc. Et partant je ne dois aucunement douter qu'il n'y ait en cela quelque v?rit?. [L][E] 13. La nature m'enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement log? dans mon corps, ainsi qu'un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint tr?s ?troitement et tellement confondu et m?l?, que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n'?tait lorsque mon corps est bless?, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu'une chose qui pense, mais j'apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aper?oit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau; et lorsque mon corps a besoin de boire ou de manger, je conna?trais simplement cela m?me, sans en ?tre averti par des sentiments confus de faim et de soif. Car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, etc., ne sont autre chose que de certaines fa?ons confuses de penser, qui proviennent et d?pendent de l'union et comme du m?lange de l'esprit avec le corps. [L][E] 14. Outre cela, la nature m'enseigne que plusieurs autres corps existent autour du mien, entre lesquels je dois poursuivre les uns et fuir les autres. Et certes, de ce que je sens diff?rentes sortes de couleurs, d'odeurs, de saveurs, de sons, de chaleur, de duret?, etc., je conclus fort bien qu'il y a dans les corps, d'o? proc?dent toutes ces diverses perceptions des sens, quelques vari?t?s qui leur r?pondent, quoique peut-?tre ces vari?t?s ne leur soient point en effet semblables. Et aussi, de ce qu'entre ces diverses perceptions des sens, les unes me sont agr?ables, et les autres d?sagr?ables, je puis tirer une cons?quence tout ? fait certaine, que mon corps (ou plut?t moi-m?me tout entier, en tant que je suis compos? du corps et de l'?me) peut recevoir diverses commodit?s ou incommodit?s des autres corps qui l'environnent. [L][E] 15. Mais il y a plusieurs autres choses qu'il semble que la nature m'ait enseign?es, lesquelles toutefois je n'ai pas v?ritablement re?ues d'elle, mais qui se sont introduites en mon esprit par une certaine coutume que j'ai de juger inconsid?r?ment des choses; et ainsi il peut ais?ment arriver qu'elles contiennent quelque fausset?. Comme, par exemple, l'opinion que j'ai que tout espace dans lequel il n'y a rien qui meuve, et fasse impression sur mes sens, soit vide; que dans un corps qui est chaud, il y ait quelque chose de semblable ? l'id?e de la chaleur qui est en moi; que dans un corps blanc ou noir, il y ait la m?me blancheur ou noirceur que je sens; que dans un corps amer ou doux, il y ait le m?me go?t ou la m?me saveur, et ainsi des autres; que les astres, les tours et tous les autres corps ?loign?s soient de la m?me figure et grandeur qu'ils paraissent de loin ? nos yeux, etc. Mais afin qu'il n'y ait rien en ceci que je ne con?oive distinctement, je dois pr?cis?ment d?finir ce que j'entends proprement lorsque je dis que la nature m'enseigne quelque chose. Car je prends ici la nature en une signification plus resserr?e, que lorsque je l'appelle un assemblage ou une complexion de toutes les choses que Dieu m'a donn?es; vu que cet assemblage ou complexion comprend beaucoup de choses qui n'appartiennent qu'? l'esprit seul, desquelles je n'entends point ici parler, en parlant de la nature: comme, par exemple, la notion que j'ai de cette v?rit?, que ce qui a une fois ?t? fait ne peut plus n'avoir point ?t? fait, et une infinit? d'autres semblables, que je connais par la lumi?re naturelle, sans l'aide du corps, et qu'il en comprend aussi plusieurs autres qui n'appartiennent qu'au corps seul, et ne sont point ici non plus contenues sous le nom de nature: comme la qualit? qu'il a d'?tre pesant, et plusieurs autres semblables, desquelles je ne parle pas aussi, mais seulement des choses que Dieu m'a donn?es, comme ?tant compos? de l'esprit et du corps. Or cette nature m'apprend bien ? fuir les choses qui causent en moi le sentiment de la douleur, et ? me porter vers celles qui me communiquent quelque sentiment de plaisir; mais je ne vois point qu'outre cela elle m'apprenne que de ces diverses perceptions des sens nous devions jamais rien conclure touchant les choses qui sont hors de nous, sans que l'esprit les ait soigneusement et m?rement examin?es. Car c'est, ce me semble, ? l'esprit seul, et non point au compos? de l'esprit et du corps, qu'il appartient de conna?tre la v?rit? de ces choses-l?. Ainsi, quoiqu'une ?toile ne fasse pas plus d'impression en mon oeil que le feu d'un petit flambeau, il n'y a toutefois en moi aucune facult? r?elle ou naturelle, qui me porte ? croire qu'elle n'est pas plus grande que ce feu, mais je l'ai jug? ainsi d?s mes premi?res ann?es sans aucun raisonnable fondement. Et quoiqu'en approchant du feu je sente de la chaleur, et m?me que m'en approchant un peu trop pr?s je ressente de la douleur, il n'y a toutefois aucune raison qui me puisse persuader qu'il y a dans le feu quelque chose de semblable ? cette chaleur, non plus qu'? cette douleur; mais seulement j'ai raison de croire qu'il y a quelque chose en lui, quelle qu'elle puisse ?tre, qui excite en moi ces sentiments de chaleur ou de douleur. De m?me aussi, quoiqu'il y ait des espaces dans lesquels je ne trouve rien qui excite et meuve mes sens, je ne dois pas conclure pour cela que ces espaces ne contiennent en eux aucun corps; mais je vois que, tant en ceci qu'en plusieurs autres choses semblables, j'ai accoutum? de pervertir et confondre l'ordre de la nature, parce que ces sentiments ou perceptions des sens n'ayant ?t? mises en moi que pour signifier ? mon esprit quelles choses sont convenables ou nuisibles au compos? dont il est partie, et jusque-l? ?tant assez claires et assez distinctes, je m'en sers n?anmoins comme si elles ?taient des r?gles tr?s certaines, par lesquelles je pusse conna?tre imm?diatement l'essence et la nature des corps qui sont hors de moi, de laquelle toutefois elles ne me peuvent rien enseigner que de fort obscur et confus. [L][E] 16. Mais j'ai d?j? ci-devant assez examin? comment, nonobstant la souveraine bont? de Dieu, il arrive qu'il y ait de la fausset? dans les jugements que je fais en cette sorte. Il se pr?sente seulement encore ici une difficulte touchant les choses que la nature m'enseigne devoir ?tre suivies ou ?vit?es, et aussi touchant les sentiments int?rieurs qu'elle a mis en moi; car il me semble y avoir quelquefois remarqu? de l'erreur, et ainsi que je suis directement tromp? par ma nature. Comme, par exemple, le go?t agr?able de quelque viande, en laquelle on aura m?l? du poison, peut m'inviter ? prendre ce poison, et ainsi me tromper. Il est vrai toutefois qu'en ceci la nature peut ?tre excus?e, car elle me porte seulement ? d?sirer la viande dans laquelle je rencontre une saveur agr?able, et non point ? d?sirer le poison, lequel lui est inconnu; de fa?on que je ne puis conclure de ceci autre chose, sinon que ma nature ne conna?t pas enti?rement et universellement toutes choses: de quoi certes il n'y a pas lieu de s'?tonner, puisque l'homme, ?tant d'une nature finie, ne peut aussi avoir qu'une connaissance d'une perfection limit?e. [L][E] 17. Mais nous nous trompons aussi assez souvent, m?me dans les choses auxquelles nous sommes directement port?s par la nature, comme il arrive aux malades, lorsqu'ils d?sirent de boire ou de manger des choses qui leur peuvent nuire. On dira peut-?tre ici que ce qui est cause qu'ils se trompent, est que leur nature est corrompue; mais cela n'?te pas la difficult?, parce qu'un homme malade n'est pas moins v?ritablement la cr?ature de Dieu, qu'un homme qui est en pleine sant?; et partant il r?pugne autant ? la bont? de Dieu, qu'il ait une nature trompeuse et fautive, que l'autre. Et comme une horloge, compos?e de roues et de contrepoids, n'observe pas moins exactement toutes les lois de la nature, lorsqu'elle est mal faite, et qu'elle ne montre pas bien les heures, que lorsqu'elle satisfait enti?rement au d?sir de l'ouvrier; de m?me aussi, si je consid?re le corps de l'homme comme ?tant une machine tellement b?tie et compos?e d'os, de nerfs, de muscles, de veines, de sang et de peau, qu'encore bien qu'il n'y e?t en lui aucun esprit, il ne laisserait pas de se mouvoir en toutes les m?mes fa?ons qu'il fait ? pr?sent, lorsqu'il ne se meut point par la direction de sa volont?, ni par cons?quent par l'aide de l'esprit, mais seulement par la disposition de ses organes, je reconnais facilement qu'il serait aussi naturel ? ce corps, ?tant, par exemple, hydropique, de souffrir la s?cheresse du gosier, qui a coutume de signifier ? l'esprit le sentiment de la soif, et d'?tre dispos? par cette s?cheresse ? mouvoir ses nerfs et ses autres parties, en la fa?on qui est requise pour boire, et ainsi d'augmenter son mal et se nuire ? soi-m?me, qu'il lui est naturel, lorsqu'il n'a aucune indisposition, d'?tre port? ? boire pour son utilit? par une semblable s?cheresse du gosier. Et quoique, regardant ? l'usage auquel l'horloge a ?t? destin?e par son ouvrier, je puisse dire qu'elle se d?tourne de sa nature, lorsqu'elle ne marque pas bien les heures; et qu'en m?me fa?on, consid?rant la machine du corps humain comme ayant ?t? form?e de Dieu pour avoir en soi tous les mouvements qui ont coutume d'y ?tre, j'aie sujet de penser qu'elle ne suit pas l'ordre de sa nature, quand son gosier est sec, et que le boire nuit ? sa conservation; je reconnais toutefois que cette derni?re fa?on d'expliquer la nature est beaucoup diff?rente de l'autre. Car celle-ci n'est autre chose qu'une simple d?nomination, laquelle d?pend enti?rement de ma pens?e, qui compare un homme malade et une horloge mal faite, avec l'id?e que j'ai d'un homme sain et d'une horloge bien faite, et laquelle ne signifie rien qui se retrouve en la chose dont elle se dit; au lieu que, par l'autre fa?on d'expliquer la nature, j'entends quelque chose qui se rencontre v?ritablement dans les choses, et partant qui n'est point sans quelque v?rit?. [L][E] 18. Mais certes, quoique, au regard du corps hydropique, ce ne soit qu'une d?nomination ext?rieure, lorsqu'on dit que sa nature est corrompue, en ce que, sans avoir besoin de boire, il ne laisse pas d'avoir le gosier sec et aride; toutefois, au regard de tout le compos?, c'est-?-dire de l'esprit ou de l'?me unie ? ce corps, ce n'est pas une pure d?nomination, mais bien une v?ritable erreur de nature, en ce qu'il a soif, lorsqu'il lui est tr?s nuisible de boire; et partant, il reste encore ? examiner comment la bont? de Dieu n'emp?che pas que la nature de l'homme, prise de cette sorte, soit fautive et trompeuse. [L][E] 19. Pour commencer donc cet examen, je remarque ici, premi?rement, qu'il y a une grande diff?rence entre l'esprit et le corps, en ce que le corps, de sa nature, est toujours divisible, et que l'esprit est enti?rement indivisible. Car en effet, lorsque je consid?re mon esprit, c'est-?-dire moi-m?me en tant que je suis seulement une chose qui pense, je n'y puis distinguer aucunes parties, mais je me con?ois comme une chose seule et enti?re. Et quoique tout l'esprit semble ?tre uni ? tout le corps, toutefois un pied, ou un bras, ou quelque autre partie ?tant s?par?e de mon corps, il est certain que pour cela il n'y aura rien de retranch? de mon esprit. Et les facult?s de vouloir, de sentir, de concevoir, etc., ne peuvent pas proprement ?tre dites ses parties: car le m?me esprit s'emploie tout entier ? vouloir, et aussi tout entier ? sentir, ? concevoir, etc. Mais c'est tout le contraire dans les choses corporelles ou ?tendues: car il n'y en a pas une que je ne mette ais?ment en pi?ces par ma pens?e, que mon esprit ne divise fort facilement en plusieurs parties et par cons?quent que je ne connaisse ?tre divisible. Ce qui suffirait pour m'enseigner que l'esprit ou l'?me de l'homme est enti?rement diff?rente du corps, si je ne l'avais d?j? d'ailleurs assez appris. [L][E] 20. Je remarque aussi que l'esprit ne re?oit pas imm?diatement l'impression de toutes les parties du corps, mais seulement du cerveau, ou peut-?tre m?me d'une de ses plus petites parties, ? savoir de celle o? s'exerce cette facult? qu'ils appellent le sens commun, laquelle, toutes les fois qu'elle est dispos?e de m?me fa?on, fait sentir la m?me chose ? l'esprit, quoique cependant les autres parties du corps puissent ?tre diversement dispos?es, comme le t?moignent une infinit? d'exp?riences, lesquelles il n'est pas ici besoin de rapporter. [L][E] 21. Je remarque, outre cela, que la nature du corps est telle, qu'aucune de ses parties ne peut ?tre mue par une autre partie un peu ?loign?e, qu'elle ne le puisse ?tre aussi de la m?me sorte par chacune des parties qui sont entre deux, quoique cette partie plus ?loign?e n'agisse point. Comme, par exemple, dans la corde A B C D qui est toute tendue, si l'on vient ? tirer et remuer la derni?re partie D, la premi?re A ne sera pas remu?e d'une autre fa?on, qu'on la pourrait aussi faire mouvoir, si on tirait une des parties moyennes, B ou C, et que la derni?re D demeur?t cependant immobile. Et en m?me fa?on, quand je ressens de la douleur au pied, la physique m'apprend que ce sentiment se communique par le moyen des nerfs dispers?s dans le pied, qui se trouvant ?tendus comme des cordes depuis l? jusqu'au cerveau, lorsqu'ils sont tir?s dans le pied, tirent aussi en m?me temps l'endroit du cerveau d'o? ils viennent et auquel ils aboutissent, et y excitent un certain mouvement, que la nature a institu? pour faire sentir de la douleur ? l'esprit, comme si cette douleur ?tait dans le pied. Mais parce que ces nerfs doivent passer par la jambe, par la cuisse, par les reins, par le dos et par le col, pour s'?tendre depuis le pied jusqu'au cerveau, il peut arriver qu'encore bien que leurs extr?mit?s qui sont dans le pied ne soient point remu?es, mais seulement quelques-unes de leurs parties qui passent par les reins ou par le col, cela n?anmoins excite les m?mes mouvements dans le cerveau, qui pourraient y ?tre excit?s par une blessure re?ue dans le pied, en suite de quoi il sera n?cessaire que l'esprit ressente dans le pied la m?me douleur que s'il y avait re?u une blessure. Et il faut juger le semblable de toutes les autres perceptions de nos sens. [L][E] 22. Enfin je remarque que, puisque de tous les mouvements qui se font dans la partie du cerveau dont l'esprit re?oit imm?diatement l'impression, chacun ne cause qu'un certain sentiment, on ne peut rien en cela souhaiter ni imaginer de mieux, sinon que ce mouvement fasse ressentir ? l'esprit, entre tous les sentiments qu'il est capable de causer, celui qui est le plus propre et le plus ordinairement utile ? la conservation du corps humain, lorsqu'il est en pleine sant?. Or l'exp?rience nous fait conna?tre, que tous les sentiments que la nature nous a donn?s sont tels que je viens de dire; et partant, il ne se trouve rien en eux, qui ne fasse para?tre la puissance et la bont? de Dieu qui les a produits. Ainsi, par exemple, lorsque les nerfs qui sont dans le pied sont remu?s fortement, et plus qu'? l'ordinaire, leur mouvement, passant par la moelle de l'?pine du dos jusqu'au cerveau, fait une impression ? l'esprit qui lui fait sentir quelque chose, ? savoir de la douleur, comme ?tant dans le pied par laquelle l'esprit est averti et excit? ? faire son possibie pour en chasser la cause, comme tr?s dangereuse et nuisible au pied. Il est vrai que Dieu pouvait ?tablir la nature de l'homme de telle sorte, que ce m?me mouvement dans le cerveau f?t sentir toute autre chose ? l'esprit: par exemple, qu'il se f?t sentir soi-m?me, ou en tant qu'il est dans le cerveau, ou en tant qu'il est dans le pied, ou bien en tant qu'il est en quelque autre endroit entre le pied et le cerveau, ou enfin quelque autre chose telle qu'elle peut ?tre; mais rien de tout cela n'e?t si bien contribu? ? la conservation du corps, que ce qu'il lui fait sentir. De m?me, lorsque nous avons besoin de boire, il na?t de l? une certaine s?cheresse dans le gosier, qui remue ses nerfs, et par leur moyen les parties int?rieures du cerveau; et ce mouvement fait ressentir ? l'esprit le sentiment de la soif, parce qu'en cette occasion-l? il n'y a rien qui nous soit plus utile que de savoir que nous avons besoin de boire, pour la conservation de notre sant?; et ainsi des autres. [L][E] 23. D'o? il est enti?rement manifeste que, nonobstant la souveraine bont? de Dieu, la nature de l'homme, en tant qu'il est compos? de l'esprit et du corps, ne peut qu'elle ne soit quelquefois fautive et trompeuse. Car s'il y a quelque cause qui excite, non dans le pied, mais en quelqu'une des parties du nerf qui est tendu depuis le pied jusqu'au cerveau, ou m?me dans le cerveau, le m?me mouvement qui se fait ordinairement quand le pied est mal dispos?, on sentira de la douleur comme si elle ?tait dans le pied, et le sens sera naturellement tromp?; parce qu'un m?me mouvement dans le cerveau ne pouvant causer en l'esprit qu'un m?me sentiment, et ce sentiment ?tant beaucoup plus souvent excit? par une cause qui blesse le pied, que par une autre qui soit ailleurs, il est bien plus raisonnable qu'il porte ? l'esprit la douleur du pied que celle d'aucune autre partie. Et quoique la s?cheresse du gosier ne vienne pas toujours, comme ? l'ordinaire, de ce que le boire est n?cessaire pour la sant? du corps, mais quelquefois d'une cause toute contraire, comme exp?rimentent les hydropiques, toutefois il est beaucoup mieux qu'elle trompe en ce rencontre-l?, que si, au contraire, elle trompait toujours lorsque le corps est bien dispos?; et ainsi des autres. [L][E] 24. Et certes cette consid?ration me sert beaucoup, non seulement pour reconna?tre toutes les erreurs auxquelles ma nature estr sujette, mais aussi pour les ?viter, ou pour les corriger plus facilement: car sachant que tous mes sens me signifient plus ordinairement le vrai que le faux, touchant les choses qui regardent les commodit?s ou incommodit?s du corps, et pouvant presque toujours me servir de plusieurs d'entre eux pour examiner une m?me chose, et outre cela, pouvant user de ma m?moire pour lier et joindre les connaissances pr?sentes aux pass?es, et de mon entendement qui a d?j? d?couvert toutes les causes de mes erreurs, je ne dois plus craindre d?sormais qu'il se rencontre de la fausset? dans les choses qui me sont le plus ordinairement repr?sent?es par mes sens. Et je dois rejeter tous les doutes de ces jours pass?s, comme hyperboliques et ridicules, particuli?rement cette incertitude si g?n?rale touchant le sommeil, que je ne pouvais distinguer de la veille: car ? pr?sent j'y rencontre une tr?s notable diff?rence, en ce que notre m?moire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns aux autres et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu'elle a de coutume de joindre les choses qui nous arrivent ?tant ?veill?s. Et, en effet, si quelqu'un, lorsque je veille, m'apparaissait tout soudain et disparaissait de m?me, comme font les images que je vois en dormant, en sorte que je ne pusse remarquer ni d'o? il viendrait, ni o? il irait, ce ne serait pas sans raison que je l'estimerais un spectre ou un fant?me form? dans mon cerveau, et semblable ? ceux qui s'y forment quand je dors, plut?t qu'un vrai homme. Mais lorsque j'aper?ois des choses dont je connais distinctement et le lieu d'o? elles viennent, et celui o? elles sont, et le temps auquel elles m'apparaissent et que, sans aucune interruption, je puis lier le sentiment que j'en ai, avec la suite du reste de ma vie, je suis enti?rement assur? que je les aper?ois en veillant, et non point dans le sommeil. Et je ne dois en aucune fa?on douter de la v?rit? de ces choses-l?, si apr?s avoir appel? tous mes sens, ma m?moire et mon entendement pour les examiner, il ne m'est rien rapport? par aucun d'eux, qui ait de la r?pugnance avec ce qui m'est rapport? par les autres. Car de ce que Dieu n'est point trompeur, il suit n?cessairement que je ne suis point en cela tromp?. Mais parce que la n?cessit? des affaires nous oblige souvent ? nous d?terminer, avant que nous ayons eu le loisir de les examiner si soigneusement, il faut avouer que la vie de l'homme est sujette ? faillir fort souvent dans les choses particuli?res, et enfin il faut reconna?tre l'infirmit? et la faiblesse de notre nature. [L][E]